Acquisition de la théorie de l’esprit et attribution de fausses croyances
Les enfants se montrent capables de comprendre les émotions dès les premières années de vie. En effet, la compréhension des émotions chez l’enfant à partir des expressions faciales et intonations vocales commencent dès 12 mois et, à 2 ans, ils commencent à identifier les émotions simples, notamment la joie et la tristesse, deux des émotions de base. Ces capacités s’affinent tout au long de l’enfance grâce aux interactions avec leurs pairs et leur entourage familial. La théorie de l’esprit apparaît donc très tôt dans l’enfance. Wellman et Liu (2004) ont élaboré une échelle développementale qui présente les différentes étapes d’acquisition de la théorie de l’esprit chez l’enfant :
Désirs : des individus différents ont des désirs différents, Croyances : des individus différents ont différentes croyances à propos d’une même chose, Accès à la connaissance : ne pas voir implique ne pas savoir, Fausses croyances : prédire les pensées d’un personnage d’après sa croyance erronée, Émotions cachées : les gens peuvent exprimer une émotion différente de celles qu’ils montrent.
C’est cette capacité, chez l’enfant, à comprendre que les états mentaux des autres peuvent être différentes des siens, qui lui permettra de traiter par la suite des situations plus complexes, notamment la compréhension des tâches de fausses croyances. Cette capacité à attribuer à l’autre des fausses croyances constitue un moment-clé dans le développement de la théorie de l’esprit. La plupart des auteurs citent généralement trois types classiques de tâches pour évaluer la compréhension des fausses croyances chez l’enfant :
La tâche « Sally et Ann » de Baron-Cohen et al (1985) ou tâche de «localisation inattendue» (unexpected location) : Sally cache une bille dans un panier et quitte la pièce ; en son absence, Ann déplace la bille dans une boîte. On demande alors à l’enfant où Sally cherchera la bille à son retour.
La tâche des « Smarties » de Perner et al (1987) ou tâche de « contenu inattendu » (unexpected content) : on montre à l’enfant une boîte de Smarties contenant des crayons, puis on lui demande ce qu’une autre personne entrant dans la pièce pensera que la boîte de Smarties contient. La tâche «ice-cream» de Wimmer et Perner (1985) : deux personnages ont la même connaissance à propos du changement de localisation d’un camion de glaces, mais croient tous deux que l’autre personnage en a une croyance erronée.
Théorie de l’esprit et langage
La plupart des travaux concernant la théorie de l’esprit (Wimmer & Perner, 1983 ; Jenkins & Astington, 1996 ; Wellman et al, 2001) affirment que les enfants échouent aux tâches de fausse croyance avant l’âge de 4 ans. Or, des études plus récentes (Baillargeon et al, 2010 ; RubioFernández et al, 2013 ) ont montré que des enfants beaucoup plus jeunes étaient capables de réussir une tâche de fausse croyance de premier ordre si l’on en modifiait les paramètres. Les travaux de Rubio-Fernández et Geurts (2013) ont modifié la version originale de la tâche « Sally et Ann » en remplaçant le format « dessins » par des jouets et en remplaçant le deuxième protagoniste (qui cache l’objet) par l’expérimentateur lui-même. Ce qui, à la fois, rendait l’expérience plus interactive et permettait à l’enfant de suivre le point de vue d’un seul personnage. Les résultats ont montré que les enfants de 3 ans étaient capables de réussir cette tâche. Les travaux de Baillargeon et al (2010) ont opposé le mode en «question à réponse induite» des tâches initiales à un mode en «question à réponse spontanée». Ils ont observé que la compréhension d’une fausse croyance pouvait être inférée à partir des comportements suscités spontanément par l’observation d’une scène, et que l’utilisation de ce second type de question favorisait la compréhension des fausses croyances chez des enfants de seulement 18 mois. Par ailleurs, une étude de Sullivan, Zaitchik & Tager-Flusberg (1994) a montré que des enfants de 5 ans pouvaient même réussir une tâche de théorie de l’esprit de deuxième ordre dont on avait modifié certains paramètres, comme la longueur des énoncés et des informations à traiter ou le mode de présentation.
Compréhension de l’ironie chez l’enfant
L’usage de l’ironie nécessite que le locuteur transmette indirectement à son interlocuteur, les croyances et attitudes qui constituent son intention de communication. Littéralement, un énoncé ironique exprime quelque chose de faux. Chez le jeune enfant, l’interprétation d’un énoncé ironique est littérale : il va donc admettre l’assertion comme sincère ou, si l’incongruité contextuelle est patente, comme un mensonge. L’enfant doit donc se baser sur les croyances et les intentions de son interlocuteur pour dépasser ce qui est «dit» et inférer ce qui est «signifié». L’intention d’un locuteur ironique est de laisser entendre à son interlocuteur qu’il pense le contraire de ce qu’il dit . Les enfants commencent à reconnaître l’ironie vers l’âge de 6 ans et cette compréhension s’affine jusqu’à l’âge adulte .
Plusieurs travaux se sont intéressés à la compréhension de l’ironie chez les enfants selon différents paramètres : critiques ironiques versus compliments ironiques, assertions ironiques versus demandes ironiques et prise en compte du contexte ou de l’intonation. L’étude de Pexman & Glenwright (2006) montre que les enfants comprenaient les critiques ironiques (« Tu es un très bon joueur ! » à un enfant qui à raté un but) plus facilement que les compliments ironiques (« Tu es un très mauvais joueur ! » à un enfant qui a marqué un but). En effet, une situation positive induit plus souvent une remarque positive qu’une remarque négative, ce qui rend les compliments ironiques plus difficiles à interpréter.
Aguert & Laval (2013) ont étudié la compréhension de l’ironie chez les enfants selon deux variables: les assertions ironiques et les demandes ironiques, en contexte neutre ou ironique. Les enfants devaient compléter une courte histoire en choisissant un dénouement neutre ou ironique. Les résultats ont mis en évidence une meilleure compréhension des demandes ironiques par rapport aux assertions, ainsi qu’une influence du contexte : en contexte neutre, les enfants ont eu tendance à proposer plus de dénouements ironiques pour les demandes que pour les assertions; en revanche, la différence n’était pas significative en contexte ironique. Le contexte est donc un indice pour déterminer l’intention d’un locuteur.
Théorie de l’esprit et ironie
Nous avons vu précédemment que les enfants, à partir de 4 ans, commençaient à comprendre que les gens n’ont pas seulement des croyances, mais également des croyances à propos de celles des autres, et que celles-ci peuvent être différentes des leurs, voire fausses. Comprendre ces représentations de croyances, d’émotions et d’intentions donne accès, par la suite, à la compréhension et à l’usage d’une forme plus complexe de langage, comme le langage indirect, et par extension, les énoncés ironiques. La compréhension du langage non littéral fait appel à des compétences avancées de théorie de l’esprit. L’ironie, en particulier, est plus complexe que les autres formes de langage non littéral, car elle implique d’inhiber le sens littéral d’un énoncé au profit du sens contraire afin de ne pas le mésinterpréter. La compréhension de l’ironie implique de reconnaître l’intention du locuteur car, littéralement, un énoncé ironique exprime quelque chose de faux. C’est également le cas du mensonge. Or, l’intention du menteur est que l’interlocuteur croie ce qu’il dit, alors que celle d’un locuteur ironique est que l’interlocuteur comprenne l’inverse de ce qui est dit. Pour comprendre qu’un énoncé est ironique et non un mensonge, l’enfant doit donc distinguer ce que le locuteur dit et ce qu’il a réellement l’intention de dire. En d’autres termes, ce que l’enfant doit déterminer, c’est «ce que le locuteur veut qu’il croie» ; il s’agit là d’attribuer une «attitude ironique» à son locuteur.
Filippova et Astington (2008) ont étudié la relation entre la compréhension de l’ironie et quatre autres composantes (la théorie de l’esprit, le niveau de vocabulaire, la mémoire et la sensibilité à la prosodie) chez 3 groupes de 24 enfants, respectivement âgés de 5, 7 et 9 ans. Les résultats ont montré, outre un effet de l’âge, que les niveaux de langage et de théorie de l’esprit étaient, indépendamment, les plus significativement corrélés avec la réussite aux tâches de compréhension d’ironie.
Difficultés pragmatiques chez l’enfant malentendant
D’après les travaux de Lederberg & Everhart (2000) sur les interactions mère/enfant, les compétences pragmatiques pré-langagières, telles que l’attention conjointe, se développeraient de manière similaire chez les enfants entendants et malentendants, mais le développement ultérieur des compétences pragmatiques langagières suivraient une trajectoire différente de celui des enfants entendants. Le manque d’exposition des enfants malentendants au langage oral entraîne un manque d’informations sur les règles et conventions qui régissent les interactions sociales. En grandissant, les enfants malentendants montreraient plus de difficultés à initier, maintenir ou faire évoluer un thème de conversation ou poser des questions. De plus, leur manque d’intelligibilité en tant que locuteurs leur ferait utiliser davantage de stratégies de « réparation », telles que les pauses dans les dialogues et les reformulations .
Par ailleurs, les enfants malentendants qui ne parviennent pas à saisir les éléments-clés d’une conversation vont développer des stratégies pour éviter les tours de paroles, ou encore vont essayer de deviner ce que dit leur interlocuteur, ce qui va entraver la communication. Les difficultés pragmatiques des enfants malentendants donneront lieu, par la suite, à des difficultés à communiquer de manière efficiente, notamment lors des conversations duelles. Par conséquent, les situations de conversation présentant des ambiguïtés seront difficilement appréhendées par ces enfants. Ils auront, notamment, des difficultés à passer des tâches de fausses croyances ou à déterminer le point de vue d’un interlocuteur dans une conversation .
Du fait de ces lacunes au niveau pragmatique, la compréhension du langage non littéral et de l’ironie sera également restreinte. La compréhension de l’ironie, chez les enfants, dépend des indices contextuels et prosodiques qui permettent de détecter l’intention du locuteur . Les enfants présentant une déficience auditive seraient moins sensibles aux indices prosodiques que les enfants entendants. De plus, leurs difficultés pragmatiques dues au manque d’exposition aux conversations quotidiennes leur rendrait plus difficile la prise en compte du contexte dans un énoncé. Les travaux de Stiles et al (2013) ont en effet montré que les enfants malentendants avaient de plus faibles performances que les enfants entendants pour identifier une intention ironique. Enfin, un autre facteur pragmatique entre en jeu dans ces performances : la théorie de l’esprit.
Table des matières
NTRODUCTION
PARTIE THÉORIQUE
I – LA THÉORIE DE L’ESPRIT
1. Définition
2. Acquisition de la théorie de l’esprit et attribution de fausses croyances
3. Théorie de l’esprit et langage
II – L’IRONIE
1. Définition et formes
2. Compréhension de l’ironie chez l’enfant
3. Théorie de l’esprit et ironie
III – L’ENFANT MALENTENDANT
1. Introduction
2. Difficultés pragmatiques chez l’enfant malentendant
3. Théorie de l’esprit chez l’enfant malentendant
PROBLÉMATIQUE ET HYPOTHÈSES
PARTIE EXPÉRIMENTALE
I – MÉTHODOLOGIE
1. Participants
2. Matériel
3. Protocole
II – VARIABLES ET HYPOTHÈSES
III – RÉSULTATS
1. Comparaison des performances entre les groupes
2. Variables explicatives des performances des enfants malentendants à la tâche d’ironie
3. Analyse descriptive des résultats selon la surdité
IV – DISCUSSION
1. Interprétation des résultats
2. Limites et perspectives de l’étude
3. Ouverture
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE