Le discours social de notre temps est conçu autour des thèmes de la misère et de la souffrance. L’époque contemporaine se présente comme le lieu de transformations accélérées et ininterrompues qui présentent encore, à plusieurs niveaux, des traits problématiques. La période allant de l’après première guerre mondiale à nos jours a connu d’énormes bouleversements dont la société paie encore les conséquences sur ses modes de vie. L’abrasion des frontières des frontières entre les différentes sphères de la société avec l’hégémonie de l’économique a conduit à une forme de généralisation des lois de l’économie sur la vie sociale. Le libre marché universel, l’institution centrale des acteurs économiques, enrôle continuellement la majorité des ressources capables de créer de la valeur marchande au point de détruire les formes d’activités à même de donner du sens à l’existence humaine. Dans la sphère sociale, qui est le lieu de la socialisation et de l’individualisation des êtres humains, on observe de plus en plus une désagrégation des liens sociaux et une atomisation de la société avec l’individualisme. La solidarité qui primait dans les groupes sociaux et fondait l’esprit de communauté tend à la ruine par l’investissement des cadres d’expression par la rationalité économique et le privilège qu’avait le sujet de pouvoir compter avec la collectivité pour son épanouissement connaît continuellement un effritement et expose le sujet tout seul face aux péripéties de l’existence.
C’est un constat général que la précarité est l’une des dimensions constitutives de la vie sociale moderne. C’est une situation exceptionnelle qui est qualifiée d’irruption de la précarité dans l’espace public dans la sociologie académique. Le phénomène de précarité dont il s’agit ici se distingue de la vulnérabilité, qui est la condition générale des êtres humains. Par précarité, nous entendons ici l’exclusion d’une grande partie de la population active du droit de gagner leur vie par le fait d’une inégalité croissante et de la fragilisation des liens de solidarité. Dans la vie matérielle comme dans leur vie morale, les êtres humains sont davantage limités quant à leur désir de s’autoréaliser. Au fond, cette situation se donne à voir comme une forme de domination imposée par la sphère économique prégnante sur la vie des individus.es. Dans l’histoire récente, cette tendance est apparue à partir des années 1970 . En effet, les conditions de la production imposées par l’organisation capitaliste ont depuis toujours suscité des dénonciations et des épreuves de légitimation du capitalisme. Ainsi, l’organisation capitaliste du travail donne à voir de près une structure problématique, qui soumet les femmes et les hommes à des épreuves où ils peuvent en sortir meurtris en leur subjectivité, divisés et inconsolables et générer des pathologies pour la reproduction de la société.
C’est dans l’optique de comprendre la nature de ce processus précarisation corrélée à l’organisation capitaliste du travail que nous souhaitons enquêter sur le thème : Théorie de la reconnaissance et éthique économique : l’enjeu du travail. Le problème que ce thème se propose de résoudre est de parvenir à démontrer, par la médiation de la théorie de la reconnaissance en vogue dans le débat contemporain, que le monde du travail engendré par le capitalisme est un monde fondamentalement pathologique, c’est-à-dire qui ne garantit pas les conditions d’une autoréalisation des individus et d’une reproduction sociale. En d’autres termes, nous souhaitons, dans les termes de la reconnaissance, montrer que le travail dans la société capitaliste est l’expression de mépris et d’injustice envers les sociétés modernes. Ainsi, notre travail se revendique une appartenance à la philosophie sociale, dont la finalité théorique est de mettre au jour les évolutions de notre temps qui apparaissent comme des évolutions manqués . Elle part des formes dégradées du vécu des acteurs sociaux pour identifier les conditions sociales qui font obstacle à l’autoréalisation des personnes à partir d’un point d’analyse. De cette façon, l’objectif de notre travail peut être compris comme une mise au jour des mécanismes de domination et de mépris qui sont à l’œuvre dans le modèle capitaliste, et ce, en nous appuyant sur une conception idéale du travail que nous entendons élaborer sur les catégories de la reconnaissance conçues par Axel Honneth. Pour y parvenir, nous voulons entretenir un dialogue avec les autres sciences sociales, ce qui constitue la spécificité de la philosophie sociale depuis sa naissance jusqu’à nos jours. Notre méthode de travail se constitue d’enquête, d’une part, bibliographique et, d’autres parts, d’entretiens avec des acteurs du monde du travail et d’expériences pratiques; toute chose qui a contribué à améliorer le cadrage du problème.
La pathologisation du monde du travail n’est pas un phénomène récent, de même que l’activité critique qui s’est opposée à elle pour mettre au jour les mécanismes de domination à l’œuvre dans cette sphère sociale. La naissance du capitalisme avec son esprit actuel peut être située à la fin du XVIIIe siècle avec le mouvement industriel. Ce mouvement et le désordre qu’il a engendré et coïncidant avec l’apogée de l’idéalisme allemand, ne passeront pas inaperçu. Concevoir la libération travail comme enjeu majeur de l’émancipation de l’être humain est une démarche qui fait systématiquement écho à la philosophie de Marx. Pour lui, le travail est conçu comme l’activité qui accompagne la vie ; ainsi, le sujet humain ne peut parvenir à sa propre réalisation que par le processus d’un travail auto-déterminé dans un premier temps et dans une société où la division du travail permet d’accroître les moyens de production et la production elle-même de sorte que la vie s’exprime entièrement par le travail et dans le travail. Les conditions imposées par le capitalisme conduisent à une privation des moyens de production à la masse des travailleurs et à des rapports sociaux de domination dans l’activité de production. Le but de la lutte des classes était de ce fait de parvenir à l’émancipation de la classe ouvrière, par l’appropriation des moyens de production, ce qui représente l’émancipation de l’humanité dans son ensemble car elle est la condition générale. Toute la philosophie marxienne se constitue autour de cet enjeu qui sera repris plus tard dans l’Ecole de Francfort, qui mobilise la philosophie marxienne dans la critique sociale de la modernité.
La reprise du projet d’émancipation des travailleurs comme émancipation de l’humanité en générale, au sein de l’École de Francfort va engendrer d’énormes controverses. Dans un premier, les philosophies d’Adorno et Horkheimer une reprise du projet marxien. Il s’agissait de porter dans la conscience collective que le travail est réellement « la possibilité de faire autrement » et de critiquer le culte de la production prêchée par le capitalisme et qui conduit à une occultation des ressources émancipatrices du travail. Dans la deuxième génération représentée par Habermas, cette idée sera remise en cause. Critiquant l’enrôlement du travail dans le système capitaliste, Habermas sera conduit à privilégier l’agir communicationnelle comme ressource pouvant conduire à un monde salutaire. On aboutit à un « oubli de la centralité psychosociologique du travail » et par là, de l’idée que le travail puisse constituer une ressource pour libérer l’humanité du système capitalisme.
Chez Axel Honneth, il y a une reprise du concept de la reconnaissance et un essai de réintégration du travail dans le système de la reconnaissance et c’est ce qui constitue, pour plus d’un auteur, l’un de ses apports majeurs à la théorie critique. En refondant la théorie de la reconnaissance, d’origine hégélienne, sur des bases plus empiriques en s’inspirant des apports de la psychologie de Mead, il réussit à l’imposer comme la dynamique des interactions sociales et il arrive à réintégrer le travail dans la sphère des interactions morales pour reconstruire un concept critique de travail. L’expérience du travail pour lui doit une grande place dans ce concept, eu égard, par exemple aux conséquences psychologiques du chômage et mieux sur le fait qu’ « en effet aujourd’hui encore, la chance d’exercer un travail économiquement rémunéré, et par là socialement régulé, s’associe à cette forme de reconnaissance que j’ai appelé l’estime sociale » . De même, « l’organisation et l’appréciation du travail social jouent dans la société un rôle central dans le système de la reconnaissance » . Loin de vouloir se focaliser sur cette forme de reconnaissance qui n’en constitue qu’une dans sa trilogie, Honneth fait remarquer l’importance du concept de travail au cœur du système. L’enjeu de cette mise en relation du travail et de la reconnaissance constituait pour lui le travail féminin non rémunéré, à cause du partage traditionnel des rôles. Pour ce qui concerne la critique du travail, Axel Honneth reconnaît l’héritage marxien. Mais dans son interprétation, la critique marxienne du travail selon lui a montré certains limites car elle ne percevait pas les phénomènes de son temps comme découlant d’une violation de principes moraux. Il y avait chez Marx une réduction de l’émancipation dans le travail à la seule dimension d’autoréalisation dans le travail et la satisfaction des besoins matérielles alors que la reconnaissance implique nécessaire des sujets d’interaction . La lutte des classes devrait réparer une forme d’injustice qui est l’appropriation des moyens de production par la bourgeoisie. Honneth entendait palier à toutes ces difficultés. En revanche, on ne retrouve pas dans ses écrits une conception élaborée de la reconnaissance et du travail. Comme le soulignent H. Gueguen et G. Malochet, « la question du travail occupe une place paradoxale dans les théorie de la reconnaissance : si l’ambition affichée vise bien à développer une approche critique du travail, force est d’admettre la faible place qui lui est réservée dans le dispositif théorique de l’École de Francfort. » C’est cette ambiguïté que nous voulons résoudre pour parvenir à démontrer le mépris et l’injustice du travail capitaliste .
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