Territoire, Anthroposystème et Système Spatial
Territoire, Anthroposystème et Système Spatial
Nombreuses sont les définitions d’un système ; la définition proposée par Jean Louis Le Moigne, « un système c’est un projet, une action dans un environnement » est de celles qui caractérisent le mieux les anthroposystèmes dont font partie les systèmes territoriaux. Le concept d’anthroposystème comme l’indique Lévêque et al en 2003 dans leurs travaux, est relativement récent dans le champ scientifique. Il s’est largement inspiré de notions telles que l’écosystème (Tansley, 1935), le géosystème (Bertrand et Beroutchachvili, 1978) ou encore de socio-système (Lapierre, 1992). Trois notions qui ont en commun la démarche systémique comme moyen de mise en évidence d’actions, interactions et boucles de rétroaction entre des éléments visibles et/ou invisibles d’un système donné. L’anthroposystème se définit comme un système interactif entre deux ensembles constitués par un (ou des) socio-système(s) et un (ou des) écosystème(s) naturel(s) et/ou artificialisé(s) s’inscrivant dans un espace géographique donné et évoluant dans le temps. Ces écosystèmes sont occupés, aménagés, et utilisés par des sociétés, ou bien s’ils ne le sont pas, leur existence est nécessaire à leur vie et à leur développement social. Les sociétés qui vivent et/ou utilisent cet espace sont constituées de groupes sociaux ayant des intérêts et des jeux propres (Lévêque et al., 2003). Cette définition insiste sur l’aspect dynamique et évolutif (passé, présent et futur) du système en introduisant la notion de temps, mettant ainsi en perspective la démarche de prospective. Et, comme l’indiquent Lévêque et van der Leeuw en 2003 dans leurs travaux portant sur la « prospective », la connaissance du passé des anthroposystèmes aide à comprendre leurs trajectoires temporelles et ainsi, peut « aider » à la mise en place des « scénarios du futur ». De la même manière que l’aspect temporel et donc dynamique, le concept d’anthroposystème insiste aussi sur l’aspect co-évolutif des systèmes naturels et sociaux associés sur un territoire soumis, tout à la fois, à des transformations d’origine interne (de niveau ou des niveaux d’organisation inférieurs) ou externe (des niveaux d’organisation tel-00569939, version 1 – 25 Feb 2011 Le territoire, un système complexe fondements théoriques et approches méthodologiques 123 contigus ou supérieurs. De même, le concept d’anthroposystème exige de s’inscrire dans une dynamique temporelle parce que les anthroposystèmes ont un passé qui marque fortement la situation actuelle ; ils ont un futur qui dépend de l’histoire et des prises de décisions actuelles. En d’autres termes, les anthroposystèmes ont de la mémoire et tenir compte de cette caractéristique est indispensable pour la démarche prospective qui a pour mission d’éclairer le présent et de mieux cerner les enjeux des prises de décision pour le futur (Levêque et al., 2003)28.). Ainsi, le concept d’« anthroposystème » a une épaisseur puisqu’il est contenu et contenant d’éléments évolutifs qui, par l’action de l’homme se transforment continuellement dans le temps et dans l’espace. Le concept de « système » (Auriac, 1979 ; Durand-Dastes, 1984), dans sa globalité est par essence dynamique parce que susceptible de se transformer et de subir des bifurcations. Ce dynamisme trace les différentes trajectoires évolutives du système, ce qui par ailleurs attribue au système une dimension complexe. Complexe aussi, parce que dans le système, agissent et rétroagissent plusieurs éléments motivés par des processus endogènes et/ou exogènes qui influencent son évolution. Dès lors, appréhender les éléments qui composent les systèmes ainsi que les processus qui motivent leurs changements est tâche complexe mais indispensable pour préciser la trajectoire passée, la trajectoire observée présentement et la trajectoire qui pourrait et devrait s’effectuer dans le futur. De ce fait, pour saisir la complexité d’un anthroposystème donné, le géographe doit d’abord apprendre à identifier le pourquoi de la complexité afin d’être apte à la détecter spatialement et de manière temporelle. Le pourquoi de la complexité doit aussi impérativement être trouvé dans l’importance des phénomènes d’inertie sur lesquels repose l’essentiel de la compréhension des éléments majeurs qui vont déterminer les trajectoires structurelles et organisationnelles. L’inertie est riche à considérer dans l’analyse des systèmes complexes en ce qu’elle évoque aussi « les héritages » légués aux systèmes et qui caractérisent à la fois les structures fonctionelles qui vont de pair avec les structures spatiales. Par la modélisation et la simulation spatiale, les phénomènes d’inertie peuvent être mis en évidence. La prise en compte des phénomènes d’inertie dans le cadre de la modélisation nous semble particulièrement fondamentale dans la mesure où elle peut nous permettre de déterminer de quelle manière la structure spatiale influence la dynamique et le développement territorial.
La cohésion spatiale d’un système territorial est subordonnée à sa globalité de fonctionnement. Or, le facteur humain joue un rôle prépondérant, par le biais de l’aménagement du territoire par exemple, dans le caractère à la fois hétérogène d’un espace, et homogène dans les sous-espaces qui le composent. On observe généralement que les notions pourtant nuancées, d’hétérogénéité et de différenciation sont invoquées indistinctement. Il convient de dissocier chaque acception et de les situer dans leur contexte respectif. Ainsi, la notion d’hétérogénéité fait référence au caractère propre à une configuration spatiale et résultant de ses transformations, tandis que la notion de différenciation relève d’une démarche évolutive. Maryvonne Le Berre lors du Géopoint de 1984 portant sur la thématique Systèmes et localisations, ne manque pas de rappeler les définitions des termes « hétérogénéité » et « différenciation », comme suit : hétérogénéité : « caractère de ce qui est hétérogène, c’est-à-dire constitué d’éléments de nature différentes », tel-00569939, version 1 – 25 Feb 2011 125 différenciation : « action, pour des éléments semblables de devenir différents ou, pour des éléments dissemblables, d’accentuer leurs différences. » Il s’avère que la modélisation systémique visant à analyser les différenciations spatiales d’un système complexe, est une démarche qui semble parfaitement répondre aux attentes des géographes ces dernières décennies, dans la mesure où ceux-ci disposent d’outils qui soient à la hauteur des exigences propres au traitement des données. Les spécificités d’un système spatial en font un système de nature complexe accentuée par l’artificialisation de l’espace géographique liée à l’activité humaine, où la main de l’homme façonne et modifie, partiellement voire totalement, le territoire. Or, il convient de rappeler que les projets de réaménagement sont soumis à une force d’inertie provenant de l’espace aménagé antérieurement : « L’évolution de l’espace est en quelque sorte conditionnée en partie par son propre passé » (Le Berre, 1984, page 86). Cela s’explique par le fait que les systèmes spatiaux, ayant déjà subi des transformations, sont dotés d’une certaine rigidité qui n’autorise que très peu la réalisation d’autres projets. Nous avons pu observer que les différents éléments qui composent un système spatial se caractérisent par la multiplicité et la divergence des interactions et rétroactions de ses éléments (cf. figure 1.1), de là la difficulté à quantifier la résultante d’une action anthropique sur les transformations spatiales. Les effets que peuvent engendrer un projet de société – infrastructure de transport, pôle d’activités pour redynamiser une région, etc. – sur le territoire, sont d’autant plus difficiles à mettre en lumière, qu’il subsiste des phénomènes d’inertie, de délais et de seuils de retournement de situation (Voiron-Canicio, 1993).
Les dimensions de la complexité
Le concept de la complexité mobilise les scientifiques de tous bords (Géographie, Physique, Biologie, Chimie…) depuis plus d’une vingtaine d’années. Les prémices sont à resituer au milieu du vingtième siècle avec la théorie mathématique de la communication de Shanon et de Weaver (1949) « The mathematical theory of communication » parue dans la revue universitaire de l’Illinois aux USA et a permis aux scientifiques de pouvoir évaluer le niveau de complexité d’un système (Williams, 1997). Dans sa démarche qui le fait aller A la rencontre du complexe, le géographe se confronte à un exercice délicat en essayant de faire la lumière sur le concept de complexité car, celui-ci, tout en possédant les attributs d’objets qui lui sont familiers comme le système, l’espace et/ou le temps, est une science en soi et donc avec des fondamentaux difficilement maîtrisables pour les scientifiques provenant d’autres disciplines et pouvant être tentés d’explorer des horizons scientifiques passionnants mais dont ils n’ont pas l’entière maîtrise. C’est pour cette raison que nous avons jugé utile, afin d’apporter une analyse fidèle au concept de la complexité, de faire appel aux auteurs qui ont largement participé à sa diffusion et à sa connaissance à l’image de Shannon et de Weaver en 1949.Dans les années 1990, une définition semble faire l’unanimité au sein de la communauté scientifique pour le concept de complexité. Des scientifiques tels que Waldrop (1992) définissent la complexité de la manière suivante : Complexity. « A type of dynamical behaviour that never reaches equilibrium and in which many independent particle-like units or “agents” perpetually interact and seek mutual accommodation in any of many possible ways. The units or agents spontaneously organizing and reorganizing themselves in the process into ever larger and more involved structures over time » (Waldrop, 1992) cités par (Williams, 1997; p. 234, p. 449). Au regard de cette définition, nous comprenons pourquoi dans l’étude des systèmes, le concept de complexité appelle à préciser le comportement dynamique et spatio-temporel des différents éléments qui structurent et qui fondent un système à partir de mouvements d’inter rétroactions et d’interrelations multiples. Le comportement dynamique de ces éléments dans les phases d’évolution organise le système tout en s’auto-organisant. C’est ainsi qu’ils font émerger au sein du système lui-même d’autres nouvelles structures. Une structure peut être comprise selon l’acception faite par Williams comme étant spatiale, temporelle ou fonctionnelle (Williams, 1997). Dans son ouvrage, Chaos Theory Tamed (1997) Williams suggère l’existence de « six ingrédients » à considérer pour l’identification de la complexité dans les systèmes étudiés (Williams, 1997, p. 234) : (1) « A large number of somewhat similar but independent items, particles, members, components or agents. (2) Dynamism: the particles persistent movement and readjustment. Each agent continually acts on and responds to its fellow agents in perpetually novel ways. (3) Adaptiveness: the system conforms or adjusts to new situation so as to insure survival or to bring about some advantageous realignment. (4) Self-organization, whereby some order inevitably and spontaneously forms. (5) Local rules that govern each cell or agent. (6) Hierarchical progression in the evolution of rules and structures. As evolution goes on, the rules become more efficient and sophisticated, and the structure becomes more complex and larger. For instance, atoms from molecules, molecules from cells, cells from people, and thence to families, cities, nations, and so forth ». Ces ingrédients et/ou caractéristiques qui permettent d’identifier le niveau de complexité d’un système appellent à définir et à prendre en considération d’autres concepts comme celui de dynamique ou des théories, comme celui du chaos, de bifurcation ou encore des approches comme la non-linéarité et l’auto-organisation (…) qui émergent dès l’instant que l’on évoque et/ou traite un phénomène complexe. Ces concepts, théories et approches sont ainsi intrinsèquement liés au développement de la théorie de la complexité comme l’indique Batty (2005) : « Complexity theory has developed during the last twenty years tel-00569939, version 1 – 25 Feb 2011 128 through excursions into dynamic. It began with catastrophe and bifurcation theory, building nonlinear approaches to biological systems, paralleled by work in deterministic dynamics leading to chaos theory. This has culminated in ideas about transition, order, and the edge of chaos, best seen in ideas about self organisation critically » (Batty, 2005, p. 13). Les « six ingrédients » suggérés par Williams continuent encore aujourd’hui à alimenter des recherches relatives aux systèmes complexes comme le démontrent les travaux de nombreux scientifiques aujourd’hui. Comment, dans le contexte des nombreuses investigations scientifiques relatives à la complexité, la géographie conçoit-elle ce paradigme ? Quelles sont les approches que le géographe doit adopter pour mieux saisir la complexité ? Dans l’objectif de préciser et d’apporter un éclairage au concept de la complexité, différentes dimensions sont à distinguer en géographie. Il s’agit de la dimension spatiale, de la dimension temporelle et de la dimension anthropique de la complexité.
La dimension spatiale de la complexité : ou la nécessité d’une démarche multi-scalaire
L’échelle est cet outil d’analyse pluridisciplinaire utilisé pour la précision du caractère spatial et temporel de l’évolution d’un système complexe. Pluridisciplinaire car, l’échelle est également appréhendée dans d’autres disciplines comme la physique mais aussi les mathématiques comme le démontrent des recherches portant sur la géométrie fractale ou « Nouvelle Géométrie de la Nature » (Mandelbrot, 1982), introduit en géographie dans les années 1990 (Frankhauser, 1994). Tout en évoquant le concept de la complexité dans leurs recherches, des scientifiques ont également apporté des précisions à la notion d’échelle parce que celle-ci implique autant la dimension spatiale que la dimension temporelle. Dans le cadre de la simulation et de la modélisation de l’évolution des systèmes, Michael Batty, de loin un de ceux qui ont le plus insisté sur la notion d’échelle (Batty, 2005 ; pp. 21, 34, 36, 57, 104, 108 et 146), souligne l’importance de la prise en compte de l’imbrication des échelles spatiales en s’appuyant sur l’exemple de la ville de Londres : « (…) the London example shows that very dramatic local change seems to have little effect at ever higher spatial scales, although there may be impacts through time and of course influences at higher scales than the metropolis itself (in other world cities, for example). Thus, the local-global continiuum will play an important role in models (…) » (Batty, 2005, p. 21). Cet exemple montre que les effets des changements observés ou simulés varient selon l’échelle considérée. Ainsi, en plus de l’intérêt qu’il y a à observer une démarche scalaire pour comprendre le fonctionnement évolutif des systèmes dans le cadre de la modélisation et simulation, cet exemple indique également l’importance de prendre en compte le rapport local-global afin de mieux nuancer, interpréter et valider les résultats obtenus lors de l’étape de la simulation. Aussi, dans sa démarche visant à démontrer l’importance de l’échelle dans l’étude des systèmes complexes, Michael Batty apporte encore tel-00569939, version 1 – 25 Feb 2011 129 plus de précision à la notion d’échelle en proposant la définition que voici : Scale. « The level of resolution at which we observe the city, which is essentially map scale, and the level of functionnal differenciation that takes place in different sizes of location or city ». (Batty, 2005 ; p. 34). Nous pouvons observer ici la volonté de l’auteur d’insister sur la différenciation existante entre, d’un côté l’échelle relative à l’espace, et d’un autre côté, l’échelle relative à la taille. L’échelle relative à l’espace amène à fixer un ratio/rapport/fraction/bornes/frontière et demande, parce que infinie, à réduire et/ou augmenter des proportions (Williams, 1997). Cette échelle/espace peut être comprise comme la délimitation cartographique d’une aire ou d’un objet à qui l’on attribue des zonages. En revanche, l’échelle relative à la taille est considérée comme finie et ferait plutôt référence à la hauteur, à la longueur, ou à la largeur d’une forme géométrique des objets qui se trouvent, caractérisent et structurent un espace délimité, en l’occurrence la morphologie des bâtiments d’une cité. Ces différentes précisions que Michael Batty (2005) apporte à la notion d’échelle, sont à replacer dans un contexte de simulation d’un phénomène étudié car, elles indiquent que l’échelle/taille (souvent représentée par un pixel dans beaucoup de modèle) est aussi importante que l’échelle/espace (l’aire d’étude géographique dans sa globalité) dans l’évaluation de l’évolution des territoires (Batty, 2005 ; Williams, 1997). Parmi les nombreuses définitions à donner au concept d’échelle en géographie nous pouvons mentionner celle Racine et de Reymond en 1973 cité par (Volvey, 2005 ; p. 18) qui définit l’échelle comme médiatrice des configurations observées, médiatrice d’une pertinence, médiatrice d’une intention, médiatrice d’une action, médiatrice en définitive des valeurs, du pouvoir et des préoccupations humaines. Aussi, en Géographie, l’échelle est au cœur de la compréhension de l’évolution des systèmes étudiés. Le géographe est souvent amené à changer d’échelle d’analyse afin de mieux observer les processus qui motivent les changements. Cette migration effectuée d’une échelle à une autre, désignée sous le nom de démarche scalaire, est nécessaire pour comprendre le fonctionnement souvent complexe des éléments qui composent le système. En effet, tout se passe comme si selon l’échelle d’analyse d’après laquelle on observe un phénomène, le comportement de ce dernier était modifié sur une autre échelle d’analyse. Et, dans son mouvement, le phénomène entraîne inéluctablement avec lui des enjeux différents. Pour illustrer ces propos, considérons l’exemple du projet de ligne à grande vitesse LGV-PACA. Ainsi, à l’échelle locale l’enjeu du projet est d’impulser un développement des territoires alors qu’à l’échelle régionale, l’enjeu est perçu différemment, l’infrastructure doit être une alternative au problème de saturation des routes et autoroutes, et pallier la lourde insuffisance en équipement ferroviaire de la partie est de la région PACA. D’où la nécessité de prendre en compte l’emboîtement des échelles pour mieux saisir les enjeux de la future infrastructure (CNDP, 2005).