Tendance CLAIRE du NPA

Première mondialisation et protectionnisme défensif

Les États européens ont tous tenté avec des rythmes et des succès différents de développer leur propre capital « national », pour rester dans la course. Cela passait à la fois par la formation du marché le plus large possible sur le territoire qu’ils contrôlent, et à la fois par la protection face à la concurrence anglaise. Mais l’élément qui domine clairement dans cette dynamique, c’est l’extension du marché. Par exemple le Zollverein allemand dressait des barrières protectionnistes vis-à-vis de l’extérieur de l’Allemagne, mais à l’intérieur de l’Allemagne il a permis une forte augmentation du libre-échange.
Par ailleurs, les patrons (français par exemple) ont des intérêts contradictoires face au capital anglais plus compétitif. Beaucoup ont un intérêt à acheter des machines anglaises pour devenir eux-mêmes les premiers industriels sur le continent. Ou encore ils ont intérêt à acheter des produits anglais (moins chers de par l’industrialisation anglaise) pour être plus compétitifs. Ce n’est que dans des secteurs donnés ou lorsque le retard est trop important que les besoins de protectionnisme l’emportent partiellement.
Après une période relativement libre-échangiste en Europe dans les années 1860, le protectionnisme défensif connaît un certain essor à partir des années 1870. Cela se produit dans un contexte de course aux colonies entre les puissances industrielles d’Europe, et les Etats en profitent pour englober leurs colonies dans la zone de libre-échange sous leur contrôle. C’est là encore l’extension considérable du commerce mondial qui domine. La période allant du milieu du 19e siècle à 1914 a d’ailleurs été nommée la « première mondialisation » par certains historiens ou économistes.
Mais cette mondialisation n’a évidemment rien d’un développement harmonieux de la production et des échanges. D’une part, le peloton des puissances impérialistes a atteint une puissance de domination sur le monde sans précédent dans l’histoire. D’autre part, il y a une tare au cœur même de la production capitaliste qui conduit à des périodes de croissance rapide et des périodes de crise et de stagnation2. Ces alternances de crises et de reprises déterminent en grande partie les dynamiques des sociétés capitalistes. Ainsi les échanges commerciaux connaissent un certain repli pendant la « longue dépression » de 1873 à 1896, et commencent à repartir à la hausse pendant la Belle Epoque qui suit.

Protectionnisme offensif et guerre de 1914

Au début du 20e siècle, dans plusieurs grands pays, des grands trusts se sont formés, très liés leur Etat3. On observe alors une évolution vers un protectionnisme offensif, qui sert avant tout à soutenir les trusts dans leur conquête de parts de marché à l’étranger. Mais c’est aussi parce que la mondialisation fait des dégâts sociaux que les États prennent des mesures protectionnistes. Par exemple en France, les petits paysans propriétaires sont ruinés par la concurrence internationale (qui accélère le processus de concentration inhérent au capitalisme), et comme ils sont une base électorale importante pour la République bourgeoise, celle-ci prend des mesures. Jaurès soutenait donc certaines mesures protectionnistes, mais se heurtait à un dilemme : « les ouvriers ne veulent pas payer leur pain plus cher, et les producteurs de blé, qui bien souvent sont eux aussi des travailleurs, levés avant le jour, veulent vivre. »
Des accords commerciaux allant dans le sens du libre échange sont également conclus, mais ils restent bilatéraux (entre deux pays). Une petite partie du capital, plus « interpénétrée », dépasse les intérêts nationaux. Le réformiste Kautsky y voyait la possibilité d’un « super-impérialisme » dépassant les conflits nationaux, du fait des intérêts communs au libre-échange. Le révolutionnaire Boukharine voyait aussi l’existence de cette « internationale dorée », mais voyait aussi la « tendance inverse vers la nationalisation des intérêts capitalistes. ».5 Et en effet, ce qui domine à cette époque reste la guerre économique, très liée à la diplomatie et à la guerre militaire. C’est dans ce contexte que la guerre de 1914-1918 a éclaté.
Certains secteurs comme les marchands d’armes ont fait des profits record. D’autres ont été durement touchés, par exemple la banque Paribas a vu sa valeur diminuer des deux-tiers en 1914, et n’a retrouvé sa valeur de 1914 que dans les années 1950. Objectivement, la rupture des échanges a fait reculer brusquement la croissance. Mais en s’engageant dans la guerre, chaque bourgeoisie espérait y gagner.

Rebond et Grande dépression

La guerre a été un moment de fort dirigisme étatique avec y compris des nationalisations temporaires. Mais dès la fin des hostilités, un vent d’opinion « libéral » se répand avec un retour à la situation d’avant-guerre. La création de la Société des Nations en 1919 est une des premières tentatives de multilatéralisme. La mise en place en 1926-1931 du Commonwealth (liens économiques entre membres de l’Empire britannique, union douanière…) est un pas vers l’intégration supranationale du capital, qui ne se réduit pas à un rapport de domination puisque les membres comme le Canada et l’Australie ont parallèlement émergé comme puissances autonomes. Par ailleurs l’interpénétration du capital s’est aussi développée très tôt entre le Royaume-Uni, les États-Unis, et le Canada.
Mais ce sont encore une fois les contradictions du capitalisme qui sur-déterminent les évolutions politiques. La grande crise de 1929 va brusquement aviver les contradictions entre Etats et entre classes. Pendant la grande dépression (1929-1939), le monde capitaliste entre dans une spirale protectionniste : les barrières douanières se renforcent partout, et le commerce mondial recule jusqu’au niveau du début du 19e siècle. Dans cette époque de tensions sociales et nationales extrêmes, notre classe n’a pas réussi à imposer une alternative au capitalisme, laissant la voie au fascisme (qui n’est pas téléguidé par le grand capital mais qui au final gouverne pour lui). Sous l’effet des luttes ouvrières comme du fascisme, le libéralisme économique a connu un profond recul. Mais le fascisme ne compensait la crise capitaliste que par la surexploitation des travailleur-se-s et le militarisme. En fin de compte, il ne portait pas d’alternative historique au capitalisme.

Les « 30 glorieuses »

C’est pourquoi après une guerre mondiale encore plus destructrice que la première, qui a permis une véritable purge, l’économie capitaliste a connu la période de croissance la plus intense de son histoire, ce qui a donné un nouvel élan à la tendance mondialisatrice dont elle est porteuse. C’est ce contexte qui l’a permis, ainsi que le contexte de la « guerre froide » qui a rapproché diplomatiquement les principales puissances capitalistes. Sous l’hégémonie des États-Unis, les États capitalistes ont rétabli assez largement des cadres communs (ONU, FMI, GATT…) et ont mis fin à la guerre monétaire (accords de Bretton-Woods).
La tendance à la mondialisation du capital reprend, mais durant les « 30 glorieuses », les capitalistes se concentrent relativement sur les investissements dans leurs propres pays. Ce n’est que vers 1970 que les échanges de marchandises retrouvent, en part du PIB mondial, leur niveau de 1910. Pendant toute cette période, la croissance prépare la crise de suraccumulation de capital, qui éclate dans les années 1970.

Tournant néolibéral et accélération de la mondialisation

Les trusts capitalistes et les Etats vont répondre à la chute de la rentabilité en réduisant les droits des travailleur-se-s (précarisation, compression salariale…), et en cherchant à devenir multinationaux :
1. Pour s’étendre sur un marché plus vaste et faire des économies d’échelle.
2. Pour profiter de travailleur-se-s plus exploité-e-s.
Le premier aspect concerne plutôt le libre-échange entre pays de développement comparable, sur un mode « gagnant-gagnant » (pour les capitalistes). C’est cette logique qui existe depuis longtemps dans les traités commerciaux bilatéraux, et qui s’est développée avec des accords régionaux (UE, ALENA, ASEAN, CEDEAO, COMESA, ALADI, Mercosur…). Elle permet de faire pression à la baisse sur les salaires et les droits sociaux en exacerbant la concurrence entre travailleur-se-s des différents pays. En effet, en levant les obstacles aux flux de marchandises et de capitaux, la pression se renforce pour aligner les droits sociaux vers le bas. Toutes choses égales par ailleurs, un pays où les salaires sont plus élevés verra son déficit extérieur s’amplifier si les entraves à la libre concurrence internationale sont levées, ce qui accentuera la pression pour réduire les salaires pour rétablir la compétitivité nationale. Si une union douanière s’accompagne d’une union monétaire, la pression s’exercera encore plus directement car les pays auront été dépossédés de leurs souveraineté monétaire et ne pourront plus dévaluer leur monnaie pour regagner en compétitivité : les salaires deviennent alors la seule variable d’ajustement.
Le second aspect concerne plutôt le libre-échange entre pays impérialistes et dominés, et permet évidemment aux entreprises du Nord de rafler leurs marchés. Ce type de domination est relativement récent : les empires coloniaux étaient administrés directement, et pendant de nombreuses décennies après les décolonisations, les anciennes métropoles ont conservé de véritables chasses-gardées (comme la « Françafrique »). Mais la libéralisation a gagné du terrain, en particulier sous la pression des puissances comme les Etats-Unis, qui n’ont pas les relais politiques mais qui sont économiquement plus compétitifs.
La séparation entre ces deux aspects n’est pas absolue. En Amérique du Nord, ce sont d’abord les deux pays riches qui ont formé une zone de libre-échange (1988), mais lorsque celle-ci a inclus le Mexique (1994) elle est aussi devenue un instrument de dumping social. De même, l’Union Européenne s’est d’abord formée autour du noyau des pays dominants (avec peu de mise en concurrence des travailleur-se-s français-e-s et allemand-e-s, etc.), mais a accentué le dumping en s’élargissant vers l’Est.
L’idéologie et la politique néolibérale ne distingue pas ces deux aspects, elle les fond dans la même quête de « l’ouverture des marchés », forcément profitable au monde entier. Le multilatéralisme a pris un essor sans précédent, avec les négociations de l’OMC, longues et houleuses (Kennedy Round en 1967, Tokyo Round en 1973-1979, Uruguay Round en 1986-1992…), mais qui semblaient faire tendre le monde vers un libre-marché total. De plus en plus de règles ont interdit le recours à des armes protectionnistes (comme la dévaluation au sein de la zone euro), ou les ont encadré (tarifs douaniers maximums).
Les rivalités et le protectionnisme existent toujours, sous différentes formes : tarifs douaniers ou quotas d’importation (plus souvent au niveau des blocs), subventions directes ou déguisées, guerre des monnaies, et autres barrières non tarifaires. Mais le protectionnisme est à un niveau historiquement bas, comme en témoignent les taux d’ouverture7, et la mondialisation commerciale à un niveau historiquement élevé. Depuis les années 1980, le commerce mondial augmente deux fois plus vite que la production. L’accumulation du capital, à un rythme plus faible, se réalise surtout par des chaînes d’approvisionnement de plus en plus mondialisées.
La mondialisation qui s’est accélérée depuis les années 1990 a aussi accru les échanges de capitaux, conduisant à un niveau « d’interpénétration » nettement plus élevé que lors de la « première mondialisation ». La « nationalité » du grand capital est de plus en plus difficile à définir et de moins en moins pertinente.
et embauchent plus de salariés à l’étranger que dans leur pays d’origine. PDG et actionnaires sont de plus en plus cosmopolites. On s’est étonné récemment de voir le CAC40 à moitié détenu par des capitalistes étrangers. Mais étant donné que celui-ci réalise 70% de ses profits à l’étranger, ce n’est qu’une adaptation à cette réalité. Et bien évidemment, ce cosmopolitisme est entre bourgeois impérialistes (et il est réciproque, avec des français dans des groupes étrangers), tandis que les pays dominés y sont très peu représentés…
Cette intégration s’est surtout faite par blocs, là où les intérêts sont plus convergents. L’UE est la tentative la plus poussée de dépassement du cadre national par des bourgeoisies. En termes d’échanges commerciaux intérieurs, elle est presque comme un seul pays : même monnaie, pas de barrière tarifaire, taux d’ouverture comparable à celui des États-Unis ou du Japon. C’était d’ailleurs une des principales motivations à sa naissance, celle de former un bloc capable de se mesurer aux superpuissances. L’autre motivation était de mettre en place un cadre supranational facilitant la mise en concurrence entre travailleur-se-s et permettant de mieux attaquer les droits des travailleur-se-s.

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Une instabilité croissante

Cette mondialisation s’est approfondie jusqu’à aujourd’hui, mais plusieurs contradictions pourraient la remettre en cause brusquement :
● La première des contradictions est la crise de rentabilité du capitalisme, que l’augmentation de l’exploitation des travailleur-se-s ne suffit pas à compenser. Quel que soit le degré de protectionnisme ou d’ouverture, c’est la cause principale de la faiblesse de la croissance et donc des créations d’emploi. Dans chaque secteur, la modernisation technologique détruit des emplois, qui ne sont pas compensés par d’autres. Le chômage de masse en résulte directement.
● Contradictions dans les bourgeoisies : Dans un cadre mondialisé, l’unique moyen pour les États de conserver leur rang est d’améliorer leur « attractivité » pour le capital, donc de faire du dumping fiscal, social… Cela sert donc d’outil très puissant pour renforcer la rentabilité. Mais les multinationales sont de loin les premières gagnantes, tandis que de nombreux secteurs du patronat moyen et petit sont simplement condamnés à disparaître. Cette concurrence est intrinsèque au capitalisme (qui a par exemple évincé les petits paysans aussi bien pendant la première mondialisation que pendant les 30 glorieuses), mais le libre-échange l’accélère. Et dans le contexte actuel, les secteurs petit-bourgeois évincés ont très peu de possibilités de reconversion, ce qui accentue leur colère contre le cours actuel du capitalisme. Une colère qui s’exprime principalement sous la forme d’idéologies nationalistes réactionnaires, et qui entraîne à sa remorque des franges du monde ouvrier, dans le contexte actuel de faiblesse du mouvement ouvrier progressiste.
● Délocalisations : Les délocalisations ne sont la cause que d’une minorité des destructions d’emploi, mais leur importance est croissante. Surtout, elles choquent parce que les grands groupes impactent de très nombreuses vies, émancipés de toute solidarité, même « nationale ».
● Décalage entre marchés et Etats-nations : Les marchés se sont étendus considérablement, mais contrairement à ce qui s’est passé avec la formation des Etats, les frontières n’ont pas suivi. Donc les sentiments d’appartenance commune et les mécanismes de redistribution (minimaux) associés à un Etat ne sont pas en phase. Les populations du Canada, des Etats-Unis et du Mexique sont en concurrence sur un marché largement commun, mais n’ont presque rien d’autre en commun. Au sein de l’UE, plus d’éléments communs ont été établis, mais la crise de 2008 a été révélatrice : les Etats en faillite (pourtant phagocytés par leurs puissants voisins) n’ont pas bénéficié des mécanismes de redistribution qui existent entre régions d’un Etat. Bien évidemment, les communistes révolutionnaires doivent partir des intérêts internationaux du prolétariat, mais il n’est pas réaliste de tabler sur un mouvement ouvrier et une rupture d’emblée européenne.
● Contradictions inter-impérialistes : L’hégémonie des Etats-Unis s’est érodée, et des puissances mondiales ou régionales ont émergé. Si l’ouverture des marchés mondiaux a surtout profité aux multinationales des pays déjà développés, dans un pays comme la Chine elle a aussi permis à la classe dominante de s’appuyer sur la compétitivité liée aux bas salaires pour émerger, et concurrencer le Nord à la fois sur ses marchés intérieurs et sur le contrôle des pays dominés. Lorsque l’on parle de « la bourgeoisie » (par exemple française, allemande…), on parle d’une bourgeoisie qui aujourd’hui majoritairement est rangée derrière sa fraction la plus internationalisée (la seule qui parle dans les instances comme l’OMC), et qui est la plus liée aux autres bourgeoisies. Ce « choix » n’est pas un aveuglement idéologique, comme le croient ou le font croire certains anti-libéraux. Aujourd’hui en France, près de la moitié des moyens de production et des biens de consommation sont importés. Cela a permis à des patrons français de baisser des coûts, et à d’autres de gagner l’équivalent à l’étranger. Le MEDEF sait donc pertinemment qu’il aurait plus à perdre qu’à gagner à une relocalisation généralisée. Mais l’Etat doit nécessairement s’appuyer ou prétendre s’appuyer sur une base sociale plus large que le seul CAC40. D’où les suppliques à investir « au pays » (Obama suppliait Steve Jobs de réinstaller des usines Apple aux États-Unis, Montebourg à Renault, Trump de façon un peu plus pressante…).
La même contradiction travaille au sein de l’Union européenne. Les intérêts des Etats-membres sont contradictoires à bien des égards. Par exemple dans l’affaire des panneaux solaires, l’Allemagne est contre les mesures de rétorsions contre la Chine… car c’est elle qui vend les machines-outils qui servent aux fabricants chinois de panneaux. Plus qu’une idéologie néolibérale qui aveuglerait les hauts fonctionnaires de l’UE, ce sont surtout ces discordances qui empêchent ce protectionnisme à l’échelle européenne que tant de commentateurs réclament9.

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