Technologies de communication et formats relationnels
La diffusion de chaque « grande » technologie porte en elle-même une promesse de transformation du cadre de vie des sociétés. L’électricité, le chemin de fer, la voiture, l’avion, la radio, la télévision, l’ordinateur… toutes ces technologies ont suscité des espoirs immenses quant à l’amélioration de la vie quotidienne. Le même enthousiasme a accompagné l’avènement de la télécommunication : le télégraphe, puis le téléphone ont fait naitre l’espérance d’une participation sans entrave de tous à la vie politique (Fischer 1992), mais aussi de l’abolition de la distance et de la reconfiguration du tissu urbain (McLuhan 1964). L’explosion récente des nouvelles technologies d’information et de communication, de l’Internet et du téléphone mobile, a renforcé encore cette attente d’une libération des contraintes physiques grâce à la numérisation des échanges et aux capacités de calcul et de transmission des données en progression exponentielle (Negroponte 1995). Mais cet espoir a aussi été accompagné par des craintes. Corrélativement à la montée en puissance des usages de ces technologies, certaines recherches indiquent en effet un déclin des réseaux de discussions en face-à-face (McPherson, Smith-Lovin et Brashears 2006), l’INSEE annonce que « Les Français se parlent de moins en moins » (Blanpain et Pan Ké Shon 1998) et les sociologues éminents observent une dissolution du capital social sous la pression de l’anonymat des villes et de l’individualisation des relations sociales (Putnam 1995). Les technologies de communication sont alors mises en cause : l’Internet pourrait favoriser l’isolation sociale et détourner l’individu de la vie réelle vers un monde virtuel (Kraut et al. 1998), le téléphone mobile, individuel et personnalisé, ou la messagerie instantanée pourraient soutenir l’indépendance de l’individu du groupe social (Campbell et Park 2008), la société en réseau menace la communauté locale en favorisant le contact entre les gens proches par le goût, l’intérêt ou la profession (Ryfkin 2000). On distingue dans ces débats un écho lointain de la vieille opposition entre communauté et société (Gesellshaft et Gemeinschaft) que Ferdinand Tönnies (1887) a établie bien avant la révolution informationnelle. En effet, les nouvelles technologies de contact, plus encore que celles de transport ou de diffusion de l’information (broadcast), agissent directement sur et à travers les relations sociales quotidiennes. Si le face-à-face Technologies de communication et formats relationnels 13 ancre solidement la sociabilité dans les relations locales, les TIC sont en principe capables de déplacer le centre de gravité relationnel vers des univers plus lointains et donc de dépasser la communauté idéalisée par Tönnies « de sang, de lieu, d’esprit » où prime la parenté, le voisinage et l’amitié. Un mouvement redouté par les uns, souhaité par les autres. Il devient alors intéressant d’examiner empiriquement l’influence des TIC sur le tissu relationnel dans les interactions les plus banales de la vie quotidienne.
Face-à-face et téléphone : les premiers pas d’une approche élargie des sociabilités
La téléphonie est apparue au début des années 1990 comme un instrument d’enquête particulièrement adapté pour objectiver le réseau de correspondants des personnes et fournir des éléments d’interprétation de son évolution selon le cycle de vie, en prenant la distance géographique, le sexe et la structure familiale comme principales variables d’analyse. Mais l’introduction de la téléphonie comme média de la sociabilité au sein des enquêtes sur les contacts interpersonnels n’est pas allée de soi. Tout s’est en effet passé comme si les enquêtes menées sur les pratiques téléphoniques initiées par la Direction Générale des Télécommunications (cf. Claise et Vergnaud 1985 ; Curien et Périn 1983 ; Chabrol et Périn 1993 ; Rivière 2000a) et celles qui l’ont été sur le trafic téléphonique conduites au Centre National d’Etudes des Télécommunication avaient d’abord du faire la preuve de la cohérence de leurs résultats avec les enquêtes sur les contacts en face-à-face. Pour se faire accepter comme nouveau support méthodologique dans l’étude des sociabilités, les enquêtes sur le trafic téléphonique ont ainsi dû démontrer que l’univers social du téléphone n’était pas différent de l’espace relationnel des personnes, tout en prouvant par ailleurs qu’il permettait d’enrichir la connaissance des variables structurantes de la distribution des sociabilités au sein des espaces conjugaux, familiaux et amicaux. Aujourd’hui, alors que les téléphones et les autres moyens de communication sont devenus partie intégrante de nos contacts quotidiens, le lien entre rencontre et appel téléphonique semble aller de soi. Néanmoins les premières enquêtes sociologiques sur les réseaux sociaux n’ont pas inclus ces sociabilités médiatisées dans leur protocole de saisie des comportements relationnels. Ainsi, la première grande enquête française sur 14 les contacts sociaux de 1983 a limité le spectre de son analyse aux seules rencontres en face-à-face pour étudier le capital social des Français (Héran 1988). Ce choix n’était pas seulement l’écho d’un faible intérêt pour les contacts médiatisés à l’époque de la recherche, mais il reflétait également un parti pris plus général, accordant une prépondérance dans la construction du lien social aux interactions en face-à-face, comme nous l’avons vu plus haut. Un appel téléphonique apparaissait, dans cette perspective, comme une forme réduite et contrainte de l’interaction au regard des contacts directs. L’enquête Contact de l’INSEE-INED a cependant permis de dresser un tableau complet des relations sociales entretenues par les Français, en balayant au passage quelques stéréotypes issus de la sociologie des classes populaires, par exemple, celui d’une plus forte propension à la sociabilité de la classe ouvrière. En effet, si l’on considère trois types de capital, économique, culturel et social, on observe un phénomène d’accumulation plutôt qu’un effet de compensation : « le capital va au capital ». Les membres des catégories aisées et plus éduquées ont des réseaux sociaux plus vastes et plus variés, construits durant des parcours scolaires plus longs et des mobilités géographiques souvent plus fortes. Cette recherche a aussi pu mettre en évidence une très forte structuration de la vie relationnelle par l’âge et la situation socioprofessionnelle des enquêtés. François Héran parlera à ce propos des « trois âges de la vie » (jeunesse, âge actif et retraite), en découpant à grands traits les formes de la sociabilité caractéristiques de ces périodes, qui se centrent successivement sur l’amitié, sur les relations de travail et sur la famille.