Techniques, technologies et dispositifs La question des instruments
Les technologies, qu’elles soient nouvelles ou anciennes, constituent un achoppement récurrent dans les pratiques des enseignants-chercheurs. Si elles font partie intégrante de la vie quotidienne , elles sont en revanche considérées comme des objets à part lorsqu’il s’agit de recherche ou d’enseignement. Valorisées pour leurs fonctions instrumentales, elles n’en sont pas, pour autant, aisément perçues dans leur dimension épistémique. Utiliser un support technique pour rendre plus confortable ou pour optimiser une activité de recherche ou d’enseignement paraît opératoire ; réfléchir à ce que le support technique modifie dans l’organisation du message et des tâches, ainsi que dans les représentations du sujet (enseignant et apprenant) est souvent perçu comme une perte de temps et d’efficacité. Le coût énergétique et matériel est alors considéré comme trop élevé pour l’individu et le collectif. Pourtant, à nier trop rapidement les modifications auxquelles conduit l’introduction d’un artefact dans les interactions liées à l’activité de formation, on prend le risque de ne participer qu’à une reproduction infinie de l’identique : un modèle pédagogique techniquement modernisé – parfois à grands frais –, mais toujours le même en ses fondements.
Cette négation dans le champ des pratiques s’accompagne, dans le champ des recherches, d’une perception réductrice qui divise le monde des chercheurs en technophiles et technophobes. Cette vision manichéenne génère des clans et des rapports de force qui font largement obstacle à la sérénité de la réflexion dans ce domaine, ainsi qu’à la diffusion de résultats objectivés, la recherche étant entachée du soupçon d’idéologie. Pourtant, l’expansion sans précédent des technologies de l’information et de la communication bouleverse l’ordre du monde en modifiant l’échelle d’impact des choix politiques, économiques et ingénieriques. Aujourd’hui, l’existence potentielle de métabibliothèques et de bases de données et celle de campus universitaires numériques, ouverts sur la planète entière, interroge fortement le sens de nos pratiques. Elle met en cause la vision humaine et sociale qui oriente notre élaboration des dispositifs de formation, ainsi que les allégeances que nous sommes prêts – ou non – à assumer en termes de modèles économiques, pédagogiques ou encore cognitifs. Dans le cadre de cette contribution, nous tenterons de problématiser le rapport que les enseignants-chercheurs entretiennent avec les technologies dans leurs pratiques professionnelles. Nous proposerons une sélection de concepts élaborés et discutés durant ces dernières décennies dans le champ de recherche qui se construit autour des usages des technologies dans la formation.
Le but étant de dépasser le stade du simple constat ou celui du débat, pour contribuer à la diffusion de modélisations opératoires qui aident à penser la médiatisation des savoirs et des interactions à finalité éducative. Dans une première partie du texte, nous prendrons appui sur une comparaison entre les résultats de deux enquêtes conduites par la fédération ITEM-Sup, l’une en 1991-1992 qui lui a donné naissance, l’autre dix ans après en 2001-2002. On mettra en valeur les évolutions qui permettent de comprendre pourquoi la question de l’intégration des technologies ne peut plus se poser dans les mêmes termes aujourd’hui qu’il y a une dizaine d’années. Dans une deuxième partie, nous nous appuierons sur certains des résultats de l’analyse des réponses aux questions ouvertes de l’enquête la plus récente pour tenter de déceler les paradoxes révélateurs des tensions qui obscurcissent le rapport que les acteurs entretiennent avec les technologies. Face à l’opacité produite par une réalité fort complexe, la tentation est grande d’édifier des systèmes explicatifs simplificateurs, parfois manichéens ou sous-tendus de jugements moraux. C’est la raison pour laquelle, dans une troisième partie, nous présenterons un ensemble de concepts issus de la recherche psychosociale sur les usages des technologies et que nous avons sélectionnés sur la base des confusions repérées dans les réponses analysées dans cette dernière enquête. Conçus comme des outils cognitifs, ces concepts nous paraissent susceptibles d’aider à produire des analyses plus distanciées d’une situation sociale dont les enjeux ne peuvent plus aujourd’hui être négligés par l’ensemble des enseignants-chercheurs qui s’intéressent à l’éducation et à la formation.
DANS LES FAITS, DES CONSTATS INDISCUTABLES
En 1991-1992, une enquête a été conduite à la demande du Ministère de l’Education Nationale sur l’utilisation des technologies dans les premiers cycles universitaires. C’est de ce travail qu’est née la fédération ITEM-Sup qui regroupe un ensemble d’associations et d’acteurs individuels œuvrant pour l’intégration des technologies dans l’enseignement supérieur. En 2001-2002, le Ministère de la Recherche demandait à cette fédération de conduire une nouvelle enquête visant à repérer les grandes tendances des pratiques d’enseignement et de formation liées à l’intégration des technologies dans l’enseignement supérieur. Les dix années qui séparent ces deux enquêtes facilitent le repérage d’un certain nombre d’évolutions, sans permettre pour autant des comparaisons terme à terme, puisqu’elles n’ont pas été conduites selon la même méthodologie, la situation sur ces questions ayant considérablement évolué. En 1991-92, la population concernée par l’enquête étant peu nombreuse, une méthodologie de type qualitatif était envisageable. Un groupe de travail a ainsi déterminé une liste de personnes à interviewer, sur tout le territoire, à différents niveaux de responsabilité. Dix ans plus tard, l’utilisation des technologies s’étant banalisée, l’enquête concernait une population plus nombreuse et plus hétérogène. Une méthodologie de type quantitatif a donc été adoptée sur la base d’un formulaire d’enquête qui prévoyait d’interroger les enseignants selon quatre catégories : ceux qui utilisent les technologies (A), ceux qui les ont utilisées par le passé (B), ceux qui vont les utiliser dans un proche avenir (C), ceux qui n’ont aucune intention de les employer (D). Cette distinction devait permettre de recueillir des opinions contrastées émanant de la diversité des situations réelles.