Systèmes d’innovation et territoires : un jeu
d’interactions
L’innovation agricole
L’innovation agricole, une nécessité ?
L‘innovation en milieu rural n‘échappe pas à cette course effrénée de survie des systèmes productifs dans une économie mondialisée. Cet effet, qualifié de technological treadmill (Cochrane 1958), montre que les producteurs agricoles sont incités à produire davantage de quantité et/ou plus efficacement, afin de contrer la baisse constante des prix alimentaires (Figure 32). Selon cette théorie, les pionniers des innovations bénéficient d‘un gain supplémentaire de productivité, ce qui accentue la pression sur la baisse des prix. Les producteurs n‘ayant pas adopté cette innovation ne sont alors plus compétitifs, certains abandonnent l‘activité et leurs ressources sont absorbées par les autres (Howard, 2009). qui peut se traduire par « tapis-roulant de la technologie » Chapitre 4 : des entrepreneurs au système d‘innovation et au territoire 114 Figure 32 : « The Agricultural treadmill » (Howard, 2009) Dans cette conception libérale des marchés agricoles, l‘innovation est une finalité, un délivrable de la recherche à transférer aux agriculteurs. Bien qu‘étant remis en cause par une partie de la communauté scientifique, ce paradigme est encore en vigueur aujourd‘hui (Hall et al., 2001). Conjointement aux conséquences du libre-échange des produits agricoles, des enjeux structurels majeurs amplifient cette nécessité d‘améliorer la production agricole en Afrique de l‘Ouest et spécifiquement au Burkina Faso. Le développement rural et agricole est ainsi l‘une des priorités du gouvernement, au travers de la « modernisation » du secteur et dans lequel l‘innovation prend une place importante (Gouvernement du Burkina Faso, 2011), afin d‘augmenter la production agricole. Cet impératif se traduit avec le récent changement d‘appellation du « Ministère de l‘Agriculture de l‘Hydraulique et des Ressources Halieutiques », renommé en 2012 « Ministère de l‘Agriculture et de la Sécurité Alimentaire ».
L’innovation agricole est multifacette
Malgré le paradigme de développement focalisé presque exclusivement sur les innovations techniques, ce ne sont pas les seuls leviers activables pour permettre un changement dans les systèmes productifs agricoles. L‘innovation peut être de nature différente : technique, productive, organisationnelle. La première est généralement la plus couramment citée et occulte parfois toutes les autres. L‘innovation technique dans le domaine agricole peut concerner l‘insertion d‘une nouvelle variété, un nouvel itinéraire technique dans le cycle de culture (date, nature, modalité de réalisation des travaux agricoles), l‘utilisation d‘un nouveau matériel agricole (matériel d‘irrigation comme le goutte-à-goutte, les motopompes, etc.) d‘une nouvelle technique (labour attelé, compostage, zaï mécanisé, etc.), la valorisation de nouveaux espaces auparavant non dédiés aux activités agricoles grâce à de nouvelles techniques, etc. Ces exemples illustrent exclusivement des innovations techniques concernant l‘activité de production agricole. D‘autres types d‘innovations agricoles existent et ont été peu reconnus jusqu‘aux années 1980-90, car ils sortaient du cadre techniciste de la vulgarisation agricole. Il s‘agit des innovations de production, organisationnelle, de service et de procédé. L‘innovation de production (agricole) est celle qui se situe au cœur de cette recherche. Elle concerne l‘ensemble des nouvelles cultures agricoles ou animales adoptées et adaptées par les producteurs. Il ne s‘agit pas de nouvelles variétés cultivées où l‘espèce était déjà cultivée auparavant. Dans le cas d‘une innovation de production, le changement est bien plus conséquent puisqu‘il concerne l‘ensemble du système de production de l‘agriculteur. Le producteur doit aménager ses activités et son espace de production pour y insérer une nouveauté. Le changement se situe simultanément, bien qu‘à des niveaux distincts, sur : les espaces mobilisées, les ressources financières, le réseau social du producteur depuis la fourniture des intrants jusqu‘à la commercialisation, les interactions avec les autres cultures et les productions agricoles et animales ainsi que les autres activités rémunérées ou non au sein du ménage. Parmi les exemples les plus marquants de la frange soudano-sahélienne de l‘Afrique de l‘Ouest, le maïs a été une innovation de production majeure, qualifiée de « révolution silencieuse » (Foltz et al., 2012). Très peu cultivée auparavant, cette culture a largement été appropriée par les paysans, conséquence inattendue du développement de la cotonculture. L‘accès facilité aux fertilisants pour la cotonculture a été le principal facteur d‘appropriation du maïs en zone rurale, qui a rapidement pris le pas sur les autres céréales comme le mil ou le sorgho (Foltz et al., 2012). L‘anacardier, introduit dans les années 1970 suite à un projet gouvernemental visant à diversifier la production fruitière au Burkina Faso, est également un exemple d‘innovation de production et sur lequel cette thèse se base. L‘introduction de plantations pérennes provoque des arrangements incontournables aux échelles du ménage, du système de production et des espaces cultivés. Le coton (Fok, 2010 ; Renaudin, 2011) et le cacao (Chauveau, 1993) sont d‘autres exemples d‘innovations de production, introduits durant la colonisation qui ont bouleversé tant l‘économie rurale que nationale des pays concernés. Le jatropha quant à lui, n‘est pas encore massivement planté par les agriculteurs ; ses impacts sur l‘économie des ménages sont en cours d‘évaluation et font l‘objet de débats dans la communauté scientifique et parmi les opérateurs techniques. Enfin, des innovations de production agricoles récentes sont à l‘étude au Burkina Faso, comme la mucuna (Mucuna deeringiana), légumineuse et plante fourragère, introduite dans la rotation des cultures principales (Koutou et al., 2009). Il est important ici de rappeler que le terme « innovation » est dénoué de connotation positive et se résume à l‘appropriation d‘une nouveauté par une société. L‘innovation organisationnelle « repose sur une appropriation qui transforme les manières de travailler » (Gaglio, 2011 ; 28). La création de groupements de producteurs et d‘organisations faîtières peut être considérée comme une innovation organisationnelle car les modalités de prise de décision et d‘organisation des activités de production s‘en trouvent changées. Certains auteurs parleront plutôt d‘innovation institutionnelle lorsque les règles qui régissent les rapports entre les individus sont modifiées. La création de fédérations de producteurs ou des interprofessions en sont de bons exemples puisque les rapports de force au sein de la filière évoluent : les représentants des producteurs sont en capacité d‘échanger et de négocier directement avec les transformateurs et les commerçants. L‘innovation organisationnelle n‘est donc pas une nouvelle technique d‘organisation. Par exemple, la création du réseau d‘association de producteurs d‘anacarde, Wouol, composé de différentes unités de transformation semi-industrielles dans le sud du Burkina Faso est une innovation organisationnelle. Les membres sont des producteurs et ont une part de responsabilité dans l‘avenir de la coopérative. Auparavant chacun négociait la vente de ses noix d‘anacarde individuellement avec des commerçants. Avec la coopérative, le prix d‘achat de la noix est négocié chaque année en assemblée générale en début de campagne, avec l‘ensemble des membres et salariés de la coopérative. La relation avec les producteurs a changé et doit permettre de disperser le pouvoir de décision tout en construisant des référentiels techniques et financier négociés : adoption de cahiers des charges, modes de rémunération, etc. L‘innovation de service est caractérisée par une intégration de nouveaux services ou par une recombinaison de services existants. Par exemple, les institutions de micro-finance (IMF) en Afrique ont été des innovations de service, proposant à des groupes d‘individus d‘accéder à un crédit pour réaliser des activités productives, auxquelles ils n‘auraient pas eu accès auparavant. Ces institutions de micro-crédit n‘ont pas toujours perduré face aux difficultés de recouvrement des crédits dans les dispositifs fonctionnant sur la caution solidaire. C‘est pourquoi elles font l‘objet de vives critiques, d‘autant plus que les intérêts de ces emprunts restent très élevés pour couvrir justement ce risque élevé de non remboursement. Il ne faut cependant pas occulter le fait que face au désengagement de l‘Etat et aux grandes difficultés de financement des activités agricoles, ces IMF constituent souvent le seul recours pour les producteurs et les organisations de producteurs. Certaines initiatives sont d‘ailleurs très encourageantes ; comme le warrantage (système de stockage à crédit des céréales après la récolte et revendus lorsque les prix augmentent, une partie du bénéfice rembourse le stockage, l‘autre revient au producteur 48). L‘innovation de procédé est quant à elle relative aux étapes de transformation agricoles. Elle s‘appuie sur l‘utilisation de nouveaux matériels : presses, broyeurs, décortiqueuses, barattes, torréfacteurs, moulins, voire unités de séchage ou autres modes de conservation (pasteurisation, congélation, etc.). Les activités de transformations sont cruciales en Afrique Sub-saharienne si l‘on considère les chiffres d‘une étude récente menée par la Banque mondiale qui estime les pertes post-récoltes des productions céréalières entre 10 % et 20 % sur les étapes de récolte, de transport et de stockage des aliments (World Bank, 2011). De plus, la transformation des produits agricoles permet la création de valeur ajoutée supplémentaire et contribue à l‘alimentation des villes. 48 Ce système procure un double intérêt pour le producteur qui bénéficie d‘une part d‘un crédit dont la garantie pour l‘IMF est la quantité et la qualité du stock et d‘autre part de bénéficier d‘un prix élevé pour la vente de ces céréales, plutôt que de vendre dès la récolte lorsque les prix sont au plus bas. Chapitre 4 : des entrepreneurs au système d‘innovation et au territoire 117 Il est également admis que l‘innovation est de nature composite (Pichot et Faure, 2009) puisqu‘une innovation technique sera souvent accompagnée d‘une innovation organisationnelle pour sa mise en œuvre. La nature de l‘innovation est donc duelle : elle est à la fois une réponse à un contexte mais aussi une suite de réactions d‘individus qui s‘inscrivent dans un processus, dont nous verrons dans la sous-partie 4.2.1 qu‘il est de nature sociale.
De la théorie de Rogers à l’autonomie de l’individu
La démarche d‘innovation s‘illustre en premier lieu par la volonté des individus de changer leurs façons d‘agir ou dans le but d‘améliorer leurs conditions de vie. Ce changement implique donc un choix effectué par les individus qui évaluent l‘ensemble des scenarios d‘avenir possibles et des risques associés. Cette évaluation s‘effectue selon l‘appréciation des individus, leurs préférences, et selon le risque que chacun accepte de prendre. Selon Rogers (Rogers, 2003), c‘est la perception de la nouveauté de l‘idée ou de l‘artefact par l‘individu qui détermine sa réaction. Ce sociologue a été le pionnier dans l‘analyse de la diffusion des innovations avec son ouvrage « Diffusion of innovation », paru pour la première fois en 1962. Il pose les bases des modalités de diffusion des innovations, particulièrement à l‘échelle de l‘individu, en prenant en compte sa perception et ses réseaux, principalement à partir d‘exemples d‘innovations agricoles en zone rural aux Etats-Unis.
Les caractéristiques intrinsèques de l’innovation
Selon Rogers (Rogers, 2003), l‘individu perçoit différents types d‘avantages de la nouveauté : L‘avantage relatif : est le degré pour lequel l‘innovation est perçue comme meilleure que l‘idée ou l‘artefact qu‘elle supplante ou permet d‘améliorer. Cette perception s‘effectue à la fois selon des critères mesurables (avantage économique) ou subjectifs (prestige social, satisfaction, appréciation de la commodité). La compatibilité : est le degré pour lequel l‘innovation est perçue comme compatible avec les valeurs existantes, les expériences passées, les besoins des adoptants potentiels. L‘adoption d‘une innovation dont les règles et normes qu‘elle mobilise sont incompatibles avec le système social dans lequel elle s‘insère, sera rejetée ou nécessitera alors un changement préalable de ces règles. La complexité : est le degré pour lequel l‘innovation est perçue comme difficile à comprendre et utiliser. De nouvelles idées, simples à comprendre et à mettre en œuvre seront plus rapidement adoptées que celles nécessitant de nouvelles compétences. Chapitre 4 : des entrepreneurs au système d‘innovation et au territoire 118 L‘essayabilité 49 : est le degré pour lequel une innovation peut être expérimentée à petite échelle. Dans le cas d‘une nouvelle variété agricole, les producteurs l‘adopteront d‘autant plus facilement qu‘ils pourront la tester sur des petites parcelles, car cela représente un risque moins élevé. L‘observabilité : est le degré pour lequel les résultats de l‘innovation sont visibles des autres individus. Cette idée de mimétisme est très présente dans la littérature sur les innovations et se base à la fois sur un mécanisme social et sur un mécanisme spatial (comme la contagion par le voisinage, qui sera explicitée au §4.3.3). Au niveau social, l‘observabilité d‘une innovation permet de convaincre l‘individu et d‘induire des échanges dans les communautés de pratique. A l‘aune de ces cinq critères, l‘individu est en capacité de décider d‘adopter ou non l‘innovation. Dans la théorie développée par Rogers, l‘innovation possède donc des propriétés intrinsèques d‘adoptabilité (Olivier de Sardan, 1995). L‘individu évalue également a priori les conditions de réalisation de certains scenarios : besoin en trésorerie ou de nouvelles compétences, activation d‘un réseau social, mobilisation de nouvelles ressources, etc. Les individus se lancent donc, pour certains, de façon opportuniste dans une démarche d‘innovation, mais certainement pas de façon irréfléchie. Ils jaugent les opportunités et les risques qu‘elle offre, dans les limites de leurs compétences et des informations dont ils disposent.
Les étapes de l’adoption de l’innovation à l’échelle de l’individu
La plupart des études socio-économiques sur l‘innovation convergent vers l‘idée du séquençage de l‘adoption de l‘innovation en différentes étapes. Selon Rogers, la décision de l‘adoptant s‘inscrit dans un processus de décision qui correspond au processus à travers lequel un individu (ou une autre unité de décision) passe de la prise de connaissance de l‘innovation (1), à la prise de position vis-à-vis de l‘innovation (2), puis à la décision d‘adopter ou de rejeter l‘innovation (3), à l‘implémentation de cette nouvelle idée (4), jusqu‘à la confirmation de cette décision (5). Ces cinq étapes sont dépendantes à la fois des caractéristiques socio-économiques de l‘individu et des propriétés intrinsèques de l‘innovation (Figure 33).
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