Synthèse modèles d’innovation et action publique
L’objectif du présent chapitre est double
Il s’agit d’une part de confronter une dernière fois les deux modèles d’innovation pour en saisir les dynamiques les plus structurantes. La synthèse proposée radicalise les oppositions autour de points fondamentaux : la relation qu’entretient chacun d’entre eux avec la recherche, la prise de risque, et l’innovation. Elle tente de « tirer sur le fil » des résultats obtenus pour formuler des conclusions plus systématiques et plus larges. L’exercice de synthèse ne se limite pourtant pas à ça : il prétend monter en généralité pour interroger, à travers l’exemple des transformations qui affectent la gestion des eaux urbaines, les rapports que peuvent entretenir l’action publique avec la science, le risque, l’activité politique et le changement dans les politiques publiques.
L’ensemble de ces réflexions montre, à nouveau, comment la sociologie de l’expertise renseigne le processus d’innovation et vice-versa. Une connaissance fine des acteurs engagés dans la fabrication de l’action publique (identité, intérêts, valeurs, culture, socialisation, réseaux…) éclaire les répertoires d’action mobilisés au bénéfice de l’innovation de service public. Réciproquement, les innovateurs rencontrés et les modèles de changement qu’ils promeuvent interpellent la sociologie politique en mettant à jour des conceptions implicites de l’action publique. Synthèse modèles d’innovation et action publique.
Science et action publique : deux attitudes à l’égard de la connaissance scientifique et ce qu’elle promet
La loyauté des pionniers
Les données de terrain recueillies font apparaître un rapport à la science différent dans les collectivités « à observatoire » et dans celles de taille moyenne qui ne mènent pas de recherche in situ. Les premières sont ainsi « entrées » en recherche et y sont restées : la pérennité du partenariat fait accéder les collaborations au rang de pratique sociale. Les villes expriment ainsi un engagement envers la recherche : le partenariat est naturalisé au fil des années. Les services acceptent de jouer le jeu de l’activité scientifique, c’est-à-dire d’avoir affaire à une connaissance incertaine, demandant à être sans cesse approfondie, questionnée… De ce point de vue, entrer en recherche signifie accepter l’idée d’un partenariat à durée potentiellement indéterminée, puisque, par définition, la compréhension des processus et le questionnement des connaissances ne sont jamais « finis ».
L’intériorisation de cette logique par les services est visible dans l’évolution des rapports entre chercheurs et opérationnels, et plus généralement entre science et collectivité. Dans la « préhistoire » des observatoires, les chercheurs sont invités à appuyer les opérationnels dans l’élaboration de dispositifs nouveaux et expérimentaux (les outils de modélisation du réseau au Grand Lyon, les bassins de retenue et décantation en Seine-Saint-Denis…). La logique d’innovation est relativement radicale : elle propose de rompre avec les normes techniques qui ont prévalu jusque-là. A ce temps d’expérimentation succède un temps de questionnement de ces nouvelles pratiques, qui interroge le fonctionnement de ces nouveautés et leur plus-value réelle. La naissance des observatoires entérine ce tournant. Les villes entrées en recherche continuent à suivre les scientifiques sur cette voie : elles entrent de plainpied dans cette démarche de compréhension et d’évaluation. Nous ne soutenons pas que la recherche décide unilatéralement de l’orientation des travaux : la dynamique est coconstruite, comme nous l’avons vu. Néanmoins, il nous parait important d’appuyer sur ce point : les villes impliquées acceptent cette expérimentation potentiellement sans fin, la remise en question permanente des connaissances acquises, la critique de leurs propres pratiques ou représentations, les questions laissées sans réponse et l’incertitude des résultats, en dépit de l’investissement humain et financier qu’elles déploient.
On peut ainsi parler d’engagement voire de loyauté des pionniers envers la sphère scientifique. L’enracinement de cette culture est visible dans la place grandissante que souhaitent prendre les chercheurs au sein des projets urbains. Au Grand Lyon par exemple, ces derniers interpellent les services pour être présents le plus en amont possible de la conception des projets. La logique est la suivante : les nouveaux aménagements sont potentiellement considérés comme de futurs sites à instrumenter… Dès lors, les chercheurs souhaitent que le suivi expérimental soit pensé dès le départ. Ils expriment l’idée qu’il est difficile d’instrumenter a posteriori un « dispositif normal » (bâtiment, toiture…).
Ils suggèrent par là que les aménagements doivent à présent être appréhendés comme des objets urbains hybrides (Toussaint, 2009) conçus pour répondre aux attentes des usagers mais aussi aux besoins des chercheurs. « Pour les équipements publics, c’était la demande de [X, Chercheur à l’INSA de Lyon et à l’OTHU] : il faudrait que les scientifiques soient associés le plus en amont possible, et puissent émettre des remarques sur la conception ! Clairement, ce n’est pas simple à faire car ce sont des opérations d’urbanisme qui sont compliquées, et nous, on intervient souvent à la fin aussi. (…) Une fois que c’est livré, c’est dommage de refaire des travaux pour implanter un dispositif de suivi. » (Responsable du pôle Surveillance et pilotage des réseaux – Direction de l’eau – Grand Lyon) Cette demande est aussi révélatrice d’évolutions récentes, qui voient les villes se transformer en « laboratoires grandeur nature », ce qui encourage les scientifiques à se manifester très tôt pour bénéficier des sites en priorité. « Il y a aujourd’hui deux ou trois sites instrumentés, et de plus en plus de laboratoires qui les utilisent, donc de moins en moins de sites disponibles. (…) C’est aussi le sens de la demande de Jean-Luc : s’il y a de nouveaux sites à chercher pour des besoins scientifiques, et des opérations de requalification, est ce qu’on ne pourrait pas imaginer de faire d’une pierre deux coups, et que ces opérations deviennent de nouveaux sites… ? » (Responsable du pôle Surveillance et pilotage des réseaux – Direction de l’eau – Grand Lyon)
L’émancipation des outsiders
Les « outsiders » des années 1990 (nous mettons Rennes et Douai dans cette catégorie) ont un autre rapport à la science : ils n’entrent pas en recherche comme les autres, mais ont ponctuellement recours à des travaux scientifiques pour nourrir leurs politiques. Leur positionnement est intéressant : les résultats scientifiques leur servent d’assise ou de point de départ, mais Rennes comme Douai (nous l’avons montré dans le chapitre qui leur est consacré) insistent pour s’émanciper ensuite de cette tutelle et construire leur propre voie. Chacune des collectivités formule explicitement, à un moment donné, l’idée selon laquelle elle en « sait assez ». Une fois le transfert réalisé (des techniques alternatives à implémenter, des méthodes à appliquer), ces collectivités ont rompu les partenariats avec les chercheurs.
D’autres transmissions ponctuelles peuvent avoir lieu au fil de l’eau, en fonction des besoins : c’est alors une logique « d’emprunt » (on emprunte une idée, une étude française ou internationale, un raisonnement) qui prévaut. Les conclusions des expérimentations menées sur d’autres territoires sont importées et adaptées localement : c’est exactement ce qui s’observe sur le territoire du Douaisis, dont les pratiques sont guidées et monitorées « de loin » (à distance, par le biais des lectures du directeur de la CAD) par les travaux de l’OTHU. Loin de nier la science, ils témoignent d’une grande confiance dans les études produites, qui les rassurent sur leurs pratiques et sont aussi utilisées comme caution.
Cependant, leur engagement se limite à cet emprunt : ces deux collectivités importent les résultats qui les intéressent au premier plan, des solutions éprouvées, sans toutefois continuer à financer l’évaluation de ces solutions et l’expérimentation de nouvelles intuitions. On peut faire l’hypothèse que ces collectivités discutent moins des résultats scientifiques que dans les services en lien avec les observatoires, mais appliquent peut-être plus les solutions d’action publiques autorisées par les recherches publiées (comme par exemple la politique d’infiltration radicale du Douaisis). Ainsi, dans la mesure où l’expertise circule entre les deux réseaux (essentiellement des collectivités « à observatoires » vers les collectivités qui ne se sont pas engagées dans de l’expérimentation in situ), on peut considérer que les pionniers assurent le coût de la « réassurance » pour les outsiders. En dépit des effets de discours parfois observés pouvant conduire à la fausse piste d’une innovation radicale « sans filets » (cf. Douai), la prise de risque est de fait limitée, ou plutôt encadrée par les études scientifiques qui balisent le champ des possibles. Même s’ils ne l’explicitent pas aussi clairement que nous venons de le formuler, le discours des acteurs laisse à penser que « chacun est dans son rôle » en se positionnant de cette façon-là.
Il semble assez logique que les plus grosses collectivités investissent dans des moyens de connaissance que d’autres ne pourraient pas mettre en œuvre et capitalisent ainsi une expertise ensuite mise en circuit. Elles acceptent implicitement d’assumer ce coût pour d’autres. Symétriquement, les collectivités qui s’approprient ces éléments se démarquent en se présentant comme des « bricoleurs » construisant, à partir de différentes ressources disponibles, leurs propres pratiques.