L’EXPLOSION DE LA RÉALITÉ VIRTUELLE
Ce mémoire s’inscrit dans le sillon du courant porté par l’organisation FoST : « The Future of StoryTelling (FoST) is a passionate community of people from the worlds of media, technology, and communications who are exploring how storytelling is evolving in the digital age », (FoST, 2016). Par exemple, l’exposition « Sensory Stories », présentée chaque année au Centre PHI à Montréal et associée au fondateur de Future of StoryTelling, Charles Melcher : s’inscrit dans ce courant. Ainsi, l’exposition est constituée de plusieurs expériences immersives : les oeuvres de l’exposition « (…) prennent un sens plus profond et le spectateur est plongé, voire happé, dans une réalité qui n’est pas sienne, mais qu’il approche de manière personnelle et intimiste », (Phi, 2016). Les nouvelles narrativités ne concernent pas uniquement le monde du divertissement, mais s’appliquent aussi à de multiples champs de recherche en réadaptation, en éducation, en psychologie, etc. À titre d’exemple, voir les recherches du MIT Open Documentary Lab. OpenDoc Lab, (2016). Bien que ces organisations soient relativement récentes, les conférences sur le potentiel de la réalité virtuelle ne datent pas d’hier.
En fait foi, cette série de conférences thématiques qui a débuté en 2001 : « In 2008, both European conference series TIDSE (« Technologies for Interactive Digital Storytelling ») and ICVS (« Virtual Storytelling: Using Virtual Reality Technologies for Storytelling »), merged to become ICIDS, the premier International Conference on Interactive Digital Storytelling) » Virtual Storytelling, 2016. À l’heure actuelle, plus près de nous, uniquement à Montréal, on ne compte plus les festivals et événements consacrés à la réalité virtuelle ou qui intègrent des expériences immersives, tels que MUTEK IMG, BIAN (Biennale internationale d’art numérique), agence Topo, Symposium iX, Elektra, Sensories Stories du Centre Phi ainsi que de nombreux événements organisés par le Printemps numérique7. Par conséquent, ce projet de recherche s’inscrit dans la continuité de ce courant de pensée et cette communauté de pratique. Il tente d’explorer les nouvelles formes narratives engendrées par l’apparition de nouveaux dispositifs de diffusion immersifs. L’objectif ne vise pas à proposer une nouvelle forme narrative, mais plutôt à définir, dans le cadre du projet Solastalgia, quelle est la forme narrative en jeu. Tenter de saisir et de reproduire une émotion par le biais du virtuel constitue un objectif ambitieux. Contentons-nous de préciser que la recherche ne réside pas dans la réalisation d’une production artistique, mais plutôt dans la mise en place d’un processus de création qui, pendant l’espace du cheminement, celui du « design » de l’émotion particulière de la Solastalgia, aboutira à des expérimentations, à la création de prototypes et de productions. L’ensemble de la recherche pointe donc dans la même direction : la reproduction, au sein du virtuel, d’une émotion fortement ressentie.
TECHNOLOGIE : INTERFACES HAPTIQUES
Afin de positionner et de montrer l’originalité du projet Solastalgia, il est nécessaire de mentionner un certain nombre de projets incontournables se situant entre l’art et le divertissement. L’objectif ne consiste pas à rédiger un historique complet du domaine, mais plutôt à sélectionner certains projets novateurs récents permettant, de par leur méthode, de mieux saisir l’approche artistique proposée dans le cadre de cette recherche-création. Plus précisément, il existe actuellement de nombreux projets de recherche-création explorant les liens entre les sens haptiques, visuels et sonores. Ces projets simulent des environnements, produisent des interactions avec des objets réels, présentent des environnements photo réalistes volumétriques et proposent de nouvelles expériences interactives du virtuel. Le projet « The Blue » (2016) 8 est l’une des premières expériences de réalité virtuelle (VR) réalisée sur le casque de Vive sélectionné au festival de Sundance en 2016. Cette oeuvre, désormais iconique, a défini une esthétique réaliste tridimensionnelle qui démontre les capacités techniques et esthétiques de la réalité virtuelle. En ce sens, l’oeuvre a établi une référence en termes d’immersion. Elle reproduit une expérience du temps et de l’espace que l’on retrouve en plongée sous-marine.
En recourant à cette même forme d’expérience de détection de mouvement et de déplacement physique, plusieurs oeuvres ont depuis utilisé le récit narratif qui explore et amplifie l’aspect du déplacement physique, comme le simulateur de vol. Le projet Birdly (2014)9 fait appel à une simulation de l’effet du vent et de la rétroaction haptique. Dans le même ordre d’idées, plusieurs prototypes explorent l’aspect esthétique10 des émotions fortes telles que les angoisses, l’anxiété, la répulsion, etc. Ces expériences virtuelles, inspirées du courant des films d’horreur tels que Resident Evil (2017), IT Float (2017) Narcosis (2017), Paranormal Activity (2017), Here They Lie (2017), Affected (2017) et du divertissement, ont aussi établi de nouveaux paradigmes (problèmes types et solutions) concernant la modification du temps et de l’espace en immersion virtuelle. L’évolution actuelle du rapport entre la matérialité des oeuvres et le virtuel pointe vers l’apparition d’arcades virtuelles (Vrcades) synchronisées avec des espaces réels, comme la fameuse expérience The Void11. Elle présente une expansion des progrès techniques et narratifs aux expériences RV. Inscrite dans le courant des LBE (Local Based Entertainment), l’expérience hyperréaliste se déroule dans un espace de plusieurs mètres carrés pouvant
RÉCIT NARRATIF EN RÉALITÉ VIRTUELLE
La réalité virtuelle contamine donc le monde matériel et social. L’avènement de « l’homo virtualis » (LESLIE JAMON, 2010) soulève, par conséquent, de nouveaux questionnements. Quelles seront les prochaines phases ? Est-il- possible d’élargir davantage l’expérience humaine ? Avec l’implémentation de nouvelles technologies et de nouveaux programmes de recherche, en quoi la réalité virtuelle propose-t-elle un réel questionnement de notre expérience humaine ? Si l’on considère l’art et son évolution, force est de constater que l’art virtuel est maintenant et définitivement entré dans une période de développement de nouveaux champs d’expertise esthétique qui incorporent désormais le corps, la conscience et l’inconscient du spectateur (présence) ainsi que l’exploration multisensorielle du siège de notre imagination. Ces projets proposent de nouvelles frontières quant à la perception humaine et à l’addition d’expériences haptiques (vol, vent, toucher, etc.). Il ne s’agit plus de transposer l’expérience humaine, mais de multiplier les expériences extra-humaines.
Pourrait-on parler de sensations post-humaines ? Celles-ci se définissent comme des sensations inédites, impossibles à obtenir autrement que par l’usage de la RV. Au même titre que la lecture ou le visionnement d’un film angoissant, l’expérience virtuelle intensifie et renforce les émotions par l’intermédiaire du sentiment de présence. Le périphérique 360° impose aux sens visuel et auditif, une restriction sur l’espace de fuite et la distance perceptive du média. Cette impression de renforcement physique et psychologique est similaire à celle de la découverte d’un nouveau milieu et à l’aspect instinctif primitif qui prédomine en ces situations où l’instinct de conservation est sollicité (Arthus Koestler. 1967). Selon cette théorie, la partie du cerveau primitif domine la conscience de l’individu. Il apparaît que les réflexes associés à l’instinct produisent de plus grandes anxiétés et d’émotions (peurs, pulsions, etc.). Ainsi, selon cette conception, « Le cerveau est obsédé, uniquement par sa propre survivance et non par celle de l’individu ». (Arthus Koestler. 1967). Arthur Koestler, auteur du livre « The ghost and the machine (1967) » a longuement traité de la relation entre le sujet, le corps et l’esprit. La théorie philosophique à la base de l’ouvrage soutient que l’esprit d’une personne n’est pas une entité autonome qui réside et domine le corps. L’aspect du récit narratif en réalité virtuelle est actuellement en période de mutation et de développement. À leurs débuts, les expériences virtuelles reprenaient les formats standards des narratifs médiatiques (jeux, cinéma, documentaires, etc.). Il est ensuite apparu qu’il y avait de nouvelles explorations narratives à définir. Par exemple, « le journalisme documentaire propose que la réalité virtuelle soit plus intense, plus émotive et même une empathie plus forte que le journalisme traditionnel »13 (Émilie Ropert Dupont, 2017). Les prochains développements dériveront donc du clonage physique des interacteurs. Les émotions sensorielles seront exprimées par son avatar. Ceux-ci pourront exprimer un langage corporel plus expressif se rapprochant ultimement d’une véritable expérience humaine14.
Ces visions ne sont pas des visions futuristes issues de romans de science-fiction. Elles sont maintenant imaginables sur le plan technologique. L’expérience haptique virtuelle (toucher, odorat, température, etc.)15 se multipliera au départ à l’aide de périphériques qui pourront reproduire des éléments sensoriels de l’expérience humaine. L’interacteur « haptique » pourra vivre une expérience d’épreuves virtuelles à l’intérieur d ’environnements modifiés en temps réel (inondations, tremblements de terre, tornades, guerres, etc.). Ce profond changement émotionnel de la captation immersive reposant sur la reproduction « haptique » d’un évènement climatique ou même journalistique demeure encore au stade d’hypothèse. Par contre, le journalisme virtuel (participation du récepteur) est décrit comme « une expérience plus intense, provoquant une émotion et une empathie plus fortes que dans le cas du journalisme traditionnel16 ». Il ne s’agit plus simplement d’informer un spectateur par l’ouïe et la vue, mais aussi d’intégrer tous les sens émotionnels de l’individu sous forme d’expériences. Un spectateur/récepteur pourra, par exemple, lors d’un conflit armé, ressentir les vibrations du champ de bataille et percevoir certaines odeurs corporelles.
Avec le potentiel de visionnement quotidien d’images de conflits armés, la réalité virtuelle pourrait réduire le sentiment de distanciation émotive face à nos espaces sécuritaires. La reproduction d’événements traumatiques sous des formes expérientielles pourrait modifier profondément nos engagements sociaux et politiques face aux nombreux événements dramatiques qui secouent nos sociétés. En fait, depuis longtemps, l’armée a recours à la réalité virtuelle pour entraîner les militaires, mais aussi pour soigner des maux tels que le syndrome post-traumatique17. Pour ma part, je crois que ces profondes expériences immersives pourraient sensibiliser le public face aux graves problèmes liés aux changements climatiques que l’humanité subit actuellement. Il serait tout à fait plausible de construire des expériences immersives virtuelles qui pourront reproduire certaines conséquences climatiques et leurs répercussions à l’échelle de la planète. En regard des avancées éventuelles en matière de journalisme virtuel pour ce qui est de la mise en forme d’émotions et la génération de l’empathie, il est envisageable que la réalité virtuelle puisse modifier l’engagement social et politique en ce qui a trait aux décisions importantes. Une « perception augmentée » d’un environnement distant permettrait-elle une meilleure prise de conscience ? Ces hypothèses d’amplification empathique soulèvent également une incertitude quant aux résultats véritables de telles suppositions. L’expérience de nouvelles technologies (par ex. le cinéma), crée un momentum « émotionnel » pour ce qui est des réactions sensorielles humaines envers celles-ci. Le passage du train des frères Lumière n’effraie plus les spectateurs et il est fort possible que les expériences virtuelles fassent dorénavant partie de notre génétique « technologique » et entraînent donc une réduction émotionnelle de telles expériences. Il est permis de penser que l’expérience virtuelle ne constitue qu’un renforcement de notre résistance face aux assauts toujours plus violents d’un arsenal technologique de plus en plus puissant. Avec le temps, elle pourrait éventuellement devenir une expérience banale et sans gravité.
RÉSUMÉ |