SUR LES TRACES DE RĀJAŚEKHARA
Entre Rājaśekhara (IXe -X e siècles) et Nayacandra
Sūri (XIVe -XVe siècles), auteur du saṭṭaka subséquent, presque cinq siècles se sont écoulés. Nous ne connaissons aucune autre pièce de ce genre dramatique durant cette époque, ni non plus aucune référence. En revanche, la Karpūramañjarī a provoqué des discussions, et cette période a été marquée par une théorisation zélée. Les théoriciens ont ainsi tenté de préciser divers éléments du saṭṭaka qui n’ont cependant pas été définis : quelles peuvent donc être ses langues (bhāṣā) ? Quels sont ses chaînons dramatiques (saṃdhi) ? Ses styles dramatiques (vṛtti) ? Ses sentiments (rasa) ? Le personnage du héros et le type d’héroïne à appliquer dans le saṭṭaka et la nāṭikā ont également fait l’objet de spéculations. Apparenter le saṭṭaka aux genres majeurs ou mineurs a aussi été un sujet ayant suscité les débats777 . 3.1 Une période de spéculations Il est évident que Dhanika (Xe siècle), le commentateur du Daśarūpaka de Dhanaṃjaya (Xe siècle), a connu le saṭṭaka car qu’il cite en exemple une stance de la Karpūramañjarī778. Pourtant, l’auteur et le commentateur demeurent muets sur l’existence de ce genre dramatique. Néanmoins, Dhanaṃjaya note, au sujet de la nāṭikā, qu’elle est habituellement composée de quatre actes, mais que leur nombre peut varier (un, deux ou trois actes), et que ce genre dramatique possède une multitude de variétés779. Nous avons de fortes raisons de croire que cette remarque concerne, entre autres, le saṭṭaka. Vādijaṅghāla (Xe siècle), en commentant la distribution des langues selon le genre littéraire dans le Kāvyādarśa de Daṇḍin [KvĀd I.37], dit que la langue de saṭṭika [sic] est l’apabhraṃśa780 . Abhinavagupta (Xe -XIe siècles), comme nous l’avons évoqué, mentionne le saṭṭaka à côté de la nāṭikā, du troṭaka et de la prakaraṇikā, sous le nom de Kohala781, laissant une remarque sur le choix de la langue prakrite de Rājaśekhara dans son commentaire sur le lāsyāṅga saindhavaka782 , mais il ne fournit aucune définition précise de ce genre783 . Bhoja (XIe siècle), est le premier théoricien postérieur à Rājaśekhara à donner, dans son Śṛṅgāraprakāśa, la définition du saṭṭaka et à parler de sa langue. Selon lui, le saṭṭaka est composé sur le modèle de la nāṭikā, mais, étant écrit dans une seule langue (eka-bhāṣā) et non en prakrit et en sanskrit (a-prākṛta-saṃskṛta), et il est dépourvu des scènes d’entrée et de support784 . Selon Raghavan, et nous partageons son avis, Bhoja n’a pas défini la langue du saṭṭaka, elle pourrait être l’une des langues littéraires, comme il a été indiqué par Rājaśekhara dans la stance [KM I.07]. Apparemment, la différence entre le saṭṭaka et la nāṭikā, pour Bhoja, est que le premier genre est une pièce de théâtre monolingue (eka-bhāṣā), alors que le second est multilingue (bahu-bhāṣā) 785 . Hemacandra (XIe -XIIe siècles), dans son Kāvyānuśāsana, copie littéralement la définition de Bhoja, mais ajoute que, comme dans la nāṭikā, dans le saṭṭaka, les événements convergent aussi vers un dénouement heureux (phala), dont le plaisir (rati), les caractéristiques du corpus (śarīra, i.e. « histoire » itivṛtta/vastu), les chaînons dramatiques (saṃdhi), leurs subdivisions (saṃdhyaṅga), etc., ont été minutieusement expliqués par Bharata786 . Rāmacandra et Guṇacandra (XIIe siècle), dans leur Nāṭyadarpaṇa, reprennent mot pour mot la définition de Bhoja787 . Śāradātanaya (XIIe siècle), dans le Bhāvaprakāśana, nous fournit la définition suivante dans le huitième chapitre : « Le saṭṭaka n’a ni scène d’entrée (praveśaka) ni scène de support (viṣkambhaka), à la place des actes (aṅka), il comporte quatre ʺlevers de rideauʺ (yavanikāntara) et [sa langage] est le prakrit par excellence (prakṛṣṭa-prākṛta) » 788, réferant à la définition de la māhārāṣṭrī de Daṇḍin789. Dans le neuvième chapitre, après une remarque sur les vingt variétés des divers genres relatifs à la danse expressive (nṛtya-bheda), il aborde à nouveau ce genre dramatique : « Le saṭṭaka est une variété de la nāṭikā comportant diverses danses dramatiques (nṛtya). Les styles dramatiques gracieux (kaiśikī) et verbal (bhāratī) lui sont associés, le sentiment furieux et les autres (raudra-rasādi), ainsi que tous les chaînons dramatiques (saṃdhi) sont absents. Il est écrit en langues des Mahārāṣṭra et des Śūrasena. Les quatre actes (aṅka) sont remplacés par les ʺlevers de rideauʺ (yavanikāntara). Les états de faiblesse, tels que le déclin (sādana), le tremblement (skhalana) et l’agitation (bhrānti), sont omis. Selon certains, le roi ne devrait pas parler en prakrit ; d’autres disent qu’il devrait s’exprimer en māgadhī ou en śaurasenī. Le saṭṭaka est une variété particulière (viśeṣa) du genre théâtral (rūpaka), écrit sur le modèle de la nāṭikā. Des théoriciens pensent que cette particularité consiste en sa langue prakrite, comme par exemple la Karpūramañjarī de Rājaśekhara790 ».
Nayacandra Sūri : la proie des spéculations Le saṭṭaka subséquent est la Rambhāmañjarī de Nayacandra Sūri. C’est le seul spécimen de ce genre dramatique qui contient uniquement trois actes et qui est écrit en plusieurs langues. Cette œuvre « atypique » a été reçue avec beaucoup d’incompréhension. Upadhye s’est ainsi exprimé à ce sujet : « Nayacandra employs both Sanskrit and Prākrit in this play, and the use of them by different characters is interesting. The naṭa, the queens Vasantasenā and Rambhā, Pratihārī, Viḍūsaka and Ceṭī speak Prākrit. […] The Sūtradhāra, king Nārāyaṇadāsa and Maṅgala-pāṭha have their speeches in Sanskrit, but their verses are in Sanskrit as well as in Prākrit. […] The Nāndī verses are in both the languages. […] The Daśarūpaka […] admits a varying number of acts in a Nāṭikā, which has been a model for later Saṭṭaka. […] The Bhāvaprakāśana and Nāṭakalakṣaṇaratnakośa record an opinion that Sanskrit was allowed for the king in a Saṭṭaka; but this play allows not only the king but also some other characters to speak in Sanskrit 801. It is really noteworthy convention that Nayacandra is making even his Sanskrit-speaking characters utter some of their verses in Prākrit. When […] a Prākrit-speaking character, the Ceṭī, utters a Sanskrit verse, the apologetic saṃskṛtam āśritya is there. Nayacandra makes the bards sing the glory of Jaitracandra in three languages, Sanskrit, Prākrit and Marāṭhī802 . » Naikar, dans son étude sur les saṭṭaka explique en ces termes : « In addition to Sanskrit and Prakrit, Nayacandra uses Marāṭhī also in his Saṭṭaka. The uses of these languages is not guided by any definite principle behind it, nor is there any regularity in the allottement of the language to different characters. It appears that Nayacandra regarded the Saṭṭaka as the type of drama wherein a poet was expected to parade his knowledge of different languages. He seems to have attached great importance, to the objective ‘savva-bhāsā-cadura’ (skilled in all languages) given to Rājaśekhara in the prologue to his Karpūramañjarī803 . » Nous sommes partiellement d’accord avec ce dernier. Écrire un saṭṭaka après Rājaśekhara, un auteur libre dans son choix de langue et d’expressions poétiques, peut être une « parade ». Toutefois, selon les indications figurant dans la Kāvyamīmāṃsā et d’autres œuvres, un poète doit connaître les règles grammaticales, poétiques et dramatiques, ainsi que les conventions et les ouvrages des autres grands auteurs. C’est uniquement après cet apprentissage qu’il peut introduire des nouveautés, à condition que celles-ci soient fondées. Comme Rājaśekhara a justifié son choix pour la langue prakrite dans la Karpūramañjarī par sa douceur phonémique,le plurilinguisme de Nayacandra Sūri est certainement basé sur certaines conceptions.