Structure et symbolisme dans le théâtre de l’absurde de Samuel Beckett et de Harold Pinter
La sémiologie des outils dramatiques
L’intérêt de ce chapitre est d’aider à mieux comprendre tout le symbolisme qui se cache derrière les éléments utilisés pour la production et la réalisation des œuvres. Ils ont pour nom : le symbolisme de la structure, du décor, du dialogue (langage, discours), du temps, des relations interpersonnelles, des thèmes traités (message), des personnages et de leurs costumes. Chaque élément séparément ou mis ensemble avec un autre porte toujours un sens différent. Mais nous nous efforcerons de faire de sorte que ces outils dramatiques précités soient bien étudiés dans les deux types de théâtre. Ainsi nous pourrons bien faire la différence entre le théâtre intellectuel (théâtre de l’absurde) et le théâtre pauvre ou populaire (le théâtre forum). En abordant ces outils dramatiques dans le théâtre forum, nous ferons bien la distinction entre le théâtre forum négro-africain et le théâtre forum brésilien ou occidental. 31 La sémiologie : (du grec ancien σημεῖον, « signe », et λόγος, « parole, discours, étude ») est l’étude des signes linguistiques à la fois verbaux ou non verbaux. Pour Émile Littré le terme sémiologie se rapportait à la médecine1 . Il a ensuite été repris et élargi par Ferdinand de Saussure, pour qui la sémiologie est « la science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale 108 II.2.a Le message des décors Par des techniques variées et différentes, les structures des pièces à l’étude portent chacune un message bien clair. Beckett dans Waiting For Godot a réussi à montrer la circularité de la vie qui, par-dessus tout, ressemble à une spirale qui suit un axe descendant. La structure de cette pièce montre que la vie sur terre n’a ni début ni fin, car le début et la fin n’ont pas de frontière. L’acte 2 répète exactement l’acte 1, pour montrer la monotonie de la vie qui pousse chacun à se demander le sens de son existence. La vie semble vide, dépourvue de tout. C’est ce que Pozzo et Lucky semblent vouloir ignorer pendant un instant. Ils nous donnent l’impression d’avoir retrouvé une place et même de posséder un certain nombre de choses que Lucky porte dans ses bagages. C’est le même cas avec Mick, le propriétaire de la maison tant convoitée par Davies et Aston dans The Caretaker. Mais, Pozzo et Lucky seront très vite désillusionnés en se rendant compte qu’ils se déplacent mais ne bougent pas. La vie n’est qu’un cercle, et on finira toujours par revenir au point de départ. Voilà ce que Pozzo explique en ces lignes: Pozzo: (suddenly furious). Have you not done tormenting me? with your accursed time! It’s abominable! When! When! One day, is that enough he went dumb? One day I went blind, one day we’ll get deaf, one day we were born, one day we shall die, the same day, the same second, is that not enough for you? (calmer.) They give birth astride of a grave, the light gleams, an instant, then it’ night once more (WFG 89). 109 L’absurdité de la vie, qui constitue le thème central de l’ensemble des pièces du théâtre de l’absurde, n’est pas seulement montrée par la structure des pièces mais aussi et plus clairement par le contenu des pièces, c’est-à-dire le décor, les textes et leur contenu. En effet, dans une pièce qui semble ne pas avoir de sens, la quasi absence de décor peut être considérée comme un renvoi à l’absurdité de l’univers ou à celle de la vie humaine. Certes, il ne s’agit pas de nier qu’il y a une constante quête de sens et un effort de la part de Vladimir et d’Estragon en vue de comprendre l’arrangement et la nature des choses – et effectivement ils s’y efforcent jusqu’à n’en plus pouvoir –, mais le fait est qu’au bout du compte, à la fin de la pièce, il n’en sort rien. La forme même de la pièce, une histoire dépourvue de début et de fin, tout comme de décor, reflète la condition humaine, la condition des comédiens comme celle du public. Comme qui dirait que c’est toute l’humanité qui mène une vie désordonnée. C’est un chaos au milieu duquel il y a un certain vide, une sorte de manque auquel on donne la forme d’une scène quasi vide. L’essai qui suit tente d’examiner en quoi le vide de l’espace scénique est signifiant, ainsi que le décor – une route de campagne et un arbre- pour les lecteurs et comédiens. Ce décor illustre bien ce qu’Andrew Kennedy appelle : « un espace vide comme lieu d’action –ou de non action ». Dans cette situation précise, il n’y a aucune possibilité de monter un décor pertinent pour une pièce dont le principal objectif est de montrer la crise existentielle et non de raconter réellement une histoire. Effectivement, on nous présente deux personnages, Vladimir et Estragon, mais ils ne font rien comme le montre cette phrase « il n’y a rien à faire » (Beckett 1952: 88) qui revient comme un refrain tout au long de la pièce tout comme le refrain dans Endgame: “Finished, it’s finished” (Beckett 12). 110 Le besoin d’accessoires et de mobilier, ainsi que la nécessité de créer l’impression d’une localisation particulière se font sentir lorsqu’un aspect particulier de l’existence est mis en avant. Mais ces œuvres parlent de l’existence elle-même. C’est la raison pour laquelle les situer en un lieu précis n’aurait pas de sens. Ce qui est précisément mis en évidence, c’est le dilemme des êtres humains qui s’efforcent d’éprouver un sentiment d’appartenance à un lieu ou l’illusoire notion de possession. Ce n’est pas seulement une crise d’identité, c’est-à-dire une incertitude quant à ce que nous sommes vraimesnt ; c’est une crise d’appartenance: où sommes-nous réellement ? Vers la fin de la pièce, on trouve cette conversation entre Pozzo et Vladimir: Pozzo. – Où sommes-nous ? Vladimir: Je ne sais pas. Pozzo: Ne serait-on pas au lieu dit la Planche ? Vladimir: Je ne connais pas. Pozzo: A quoi est-ce que ça ressemble ? Vladimir (regard circulaire): On ne peut pas le décrire. Ça ne ressemble à rien. Il n’y a rien. Il y a un arbre. Pozzo. – Alors ce n’est pas la Planche (1953: 113). La scène vide sans autre point de repère que l’arbre –dont nous allons parler plus loin- souligne le caractère indéfini du lieu, qui pourrait bien être l’univers lui-même étant donné qu’à travers les personnages de Vladimir, Estragon, Pozzo et Lucky, c’est une situation humaine universelle de désespoir et de lassitude qui est exprimée. James L. Calderwood, dans son essai Comment attendre en dans attendant Godot dit que: 111 le départ permanent de Pozzo s’oppose à l’inertie permanente de Didi et Gogo. En fait, que l’on parte où que l’on reste, il n’y a pas d’échappatoire à la condition humaine. Et même si vous pouviez partir, si la route menait à une destination au lieu d’être la destination elle-même, regardez Pozzo et Lucky. C’est comme ça que ça se passe sur cette putain de terre dans cette putain de pièce (Calderwood 1960: 30). Ce n’est pas que la pièce se réduise à la représentation d’une crise ou d’une tragédie sous une forme comique, mais c’est que, si la vie des personnages est tragique, elle l’est plus encore par la quasi absence de décor. Ce dernier est représenté par une route de campagne, une auberge vide qui n’offre aucun abri aux personnages, et dont la frappante nudité les rend encore plus exposés et vulnérables. La terreur qui frappe Vladimir et Estragon lorsque Pozzo entre en scène est accrue par le vide autour des personnages et l’absence de toute autre présence humaine, proche ou lointaine. Il y a une sensation de nudité –qui renforce la peur de la torture – particulièrement sensible dans le personnage d’Estragon quand celui-ci se trouve face à Pozzo pour la première fois. La didascalie indique : «Bruit de fouet. Pozzo paraît. […] La corde se tend. Pozzo tire violemment dessus », et Estragon conseille Vladimir: «Reste tranquille. » (Beckett 1953 27). Plus tard, il bredouille : « Pozzo… non, je ne vois pas. » (1953 : 28). Puis la didascalie : « Pozzo avance, menaçant » (30). La menace est ressentie d’autant plus vivement qu’il n’y a pas moyen de menacer en retour.
Le Symbolisme des personnages et des costumes
En ce qui concerne les personnages auxquels nous nous intéressons dans les œuvres à l’étude, chacun d’entre eux, porte un message spécial. Couplé avec un autre personnage, ils portent un autre message totalement différent. Ils sont des symboles en ce sens que, chacun a la possibilité de s’y mirer. Cela d’ailleurs va donner au public de la matière pour réfléchir. 158 La technique de Pinter, même si elle est assimilée à celle de Beckett, reste tout de même authentique et originale dans ses œuvres. Dans le théâtre de l’absurde le symbolisme réside surtout dans les noms: Didi, Gogo, Mccann, Nell, etc. Mais, dans le théâtre forum, il faut distinguer deux types de personnages : les personnages du théâtre forum de Boal et de Guerre, et les personnages du théâtre forum africain. Dans les pièces que théorisent Boal, puisque nous sommes dans le jeu de la réalité, et sans préjuger de la compétence et du professionnalisme des acteurs, le choix des personnages est emprunté à la vie quotidienne. Ils sont pensés en fonction de la représentation et dans la société. Chaque personnage est en effet un emprunt. Il peut jouer un rôle symbolique, politique, économique et social qui doit être considéré et intégré dans le scénario et dans la mise en scène. Il faut tenir compte du message, réel ou virtuel, qu’il est susceptible de porter par sa seule présence au risque d’influencer les discours, les réactions et les prises de position particulières. , Dans le théâtre forum africain comme dans la pièce d’Ijimere, les personnages ont une tripe représentation: ce sont des divinités comme Shango (Dieu du tonnerre et roi d’Oyo), Eshu (Dieu du destin), Ogun (Dieu de la guerre), Obatala (Roi d’Ife et Dieu de la création) ou des personnages-animaux, comme on en trouve dans les contes ou même de simples éléments du cosmos. Dans le théâtre de l’absurde, Pinter préfère mettre ses personnages à part, dans un environnement fermé, loin des réalités de la société, pour qu’ils puissent représenter une entité de la vie. Beckett, dans son traitement des personnages, a utilisé un procédé un peu différent de celui de Pinter. Il nous présente des personnages comme des entités individuelles entièrement à part, mais aussi des personnages en tant qu’entités jumelées (Vladimir et Estragon dans Waiting For Godot). Il a créé des personnages dont les noms sont devenus des symboles sur la scène culturelle. Ils 159 représentent chacun en ce qui le concerne un symbole pour les forces qui composent la personnalité moderne. Comme dans Waiting For Godot, les noms des personnages dans Endgame sont constitués de quatre lettres. Pour Hamm, Nell et Nagg, on remarque l’enchaînement suivant: consonne-voyelle-double consonne. Mais pour Clov, c’est l’inverse : double consonne-voyelle-consonne. Cette différence marque l’opposition entre les trois personnages et Clov. En effet, ils sont handicapés physiquement contrairement à Clov. De plus, on remarque que les personnages féminins ont la voyelle « e » dans leur prénom (Nell et la mère Pegg) tandis que les hommes ont un « a » (Nagg et Hamm). L’absence de Clov dans ces catégories marque une fois de plus son opposition aux autres personnages. Le titre français et plus encore le titre que l’auteur a donné à sa traduction anglaise (Endgame) peuvent faire référence au jeu d’échecs, dont Beckett était d’ailleurs adepte. Hamm serait un roi condamné, incapable de reconnaître sa défaite et Clov, son pion, le promènerait de temps à autre sur l’échiquier pour lui donner l’impression qu’il peut encore faire quelque chose. Hamm peut signifier un cabotin, un mauvais acteur en anglais. Il est en effet un personnage très théâtral, emphatique dans ses propos et qui ressent cruellement le besoin d’attirer l’attention sur lui. Il récite des passages de son « roman » à Clov qui pourrait être son fils (non dit explicitement). Il faut ainsi noter que la première phrase de son texte, « À moi de jouer » fait directement référence au théâtre. Hamm peut également être interprété comme un diminutif de hammer (marteau en anglais). On pourrait alors voir Clov comme une déformation du mot clou (le u et le v ont la même origine), Nell comme une approximation de nail (clou en anglais), et Nagg comme un diminutif de Nagel (clou en allemand). Mais il s’agit d’une fausse piste car dans la pièce, 160 c’est plutôt Clov qui remplit la fonction du marteau en enfonçant Nagg et Nell dans leurs poubelles ou en frappant Hamm avec la gaffe. Enfin, Hamm pourrait représenter l’âme, de par les correspondances phonétiques, et Clov le corps. En effet, Hamm est paralysé. En plus, il se comporte comme le maître, car il maîtrise le corps de Clov qui bouge beaucoup et répond aux ordres du maître en tant que valet. De plus, Hamm regarde vers l’intérieur (son cœur) et Clov vers l’extérieur (la mer, le ciel). Clov, comme Estragon à Vladimir, est très lié à Hamm pour la simple raison que c’est ce dernier qui détient la combinaison de l’échelle. Cette échelle dont aucun détail n’est donné sur son utilité. Clov fonctionne comme la partie mobile de Hamm, comme son complément. Il ne se déplace que sous le contrôle de son maître. Son rôle principal est d’être utilisé pour l’exécution de tâches. Sous cet angle, on voit bien que le marteau représenté par Hamm ne peut être utile et exercer pleinement sa fonction que lorsqu’il y a un clou à côté. Et ce clou c’est bien Clov. C’est évident que dans la pièce Hamm se sert de Clov pour enfoncer ses parents dans leurs demeures habituelles que sont les poubelles. Clov ne peut pas s’asseoir mais il n’est pas pour autant handicapé. Il est conscient qu’il est capable de quitter son abri qu’est Hamm qu’il a connu toute sa vie durant et de prendre sa chance dans ce qu’il appelle : « the Other Hell beyond the walls ». Clov peut être considéré comme l’Id qui à tout moment peut quitter l’Ego. C’est pourquoi à la fin de la pièce, il se prépare à se détacher définitivement de Hamm. Ici aussi, Beckett développe un thème très fort : celui de la séparation de l’âme et du corps à la veille de la mort. Voilà ce que Hamm dans Endgame insinue en disant: “It’s the end Clov; we’ve come to the end. I don’t need you any more” (50). Hamm symbolise le bourreau comme le marteau est toujours le bourreau des pointes qu’il enfonce dans les objets qui n’ont jamais demandé à être enfoncés. Brutal, insolent et violent, Hamm est plutôt lié 161 aux choses terrestres. C’est pourquoi il est le seul personnage à sentir les souffrances. Il est le représentant du corps. Cette partie humaine dont le seul désir est de se protéger de toute menace extérieure. Il subit sans cesse les affres d’un monde finissant. Comme Pozzo, il est aveugle et confiné dans une chambre et sur une chaise roulante. Son égocentrisme le pousse à croire que tout doit lui revenir « his dog, his ladder » et tous les autres objets inutiles. Il prend plaisir à se rappeler que son existence ne tient à rien.
Première Partie : La situation du théâtre d’avant les deux guerres mondiales |