Structure et dynamique des écosystèmes

Gradients spatiaux

Selon leur origine, les gradients spatiaux de végétation peuvent être soit la conséquence, soit la source de gradients environnementaux. Dans le cas des limites forestières naturelles, altitudinales ou climatiques, ce sont les conditions environnementales climatiques qui sont responsables du gradient de végétation allant des forêts aux milieux ouverts (Körner 2012; Myster 2012). A l’inverse, dans le cas des limites forestières anthropogéniques, c’est-à-dire celles issues de et/ou maintenues par l’action de l’Homme, ce sont les formations végétales et les pratiques agricoles qui sont majoritairement responsables des gradients environnementaux observés (Schmidt et al. 2017). Parmi les facteurs responsables des gradients environnementaux au sein des lisières anthropogéniques, nous trouvons trois facteurs principaux, (i) la stratification verticale de la végétation (Cadenasso et al. 2003), (ii) les interactions des plantes avec le sol « plant-soil feedback » (Van Breemen 1998; Ehrenfeld et al. 2005), et (iii) les pratiques de gestion agricole (Vanpeene Bruhier 1998; Dutoit et al. 2007).

En premier lieu, la stratification verticale des forêts – c’est-à-dire l’existence de plusieurs strates, notamment arborée, arbustive, puis herbacée – filtre plus fortement la lumière pénétrant la canopée, que celle arrivant sur les prairies, pelouses ou cultures. Les différentes strates verticales en forêt jouent également l’effet d’un tampon thermique, retenant l’humidité atmosphérique et limitant la vitesse des vents par rapport aux milieux ouverts (Schmidt et al. 2017). Concernant l’influence de la végétation sur les propriétés des sols, il a été montré qu’en raison de sa plus lente décomposition, l’abondante litière forestière peut induire une acidification des sols forestiers par rapport aux sols de milieux ouverts (Glatzel 1991; Jobbágy & Jackson 2003). De plus, entre autres exemples, les racines profondes des arbres et arbustes ont tendance à limiter les remontées de nappes phréatiques au sein des forêts, ce qui rend les sols forestiers moins hydromorphes (Jobbágy & Jackson 2004; Nosetto et al. 2005). A ces facteurs induits par la végétation elle-même, peut s’ajouter l’impact des pratiques agricoles, tel que la fertilisation, chimique et/ou organique, fréquente en milieu ouvert (prairie, culture), laquelle peut contribuer grandement à augmenter la richesse en nutriments des sols de ces milieux (Gaujour et al. 2012). La fertilisation des forêts est plus anecdotique et reste la plupart du temps limitée aux plantations forestières (Bonneau 1969). Cependant, outre les influences liées directement aux occupations du sol, il ne faut pas négliger les gradients environnementaux ayant préexisté aux occupations du sol et aux formations végétales actuelles. En effet, des gradients de topographie, de texture des sols ou encore de richesse en nutriments des sols ont anciennement été à l’origine des choix d’occupation du sol, et notamment en raison de leur distribution non aléatoire le long des versants (Brubaker et al. 1993).

Liens entre gradients spatiaux et temporels

Il est particulièrement intéressant de souligner la remarquable analogie entre les successions végétales ayant lieu depuis le dernier maximum glaciaire et la distribution actuelle en altitude et en latitude des végétations. En effet, des liens existent entre temps et espace au niveau des écotones et écoclines à différentes échelles : de la plus grossière, gradient entre deux biomes, à la plus fine, gradient entre deux communautés (Delcourt & Delcourt 1992). Les formations végétales peuvent ainsi être contraintes dans l’espace par des conditions environnementales défavorables, mais peuvent aussi être décontraintes selon l’époque sous l’effet d’un changement directionnel de conditions environnementales (Neilson 1993). Le réchauffement climatique, par exemple, devrait ainsi permettre l’élévation en altitude et en latitude des limites forestières par déplacement des marges froides (Lenoir et al. 2008; Kuhn et al. 2016). De plus, en raison d’un déficit de précipitation attendu au sein des marges chaudes, notamment au sein des zones de plaine et basse altitude, les espèces forestières devront migrer en altitude et/ou en latitude pour échapper à l’extinction. D’autre part, les écotones et écoclines entre forêt et formations herbacées peuvent également être contraints et décontraints selon le maintien ou l’arrêt des contraintes exercées par l’homme (fauche) ou le bétail (pâturage) (Vanpeene Bruhier 1998; Dutoit et al. 2007).

Des climats méditerranéens à boréaux, suite à l’abandon d’une parcelle agricole, les milieux ouverts (prairie, pelouse, culture…) s’enfrichent et retrouvent progressivement une physionomie forestière. Dans le cas d’un écotone décontraint, en raison de l’abandon de la fauche d’une prairie ou du pâturage d’une pelouse par exemple, différents stades de végétation de plus en plus forestiers se succèdent dans le temps, mais aussi dans l’espace suivant un front de colonisation (Vanpeene Bruhier 1998). Dans ce cas, la dynamique de la végétation entraîne la succession d’une série de végétation à un endroit donné, laquelle se répète dans l’espace au fur et à mesure de la progression du front de colonisation au sein du milieu ouvert (Galochet 2009).

Exemple de la zonation pré-forestière

Suite à l’abandon d’une parcelle de milieu ouvert (culture, pelouse, prairie…) en marge d’un massif forestier, l’écotone décontraint va développer une végétation intercalaire, laquelle est constituée de ce que l’on appelle des groupements pré-forestiers (Delelis-Dusolier 1973). Ces groupements pré-forestiers forment un ensemble physionomique flou, lequel a été anciennement et simplement qualifié de « fourré », qualifiant alors une végétation souvent impénétrable de sous-arbrisseaux entrelacés, avec parfois de jeunes arbres (Delelis-Dusolier 1973). D’une manière générale, les arbustes épineux à fruits charnus dominent au sein de ces fourrés, permettant alors de les qualifier de « fruticées » ou d' »épinaies ». L’aspect impénétrable et le caractère épineux des fourrés jouent alors un rôle important dans la succession en permettant le développement des jeunes arbres à l’abri des herbivores (Delelis-Dusolier 1973). Par conséquent, les fourrés possèdent un rôle écologique crucial dans les successions végétales, c’est-à-dire la dynamique spatiale et temporelle de la végétation. En marge des forêts, lorsque les fourrés progressent au sein des milieux ouverts, ils peuvent être qualifiés de fourrés de recolonisation forestière, il faut alors parler de dynamique d’afforestation. Les fourrés permettent alors la recolonisation par les ligneux de milieux autrefois forestiers (Figure 2), ces derniers reprenant ainsi leurs droits à la faveur de l’arrêt de la gestion anthropique. Dans les plaines tempérées, les fourrés ne sont alors qu’un stade de la végétation naturelle potentielle menant au climax forestier dans la plupart des cas. A l’inverse, en cas de déforestation et d’ouverture du milieu en marge d’un massif forestier, le fourré appartient à un stade régressif dans la dynamique végétale correspondant à un patron dit de « rajeunissement » (Galochet 2009).

Théories d’assemblage des communautés

Depuis presque un siècle, la coexistence des espèces au sein des communautés est également l’objet d’un vaste débat. D’un côté se trouve la théorie des niches, selon laquelle chaque espèce occuperait une place particulière au sein des communautés en réponse aux conditions de l’environnement, et de l’autre la théorie neutraliste, selon laquelle chaque espèce aurait une chance égale d’occuper une place au sein des communautés. Dans le cadre de la théorie des niches, la niche écologique désigne à la fois la place occupée par une espèce au sein d’un écosystème (niche fonctionnelle d’Elton) et la somme des conditions abiotiques et biotiques nécessaires à sa survie (niche d’habitat de Grinell). D’après le principe d’exclusion compétitive exposé par Gause (1934), la coexistence de plusieurs espèces au sein des communautés nécessite alors la différenciation de leurs niches écologiques (Levins 1968). Dans un espace aux ressources limitées, soit les espèces se spécialisent par déplacement de caractères (Krebs 1972) afin d’être plus compétitives au sein d’une niche étroite, soit les espèces élargissent leurs niches écologiques de façon à utiliser un plus grand nombre de ressources, mais de manière moins efficace.

Les espèces généralistes à larges niches sont alors « Jack of all trades, master of none », comme le dit l’adage appliqué aux espèces par MacArthur (1972). Cela signifie que la coexistence entre espèces généralistes et espèces spécialistes ne dépend théoriquement que de la pression de compétition de ces dernières (Krebs 1972; Clavel 2007). Par conséquent, des espèces spécialistes aux espèces généralistes, la largeur de niche est le résultat d’un compromis entre exploitation optimale d’un petit nombre de ressources et exploitation moins efficace d’un grand nombre de ressources (Futuyma & Moreno 1988; Van Tienderen 1991). Au sein d’une communauté donnée, le déplacement de caractère permet alors d’augmenter le nombre de niches écologiques disponibles parmi les espèces spécialistes, tandis que le compromis entre espèces spécialistes et généralistes permet à ces dernières d’avoir accès à une quantité de ressources suffisante au maintien de leurs populations. Par ces moyens, la coexistence de nombreuses espèces spécialistes et généralistes est rendue possible au sein des communautés, ce qui est une des clés permettant d’expliquer la grande richesse spécifique de certaines. Cependant, dans le cas de certains milieux très riches en espèces, tels que les forêts tropicales ou les pelouses calcicoles (Wilson et al. 2012), la théorie des niches ne semble pas suffire à expliquer la présence d’un nombre d’espèces beaucoup plus grand que le nombre de niches disponibles (Hubbell 2001). La théorie neutraliste, popularisée par Hubbell (2001), suppose alors une équivalence fonctionnelle entre espèces au sein des communautés (Hubbell 2005). Au-delà de la théorie des niches, la distribution des espèces est alors vue de manière entièrement stochastique avec une chance égale pour chaque espèce de s’installer au sein des communautés (Hubbell 2001; Chave 2004; Adler et al. 2007).

Table des matières

Introduction et contexte
Introduction générale
1. Structure et dynamique des écosystèmes
1.1. Les gradients entre écosystèmes
1.1.1. Les paysages : une mosaïque d’écosystèmes
1.1.2. Origine des gradients
1.1.3. Gradients spatiaux
1.1.4. Gradients temporels
1.1.5. Liens entre gradients spatiaux et temporels
1.2. Les communautés végétales
1.2.1. Qu’est-ce qu’une communauté végétale
1.2.2. Théories d’assemblage des communautés
1.2.3. Les communautés végétales : un équilibre dynamique
1.2.4. Le concept de communauté intégrée
1.3. Approche fonctionnelle des communautés végétales
1.3.1. Les traits de vie des espèces
1.3.2. Filtrage des espèces par les traits
1.3.3. Stratégies, types fonctionnels et préférences écologiques des espèces
2. Les interfaces forêt-prairie
2.1. Caractéristiques et concepts-clés
2.1.1. De forts contrastes environnementaux et biotiques entre habitats
2.1.2. Zones de transition : un terminologie ambigüe
2.1.3. Interfaces anthropogéniques : des lisières plus ou moins contraintes
2.2. Effet lisière
2.2.1. Définition de l’effet lisière
2.2.2. Métriques et formes de réponses théoriques
2.2.3. Facteurs structurant l’effet lisière
2.2.4. Facteurs modulant l’effet lisière
2.3. Effet histoire
2.3.1 Définition de l’effet histoire
2.3.2. Les changements d’occupation du sol au cours des siècles
2.3.3. Le déplacement des lisières au cours du temps
2.3.4. Instabilité des lisières et héritage du passé
3. Dette d’extinction et crédit de colonisation
3.1. Définition et émergence des concepts
3.2. Perte et fragmentation des habitats
3.3. Modification de la qualité environnementale des habitats
3.3.1. Changement de régime de perturbations
3.3.2. Changement climatique
3.3.3. Changement d’occupation du sol
3.4. De quelle manière étudier la dette d’extinction et le crédit de colonisation
3.5. Dette d’extinction et crédit de colonisation : une chance pour la conservation
4. Problématiques, objectifs et organisation de la thèse
4.1. Problématiques
4.2. Objectifs et organisation de la thèse
Zone d’étude
1. Présentation (Parc Naturel Régional de Lorraine
2. Contexte environnemental
2.1. Géologie et topographie
2.2. Sols
2.3. Climat
3. Contexte paysager
3.1. Eléments cadres
3.2. Occupation du sol
3.3. Distribution topographique des forêts, prairies et cultures
4. Flore et végétation
4.1. Forêts
4.2. Prairies
4.3. Lisières
Méthodologie générale
1. Sélection des interfaces forêt-prairie (sites d’étude
2. Design d’étude
3. Données spatiales, temporelles et environnementales (table R
3.1. Données spatiales
3.2. Données temporelles
3.3. Données environnementales
3.3.1. Propriétés de sols
3.3.2. Intensité lumineuse
4. Données floristiques (table L
5. Données individus, espèces et communautés (tables Qi, Qe, Qc
5.1. Valeurs bio-indicatrices
5.2. Traits fonctionnels
5.2.1. Traits aériens
5.2.2. Traits racinaires
6. Analyses de données
6.1. Identification des pools locaux (espèces spécialistes et généralistes
6.2. Tables de données
6.3. Modèles
Chapitre 1 (environnement En bref
Article 1. Soilproperties at the forest-grassland interface: influences of land use and
land-use change
Introduction
Materials & Methods
Results
Discussion
References
Supporting information
Complément au chapitre 1. Intensité lumineuse et recouvrement des strates arborée,
arbustive et herbacée
Introduction
Analyses
Résultats
Discussion
Chapitre 2 (flore
En bref
Article 2. Interactive effects of land-use change and distance-to-edge on the distribution
of species in plant communities at the forest-grassland interface
Introduction
Materials & Methods
Results
Discussion
References
Supporting information
Complément au chapitre 2. Liens entre pools d’espèces spatiaux et pools d’espèces
temporels
Introduction
Analyses
Résultats
Discussion
Chapitre 3 (traits
En bref
Article 3. Can the functional traits be markers of extinction debt and colonization credit
in plant communities after land-use change
Introduction
Materials & Methods
Results
Discussion
References
Supporting information
Discussion générale
Première partie. Assemblage des communautés végétales aux interfaces forêt-prairie : des filtres environnementaux aux patrons de distribution des espèces
1. Propriétés environnementales des forêts et prairies : entre conditions préexistantes et conditions induites par l’habitat
2. Effet lisière : gradients environnementaux et transgression asymétrique des espèces
3. Effet histoire : rémanence ou changement des conditions environnementales et leur influence sur la dette d’extinction/crédit de colonisation des espèces
4. Effet lisière et effet histoire : influences relatives et liens espace-temps entre forêts et prairies
Deuxième partie. Distribution des espèces au sein des interfaces forêt-prairie et interaction entre effet lisière et effet histoire : quels enseignements
1. Les lisières des interfaces forêt-prairie : un refuge pour la biodiversité végétale
2. Faut-il revoir les pools d’espèces associés aux habitats à la lumière des perturbations passées
3. Quels critères permettent de définir objectivement une dette d’extinction et/ou un crédit de colonisation
4. Quels enseignements pour la mise en place des trames vertes
Références
Annexes
Index des figures
Index des tableaux

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