Structure et dynamique des communautés de poissons
Dynamique et structure des communautés de poissons
Malgré les recherches intensives sur la structure des communautés de poissons et le fonctionnement des écosystèmes, notre capacité à expliquer comment la composition des espèces influence la communauté, ainsi que de quantifier la relation complexe entre la structure taxonomique, les traits biologiques et la diversité trophique, reste insuffisante (di Castri & Younes 1989; Olden et al. 2010). Comment les communautés des organismes changent à travers l’espace et le temps ? Quelle est l’importance relative des facteurs environnementaux structurant la communauté des organismes et la biodiversité ? Est-ce que Introduction 4 les compositions ou caractères fonctionnels de la communauté convergent le long de gradients environnementaux (e.g. les régimes de l’écoulement) ? Toutes ces questions demeurent d’actualité, malgré de nombreuses études des patrons spatiotemporels à travers le globe (Berra 2001; Lévêque et al. 2007). Effectivement, il est largement reconnu que la structure des communautés est caractérisée par la variabilité spatiale de l’habitat, de la variabilité environnementale et des interactions entre les organismes (Olden et al. 2010; Albert & Reis 2011; Lujan et al. 2013; Zhao et al. 2015). Par exemple, certains auteurs ont révélé les rôles dominants des facteurs physicochimiques dans la structuration des communautés de poissons (Tejerina-garro, Fortin & Rodríguez 1998; Pires et al. 2010), tandis que d’autres ont signalé les effets importants des facteurs climatiques (Buisson, Blanc & Grenouillet 2008; Guo et al. 2015). Pourtant, malgré le nombre d’études sur ces facteurs, leur importance relative dans la distribution des communautés de poissons reste douteuse et discutable pour les écologistes des communautés (Murdoch 1994). De plus en plus, les écologistes sont convaincus que leurs connaissances dans la dynamique temporelle de la structure des communautés sont encore limitées, ce qui entraîne la mise en place de nombreux programmes de surveillance de la biodiversité à long terme dans les différent biomes (Magurran et al. 2010). La structure des communautés résulte de l’action combinée d’un ensemble de facteurs environnementaux et des interactions écologiques influençant des espèces qui coexistent (Fig. 2) (Junk 1997; Likens 2010). Effectivement, l’interaction entre les facteurs biotiques et abiotiques est complexe et un certain nombre de cadres théoriques visent à expliquer ce qui contrôle la diversité et la composition des communautés (Junk et al. 1989; Bayley 1995; Grossman et al. 1998; Guégan, Lek & Oberdoff 1998; Arrington & Winemiller 2004). Par ailleurs, à grande échelle spatiale, les études des communautés de poissons rencontrent toujours beaucoup de difficultés, à savoir le manque de variables environnementales à l’échelle locale, la rareté de grandes bases de données sur les compositions des espèces au lieu d’utiliser la richesse spécifique ou les données de présence-absence, la limitation de la Introduction 5 modélisation des relations non-linéaires entre les facteurs biotiques et abiotiques, en particulier pour les grands fleuves transfrontaliers (e.g. le Mékong) (Oberdoff, Guegan & Hugueny 1995; Amarasinghe & Welcomme 2002). Dans les écosystèmes des plaines inondables, il est prédit que les communautés de poissons sont structurées par des processus stochastiques et déterministiques dont l’amplitude varie saisonnièrement (Grossman, Moyle & Whitaker 1982; Winemiller 1996; Arrington 2002). Par conséquent, une meilleure compréhension écologique est nécessaire pour gérer et préserver efficacement la diversité biologique dans les écosystèmes des plaines inondables tropicales. Fig. 2. Un modèle conceptuel illustrant l’importance de l’hétérogénéité spatio-temporelle dans le maintien de la biodiversité dans les écosystèmes des plaines inondables. Des modification anthropogéniques telles que la canalisation et la régulation de l’écoulement devraient modifier cette hétérogénéité, et leur impact sur la biodiversité est indiqué par les lignes en pointillés (modifiée de Arrington & Winemiller, 2004).
État de l’art des connaissances écologiques et biologiques en Asie tropicale
Les fleuves tropicaux asiatiques soutiennent un riche biotope mais incomplètement connu, y compris un grand nombre de poissons, un large éventail d’invertébrés benthiques et un assemblage de mammifères adaptés aux zones humides riveraines (Dudgeon 2000). Effectivement, l’écologie du système est dominée par les crues saisonnières imposées par les pluies de mousson ayant des conséquences profondes sur les communautés aquatiques. Introduction 6 Néanmoins, une attention grandissante a été portée à l’étude de la biodiversité dans les zones tempérées et néotropicales, alors qu’il y a étonnamment très peu d’information et d’études sur la dynamique des communautés aquatiques en Asie tropicale; bien que cette région ait été classée comme hotspot de la biodiversité (Dudgeon 2000, 2003; Mittermeier et al. 2011). Par exemple, beaucoup d’efforts de recherche ont été mobilisés, de l’Europe en Amérique, pour étudier et comprendre la dynamique des communautés faunistiques par rapport aux structures taxonomiques, traits fonctionnels, histoires de vie des espèces et au changement du régime hydrologique des zones humides riveraines tempérées et néotropicales (Winemiller 1989; Merigoux & Ponton 1999; Agostinho et al. 2000; Merigoux, Doledec & Statzner 2001; Blanck, Tedesco & Lamouroux 2007; Tedesco et al. 2008; Pease et al. 2012, 2015). En Asie tropicale, et particulièrement dans le bassin du Mékong, les connaissances des impacts des barrages hydroélectriques sur la biodiversité et la production des poissons sont augmentées de jour en jour ; pourtant la compréhension écologique et biologique des structures spatiales et temporelles des communautés de poissons dans la région est encore mal décrite, ni étudiée (Dudgeon 2000, 2003; Dugan et al. 2010; Ziv et al. 2012). Au cours des dernières années, avec les efforts de la Commission du Mékong (MRC) en collaboration avec les entités nationales, les connaissances bioécologiques du système ont été beaucoup approfondies, surtout sur les espèces de poisson commerciales. Pour le moment, trois guildes écologiques des poissons, i.e. blanc, gris, noir, ont été établies selon la réponse écologique des espèces aux variations de l’environnement (Coates et al. 2003; Baran et al. 2006, 2007; Baran, So & Leng 2008; Valbo-Jorgensen, Coates & Hortle 2009). Également, à l’aide du programme de surveillance et des enquêtes auprès des pêcheurs, trois routes potentielles de migrations ont été identifiées au long du Mékong et le patron de migration est fortement lié au régime hydrologique du bassin (Fig. 3) (Poulsen et al. 2002, 2004; van Zalinge et al. 2004; Baran 2006; Baran et al. 2013). Effectivement, la migration est essentielle pour les poissons du Mékong pour compléter leurs cycles de vie, i.e. reproduction, fraie, alimentation, car la Introduction 7 plupart de ces espèces sont des migrants de courte à longue distance « poissons gris et blancs » (Baran 2006; Baran et al. 2008). Cependant, ce statut migratoire est connu seulement pour 24% des espèces de poissons (Valbo-Jorgensen et al. 2009). Par ailleurs, sous le programme de MRC pour le suivi de la qualité de l’eau dans le bassin au cours de 20 ans, la qualité de l’eau a été évaluée régulièrement et signalée aux agences nationales des pays riverains (MRC 2007a, 2008, 2010b). Parallèlement, des études de transports sédimentaires ont été menées il y a des années pour quantifier le flux de sédiments dans le Mékong et ses affluents tels que le lac Tonlé Sap. Il apparaît que les sédiments ont été réduits de presque 50% après la construction des barrages en Chine et les sédiments dans le Mékong sont beaucoup plus élevés que ses affluents surtouts au cours des événements pluvieux (Campbell et al. 2006; Lu & Siew 2006; Wang, Lu & Kummu 2011; Lu, Kummu & Oeurng 2014a; Lu et al. 2014b). Au-delà, il a été estimé que 85% des sédiments du Mékong sont déposés dans le lac Tonlé Sap, que 15% contribuent au delta, et que ces sédiments sont un des moteurs de la productivité du lac (Campbell et al. 2006; Lu et al. 2014a). Néanmoins, à ce jour, le patron spatial des caractéristiques de l’eau à l’échelle du bassin, ainsi que les déterminants physicochimiques des différents compartiments du bassin restent en question (Hart, Jones & Pistone 2001; Campbell 2007; Abebe et al. 2010). À ce jour, très peu d’études ont abordé le statut écologique de l’écosystème, e.g. Tonlé Sap, surtout concernant les relations trophiques, les flux d’énergie et la stabilité de l’écosystème, du fait que les interactions biotiques dans un écosystème sont très complexes (Van Zalinge, Nao & Sam 2001; Baran et al. 2007; Baran & Myschowoda 2008). Par exemple, dans le lac Tonlé Sap, plusieurs indicateurs importants ont montré que le système abritait précédemment de nombreux poisson-chat géants, des barbillons géants et pastenagues, et est maintenant dominée par des espèces petites et à basse valeur commerciale (Enomoto et al. 2011; Cooperman et al. 2012), remettant en question la durabilité de la pêche dans le lac. Effectivement, la surpêche peut influencer de manière significative la structure du réseau Introduction 8 trophique et modifier l’abondance des prédateurs affectant les abondances des proies qui induisent des cascades trophiques dans l’écosystème (Sala, Boudouresque & HarmelinVivien 1998). Ainsi, malgré les études existantes, nos connaissances écologiques et biologiques du système du Mékong restent extrêmement limitées (Dudgeon 2000). Robert (1993) disait « l’ensemble du domaine de la bioécologie du Mékong, y compris la reproduction, migration, le temps et le lieu pour le fraie, l’adaptation physiologique sous les conditions naturelles sont largement intactes ». Fig. 3. Relation entre la migration et le régime hydrologique (en haut) et en bas les trois routes de migrations identifiées dans le bassin du Mékong.
Défis et enjeux de la biodiversité en Asie tropicale
Il est amplement prouvé que les écosystèmes d’eau douce dans le monde entier souffrent de la surexploitation, pollution, diminution de biodiversité, ainsi que de la dégradation et des pertes Introduction 9 des habitats (Fang et al. 2006; de Kerckhove, Minns & Chu 2015). La gestion des ressources naturelles et l’évaluation de la qualité de l’écosystème aquatique sont actuellement des enjeux et défis pour la communauté scientifique et les gestionnaires de l’environnement. Compte tenu de ces faits, il est largement reconnu que les approches écosystèmiques sont cruciales pour la gestion durable des ressources naturelles et le maintien du bon état écologique des écosystèmes (FAO 1995; Li et al. 2009). À l’ère de l’anthropocène, la croissance rapide de la population, particulièrement en Asie, (60% de la population mondiale), les besoins en nourriture et la croissance économique sont des défis pour la conservation de la biodiversité ; par conséquent, les pertes de diversité sont inévitables (Dudgeon 2003, 2011). Spécifiquement dans le bassin du Mékong au cours des 30 dernières années, avec la croissance rapide de la population (doublement), l’intensification agricole et le développement des barrages hydroélectriques, il a été signalé que le bassin est confronté maintenant à une dégradation environnementale (pollution de l’eau, eutrophication, déforestation) qui affecte négativement la biodiversité dans toute la région (Dudgeon 2003, 2011; Vörösmarty et al. 2010). Par ailleurs, les ressources de pêches jouent un rôle crucial pour la sécurité alimentaire et représentent pour certains pays (Cambodge, Laos, Vietman) près de 60% des protéines animales pour la consommation humaine (Hortle 2007). Ainsi, des efforts de gestion de la biodiversité et de conservation sont nécessaires pour atténuer les pertes, mais ceux-ci ont besoin d’une compréhension complète de la dynamique des communautés et des forces motrices sous-jacentes de la structure spatiale et temporelle des communautés aquatiques (Olden et al. 2010; Pool et al. 2010). Le Mékong est le plus grand fleuve tropical en Asie et biologiquement très productif, classé 3ème au niveau mondial en terme de diversité de poissons juste après l’Amazon et le Congo (Froese & Pauly 2015). Chaque année, le Mékong fournit 2.3 millions de tonnes de poissons d’eau douce constituant la plus grande pêcherie du monde entier et permettant l’alimentation de millions de personnes dans la région (MRC 2015). Cependant, que savons- Introduction 10 nous sur les interactions écologiques de l’écosystème du Mékong ? Comment pouvons-nous optimiser la gestion des ressources naturelles et maintenir l’état écologique de ce type d’écosystème? Pour répondre à ces questions, une compréhension holistique et écologique est fondamentale, contribuant à équilibrer la productivité et maintenir un bon état écologique du système aux besoins actuels. La dynamique de la structure des communautés, les réseaux trophiques, les flux d’énergies sont les éléments clés et interconnectés pour le fonctionnement de l’écosystème (Ings et al. 2009). Au-delà, la structure des réseaux trophiques joue un rôle décisif dans la détermination de la dynamique d’un écosystème, et est l’objet de nombreuses études écologiques (Kitchell et al. 2000; Worm & Duffy 2003). Ces connaissances contribuent non seulement à maintenir la stabilité et la durabilité du fonctionnement de l’écosystème, mais aussi à la conservation et à la gestion de l’écosystème pour répondre aux besoins actuels et dans le futur.
Problématique de l’étude
Le manque d’information sur la nature et le rôle des facteurs abiotiques qui structurent naturellement les communautés de poisson en milieu tropical en Asie pose un problème majeur pour le développement durable du bassin, ainsi que pour mesurer et prédire de manière fiable les impacts liés aux actions anthropiques (e.g. construction des barrages, intensification agricole). Les modifications de la fréquence et de l’amplitude ou de la durée des inondations sont susceptibles de changer les structures physiques et chimiques dans les systèmes lotiques et lentiques (Allan & Castillo 2007). Même si les poissons sont en général bien adaptés aux variations physiques ou chimiques naturelles, ces modifications anthropiques peuvent affecter les communautés de poissons et avoir donc des conséquences non négligeables à long terme sur la biodiversité dans la région (Lowe-McConnell 1987; Welcomme 1995; Matthews 1998). Cependant, la plupart des recherches portant sur les impacts du changement climatique, des modifications de l’hydrologie, ou de la fragmentation des cours d’eau sur la pêcherie ou la biodiversité se concentre sur les zones tempérées et Introduction 11 néotropicales. Des recherches en zones tropicales sont aujourd’hui primordiales pour comprendre ces impacts sur la durabilité des pêches en eaux douces tropicales, qui diffèrent de manière importante des systèmes étudiés auparavant.
Objectifs spécifiques
La dynamique spatiale et temporelle de la structure des communautés de poissons est limitée par les conditions et ressources du milieu, particulièrement dans les systèmes qui dépendent fortement les crues saisonnières. Les objectifs spécifiques de la thèse ont été donc développés afin de décrire les patrons spatio-temporels des communautés et l’ensemble du fonctionnement de l’écosystème d’inondation pulsé (Fig. 4). Quatre objectifs spécifiques, regroupés en trois parties dans cette synthèse, ont été abordés durant la thèse : PARTIE 1 Étudier les caractéristiques physicochimiques du milieu d’étude (le bassin du Mékong en aval) en décrivant le patron spatial de la qualité de l’eau et des caractéristiques physicochimiques associées. Décrire le patron de diversité et la structure des communautés de poissons en déterminant les facteurs environnementaux qui contrôlent la structuration des communautés. PARTIE 2 Investiguer la dynamique temporelle des communautés de poisson en examinant les relations entre la variabilité temporelle des poissons (structure fonctionnelle et traits fonctionnels) et régime hydrologique du système. PARTIE 3 Établir le modèle de base du réseau trophique du système en évaluant les propriétés et l’état écologique de l’écosystème d’inondation pulsé par l’approche Ecopath with Ecosim.
PARTIE I : SYNTHÈSE |