Au tournant du XIXe siècle, une polémique concernant la nature de la glaciation wisconsinienne dans les Provinces maritimes du Canada s’est développée (Grant, 1989; Dredge et al., 1992; Josenhans et Lehman, 1999; Stea, 2004). Les Îles de la Madeleine, situées au centre du golfe du Saint-Laurent, sont au cœur de ce litige. En raison de cette position stratégique, la question de la nature de la glaciation wisconsinienne touchant l’archipel madelinot fut l’objet de nombreuses théories depuis plus d’un siècle (Richardson; 1881 ; Chalmers; 1895; Clarke, 1911; Goldthwait, 1915; Coleman, 1919; Goldthwait, 1924; Alcock, 1941; Hamelin; 1959; Prest et al., 1976; Dredge et Grant, 1987; Parent et Dubois, 1988; Dredge et al., 1992). Depuis le tout début, le questionnement majeur concerne l’ englaciation et la submersion des Îles de la Madeleine. L’archipel a-t-il été englacé ou non durant le Wisconsinien?
Dans ce contexte, une difficulté persiste dans la littérature concernant l’ interprétation de l’ unité sédimentaire sommitale présente sur les îles du Cap-aux-Meules et du Havre-Aubert, nommée Drift des Demoiselles. Cette unité fondamentale a été interprétée par Prest et al. (1976) comme étant d’origine glaciomarine tandis que Goldthwait (1915) en faisait un dépôt glaciaire. Dredge et Grant (1987) l’ont subdivisé en trois différents faciès, soit deux faciès glaciaires distincts dans la partie inférieure et un faciès glaciomarin au sommet. Cette ambiguïté s’ explique selon nous par une absence de données lithostratigraphiques exhaustives et détaillées et par un cadre chronologique lacunaire. Selon les diverses interprétations avancées, le Drift des Demoiselles a été associé à différentes périodes du Wisconsinien et à des environnements sédimentaires distincts. Pour interpréter convenablement le Drift des Demoiselles et mieux le situer chronologiquement dans l’ histoire des îles, il est nécessaire de l’ étudier en profondeur avec de nouvelles approches.
État des connaissances: une controverse plus que séculaire
Une controverse relative à la nature de la glaciation wisconsinienne des Maritimes atlantiques du Canada s’est développée au tournant du XIXe siècle. De ce grand débat se dégagent deux principales écoles de pensée, qui cohabitent depuis le début. Dans un premier temps, une théorie dite maximaliste est née. Cette conception met de l’avant l’idée d’une glaciation complète du continent et du golfe du Saint-Laurent jusqu’au rebord de la plate-forme continentale par un inlandsis homogène avançant vers le sud-est . Selon cette école, les mouvements glaciaires centrifuges observés à plusieurs endroits dans les Maritimes, associés à des calottes régionales, correspondent à des changements tardifs des écoulements glaciaires à la suite de l’ouverture de baies de vêlage lors de la déglaciation du golfe, de l’estuaire et des grandes baies du système hydrographique laurentien (Grant, 1989). De plus, les zones où les marques glaciaires sont absentes seraient selon le modèle maximaliste des régions à base glaciaire froide. À l’opposé, une théorie dite minimaliste évolue également depuis la fin du 1ge siècle. Ce modèle soutient que les Provinces maritimes et la Gaspésie ont été recouvertes au cours de la glaciation wisconsinienne par un complexe de calottes glaciaires régionales partiellement coalescentes (Grant, 1989) . Selon ce modèle, les calottes glaciaires ne dépassaient pas ou très peu les côtes actuelles (Shaw et al., 2006). Les secteurs où les marques glaciaires sont manquantes correspondraient selon eux à des nunataks (Grant, 1989).
Une variante de l’ école minimaliste s’est développée récemment. Elle soutient que les calottes glaciaires situées dans les Maritimes entraient en coalescence avec l’inlandsis laurentidien le long du chenal Laurentien lors du Wisconsinien supérieur (Stea et al., 1998; Josenhans et Lehman, 1999; Stea, 2004; Shaw et al. , 2006; Josenhans, 2007) . Les Îles de la Madeleine, situées au cœur du golfe du Saint-Laurent, occupent un endroit stratégique pour tester ces différents modèles.
Les premières observations (fin du 1ge siècle au début des années 1970)
À la fin du 1ge siècle, les premières idées véhiculées concernant les événements du Wisconsinien soutenaient que l’archipel madelinot avait été exempt de glace pendant toute cette période (Richardson, 1881; Chalmers, 1895; Clarke, 1911). Selon Richardson (1881), aucun dépôt ne pouvait être associé à du drift glaciaire. Il a mentionné la présence d’un sol résiduel (régolithe) très homogène et uniforme sur l’ensemble des îles ainsi que l’absence de stries glaciaires sur les blocs observés. Quelques erratiques ont été trouvés sur les îles du Cap-aux-Meules et de Pointe aux-Loups, mais le transport de ces blocs allochtones demeurait énigmatique (Richardson, 1881). Honeyman (1882) a affirmé que ces blocs erratiques avaient pour origine un transport glaciel depuis la Gaspésie.
De plus, Chalmers (1895) a confirmé les prop s de Richardson en mentionnant qu’aucune de ses observations n’a apporté d’éléments de preuve d’une glaciation wisconsinienne sur l’archipel. Il a également avancé une nouvelle idée, soit la présence d’une mer atteignant + 35 m. Cette hypothèse expliquerait à la fois la présence de blocs erratiques délestés par des glaces flottantes et l’uniformité du sol résiduel omniprésent (Chalmers, 1895). Clarke (1911) a appuyé les observations et les interprétations de Chalmers (1985).
Dès son arrivée sur l’archipel, plus précisément sur l’île du Havre-Aubert, Goldthwait (1915) a été en mesure d’infirmer les interprétations de ses précurseurs après avoir observé un dépôt qu’il a interprété comme étant d’origine glaciaire. Lors de ses travaux antérieurs, Goldthwait (1915) avait déjà proposé un écoulement glaciaire vers le sud-est pour la Nouvelle-Écosse et l’île du Cap-Breton. Cet écoulement qui provenait d’une calotte glaciaire située sur le Nouveau-Brunswick était également enregistré dans les dépôts de l’île du Prince-Édouard. Conséquemment, Goldthwait (1915) a proposé un mouvement glaciaire vers le sud-est pour les Îles de la Madeleine. Toutefois, il a également mentionné que les blocs erratiques observés sur certaines îles impliquaient un transport par de la glace flottante ou par un glacier, sans pour autant trancher entre les deux possibilités (Goldthwait, 1915). Quel,ques années plus tard, il a opté pour un transport glaciaire associé à un écoulement provenant du nord attribué à J’inlandsis Jaurentidien (GoJdthwait, 1924) .
Coleman (1919) a noté des sols résiduels sur les collines et des dépôts glaciaires sur les basses terres. Considérant cette différence notable, il a stipulé qu’ il était improbable qu’une calotte glaciaire soit à l’origine de cette distribution. Il considérait par ailleurs que des collines de si faible altitude ne pouvaient correspondre à des nunataks. Sur la base de ce raisonnement, il a avancé l’hypothèse d’ une glaciation suffisamment ancienne pour que les vestiges glaciaires aient le temps de s’ estomper sur les collines. Coleman (1919) n’ a pas réfuté la possibilité qu’une mer glaciaire soit l’agent de transport des erratiques.
Alcock (1941) met l’ accent sur les dépôts glaciaires qu’ il a observé sur les îles de la GrandeEntrée et du Cap-aux-Meules plutôt que sur l’ absence de formes d’ érosion glaciaire. Il a noté la présence d’ une moraine sur l’île de la Grande-Entrée dont la composition pétrographique est principalement précambrienne. De plus, il a observé une couverture de dépôts glaciaires sur l’île du Cap-aux-Meules ainsi que des blocs allochtones sur les îles d’Entrée et du Havreaux-Maisons. Ces observations ont amené Alcock (1941) à privilégier l’hypothèse d’une glaciation de l’archipel par l’ inlandsis laurentidien.
Un élément nouveau a été introduit par Louis-Edmond Hamelin (1959). Ce dernier a souligné l’ existence d’une morphologie périglaciaire très développée sur l’ archipel madelinot. Il a observé des cailloutis de roches locales ainsi que plusieurs vallées à fond plat qu’ il a attribuées à l’action prolongée du gel. Hamelin (1959) a interprété ce modelé périglaciaire comme étant la preuve d’une longue période cryonivale qui aurait duré pendant tout le Wisconsinien. Dix ans plus tard, la première fente de gel fossile a été découverte dans un glacis périglaciaire de l’île du Havre-Aubert (Poirier, 1970). Laverdière et Guimond (1974) ont également interprété le profil des collines, les vallées à fond plat et les coulées de solifluxion comme étant des formes héritées d’ une activité périglaciaire wisconsinienne. Pour ces chercheurs, la présence de formes périglaciaires bien développées implique que l’ archipel a échappé à la dernière glaciation.
Pendant que plusieurs débattaient sur la terre ferme, Loring et Nota (1966) observaient les formes et les sédiments immergés sur l’ ensemble du plateau madelinot. Ils ont distingué plusieurs vallées submergées qu’ils ont expliquées comme étant les vallées d’ un ancien réseau de drainage modifié par une glaciation du Pléistocène. Ils ont également observé deux vallées subparallèles et allongées, à l’est de l’île du Prince-Édouard, qui auraient été creusées par les eaux de fonte d’un glacier (tunnel valleys). De telles vallées ont également été observées à l’ouest des Îles de la Madeleine (Loring et Nota, 1966). De plus, ils ont découvert des minéraux lourds provenant du socle précambrien de la Côte-Nord (Loring et al., 1969). En outre, Loring et Nota (1973) ont décrit une terrasse sous-marine à environ 60 m sous le niveau marin actuel. Selon eux, cette terrasse s’est formée lors du début de l’invasion marine, parallèlement au retrait du glacier vers l’ouest, soit vers l’île du Prince-Édouard. Leur principale conclusion est que lors du Pléistocène, le plateau madelinot a été entièrement recouvert par un ou plusieurs glaciers. La glace laurentidienne a emprunté les principaux chenaux de drainage préexistants sur le plateau et sa progression a probablement été bloquée par des calottes glaciaires locales. La transgression marine postglaciaire et la dynamique sédimentaire récente ont modifié la morphologie glaciaire du fond marin et ont provoqué l’actuelle uniformité du plateau. Puisqu’ils font régulièrement référence à la période du Dryas récent, les auteurs insinuent qu’il y avait présence de glace lors du Wisconsinien supérieur sur le plateau madelinot (Loring et Nota, 1966, 1973). Toutefois, ils ne précisent rien quant aux périodes antérieures.
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