Stratégies thérapeutiques innovantes dans la maladie de Crohn : place de la thérapie cellulaire
La maladie de Crohn
La maladie de Crohn (MC) est une maladie inflammatoire chronique de l’intestin (MICI) qui peut toucher n’importe quel segment du tube digestif « de la bouche à l’anus », mais qui affecte préférentiellement la partie iléo-caecale (1) (2). Elle se différencie de l’autre MICI, la rectocolite hémorragique (RCH), par sa topographie, son histologie et son évolution. Elle se caractérise par une réponse inflammatoire excessive, évoluant par poussées, alternant avec des phases de rémission, de fréquence et de gravité très variables d’un patient à l’autre et chez le même patient. Elle peut se manifester cliniquement par une diarrhée chronique, des douleurs abdominales récurrentes, une importante perte de poids et des signes systémiques comme des malaises ou de la fièvre. La MC n’augmente pas la mortalité mais, en raison de sa survenue tôt dans la vie et de sa chronicité, elle induit une morbidité importante qui altère la qualité de vie des patients. Dans la majeure partie de la population, la MC est diagnostiquée entre 15 et 30 ans et affecte également les 2 sexes. Les incidences les plus élevées de MC sont observées en Europe occidentale et nordique, en Amérique du Nord et en Nouvelle-Zélande (3). En Europe, elle est estimée à 3,9-7 cas pour 100 000 habitants et par an ce qui correspond à 23 000 à 41 000 nouveaux cas de MC par an pour l’ensemble de l’Europe (4). En France, le nombre de nouveaux cas chaque année est compris entre 4 et 5 pour 100 000 habitants. Une augmentation de l’incidence de la MC est observée depuis 50 ans et a touché presque toutes les régions du globe, notamment des pays où, il y a encore 15 ans, la maladie était peu répandue comme la Corée du Sud, la Chine, l’Inde, l’Iran, l’Afrique du Nord ou encore la Thaïlande et le Japon (5) (6). Parallèlement, les études montrent une augmentation des formes pédiatriques. Dans le Nord de la France, par exemple, l’incidence des MICI est passée de 4,6 cas pour 100 000 enfants sur la période de 1990-1995 à 8,8 cas pour 100 000 enfants sur la période de 2003-2005 (7). La prévalence de la MC varie géographiquement, avec les plus hauts chiffres rapportés aux USA, Canada et Europe, où des prévalences autour de 300 cas pour 100 000 habitants ont été décrits. En 2015, on dénombrait 120 000 personnes atteintes de la MC en France (8) (9). On remarque par ailleurs l’existence d’un gradient Nord-Sud avec une incidence plus élevée dans le tiers Nord, sans que l’on puisse pour le moment y apporter d’explications (10).
- La physiopathologie
L’étiologie des MICI, et plus particulièrement de la MC, reste inconnue mais l’atteinte de la muqueuse intestinale est liée à un dysfonctionnement de l’immunité. L’hypothèse actuelle décrit la MC comme une réponse inflammatoire et immunitaire anormale vis-à-vis du microbiote intestinal déclenchée ou aggravée par des facteurs environnementaux, chez des individus génétiquement prédisposés (Figure 1). Figure 1 : Pathogénèse des MICI (source : Shouval et Rufo, 2017 (11)
La prédisposition génétique
Le rôle du terrain génétique a été mis en évidence lors d’études sur des jumeaux. Les études ont montré que le taux de concordance chez les jumeaux monozygotes (« les vrais jumeaux ») était de 36 % alors qu’il n’était que de 4 % chez les jumeaux dizygotes (12) (13). Ces études ont montré non seulement l’intervention de facteurs génétiques dans l’apparition de la maladie mais aussi dans le phénotype de celle-ci (14). Ces résultats ont été confirmés dans des études de prévalence dans des familles atteintes de MC. Selon l’origine géographique ou ethnique, entre 2 et 22 % des patients ont un membre apparenté au premier degré atteint de MC. L’ensemble de ces données démontre l’importance du fond génétique dans le 23 développement de la MC et a conduit à rechercher des gènes impliqués dans cette pathologie. Des études génétiques (GWAS : Genome-Wide Association Studies) de patients atteints de MICI ont montré que 163 loci différents sont associés à la RCH, la MC, ou les 2 (Figure 2) (15). La majorité d’entre eux ne sont pas spécifiques des MICI, et peuvent être retrouvés dans d’autres maladies. La plupart de ces SNPs (Single-Nucleotide Polymorphisms) n’augmente cependant que très modérément le risque relatif mais apporte d’importantes informations dans les mécanismes qui sont dérégulés dans les MICI. Plus récemment, une analyse a identifié 38 nouveaux loci associés aux MICI (16). Ces gènes de susceptibilité codent, notamment, pour des protéines impliquées dans diverses fonctions biologiques telles que l’immunité, l’autophagie, le stress du réticulum endoplasmique, l’intégrité de la barrière intestinale. Focus : La mise en évidence du rôle du gène marque un tournant décisif dans la compréhension de la MC en attribuant un rôle fondamental à l’immunité innée. Plus de 30 mutations du gène CARD15/NOD2 ayant potentiellement un effet biologique ont été répertoriées chez des sujets malades et des sujets sains. La plupart d’entre elles sont rares et ne concernent qu’un petit nombre de malades. A l’inverse, trois mutations dites « perte de fonction » apparaissent fréquentes (variants R702W exon 4, G908R exon 8 et 1007fs exon 11) et sont exclusivement associées à la MC. Dans la MC, la fréquence cumulée des trois principales mutations est de 29%, donc beaucoup plus 24 élevée que chez les sujets sains (7%). Cependant, une mutation du gène CARD15/NOD2 n’est non seulement pas une condition suffisante mais ce n’est pas non plus une condition nécessaire ; être porteur d’une mutation ne signifie pas forcément être malade. Le gène NOD2, porté par le chromosome 16, code pour un récepteur intra-cellulaire impliqué dans la reconnaissance des motifs muramyl-dipeptide (MDP), constituants du peptidoglycane (PGN) de la paroi cellulaire de certaines bactéries. NOD2 est majoritairement exprimé par les cellules immunitaires (macrophages, lymphocytes, cellules dendritiques) mais également par les cellules épithéliales intestinales (cellules de Paneth). Ogura et al. (18) ont pu montrer que CARD15/NOD2 était capable de répondre au lipopolysaccharide (LPS) bactérien en activant les voies de NFκB (Nuclear Factor-kappa B) et de l’apoptose. Ainsi, les mutations principales associées à la MC entraînent un défaut d’activation de NFκB liée à une perte de réponse au PGN. Le génotypage de CARD15/NOD2 n’est pas utilisé dans la pratique courante pour 3 raisons essentielles : 1) le calcul du risque relatif dépend non seulement de CARD15/NOD2 mais aussi de nombreux autres facteurs génétiques et environnementaux actuellement encore inconnus pour certains, 2) aucune mesure préventive efficace ne peut être proposée à un éventuel sujet dépisté porteur de mutations sur le gène CARD15/NOD2 et 3) il n’existe pas de corrélation génotype/phénotype. La valeur diagnostique du génotypage de CARD15/NOD2 ne permet donc pas aujourd’hui de remettre en question les outils diagnostiques classiques que sont la clinique, l’endoscopie, l’histologie, la biologie ou la radiologie. La découverte de CARD15/NOD2 a, d’une part, recentré la physiopathologie de la MC sur l’immunité innée non spécifique et, d’autre part, relancé les recherches sur le rôle de la flore digestive, suspectée depuis longtemps dans la MC.
Le microbiote intestinal
Il est aujourd’hui clairement établi que le microbiote intestinal joue un rôle dans certaines pathologies du système digestif (cancer colorectal, maladies inflammatoires chroniques de l’intestin) mais également dans les cas d’obésité, de diabète et d’autisme (19). Le microbiote intestinal humain contient, entre autres micro-organismes, environ 1014 bactéries et représente un écosystème extrêmement complexe. Ces 1014 bactéries sont réparties en 4 phyla bactériens : Firmicutes, Bacteroidetes, Actinobacteria et Proteobacteria, dont les 25 proportions sont régulées en permanence. Les Firmicutes et les Bacteroidetes constituent les deux phyla dominants du microbiote avec une représentativité respective de 60–75 % et 30–40 %. En raison d’une diminution des coûts du séquençage haut-débit de l’ADN et de l’amélioration des outils d’analyse bio-informatique, il est aujourd’hui possible de comparer la composition des communautés bactériennes du tractus digestif des individus. L’analyse de l’ensemble des génomes bactériens présent dans un écosystème donné est appelée analyse métagénomique. De grands programmes d’analyse du métagénome intestinal humain ont été entrepris ces dernières années (MetaHIT). Des études moléculaires, indépendantes de la culture*, basées pour la plupart sur le séquençage du gène codant pour l’ARN ribosomal 16S, ont permis de mettre en évidence certaines anomalies du microbiote intestinal au cours des MICI. Ces anomalies sont à la fois de nature qualitative (instabilité du microbiote au cours du temps, présence de bactéries inhabituelles, restriction de la biodiversité) et quantitative (augmentation de la concentration bactérienne muqueuse). Ces anomalies peuvent être regroupées sous le terme de dysbiose. * Plus de 90% des espèces du microbiote intestinal ne peuvent pas être cultivées en laboratoire. Vivant dans la plupart des cas en absence d’oxygène, dans un environnement dont les propriétés physicochimiques sont souvent difficiles à caractériser et à reproduire. La dysbiose correspond à un déséquilibre entre la quantité des bactéries dites « protectrices » (Bifidobacteria, Lactobacilli) et de bactéries dites « délétères » (Bacteroides, Escherichia coli, Enterobacter). Il a été montré que les bactéries « protectrices » possèdent des propriétés anti-inflammatoires, d’une part en inhibant la sécrétion de cytokines proinflammatoires par les cellules du système immunitaire et d’autre part en favorisant la sécrétion de cytokines anti-inflammatoires. De nombreuses études ont montré l’existence de ce déséquilibre chez les patients atteints de MICI dont les principales caractéristiques sont : i) une restriction de la biodiversité des bactéries appartenant au phylum des Firmicutes ; ii) une diminution de la proportion de certains groupes bactériens tels que Clostridium leptum et notamment Faecalibacterium prausnitzii, dont le rôle protecteur a clairement été mis en évidence (20) ; iii) et une augmentation de la proportion des Entérobactéries comme certains E. coli entéro-adhérents et invasifs (AIEC) associée à la muqueuse iléale. Par ailleurs, la dysbiose observée chez les patients MICI ne se limite pas aux espèces bactériennes mais concerne également la composition mycologique et 26 virale. En comparant le profil du microbiote intestinal obtenu par qPCR (quantitative Polymerase Chain Reaction) sur les selles de patients atteints de MICI, la dysbiose, et plus particulièrement le déficit en F. prausnitzii, semble plus marquée chez les patients en poussée par rapport à ceux en rémission. Ainsi, une dysbiose plus marquée pourrait être prédictive de rechute. Récemment, une étude microbiologique, insérée dans la cohorte STORI du GETAID (Groupe d’Etude Thérapeutique des Affections Inflammatoires du Tube Digestif), a permis de mettre en évidence la dysbiose associée à la MC comme facteur prédictif de récidive clinique après arrêt du traitement par infliximab au cours d’une MC bien contrôlée (21).
PARTIE I : LA MALADIE DE CROHN |