Discussion autour des entretiens :
Par certains aspects, le jeune enseignant est apparu plus proche des préoccupations théoriques des auteurs cités dans notre cadre théorique que l’enseignant expérimenté, et ce malgré le fait qu’il n’a pour le moment reçu aucune formation dans le domaine de l’enseignement. Prenons en exemple la définition des objectifs pour un test : le jeune enseignant utilise un processus beaucoup plus complexe faisant l’objet d’un va et vient entre le plan d’étude, la séquence d’enseignement mise en place et tient aussi compte de la manière dont les élèves ont perçu la chose (suggérant l’idée de régulation). « Je fais des cours en fonction des objectifs du plan d’étude. Une fois que j’ai fait le tour de la matière, je choisis et distribue les objectifs à tester et vérifie qu’ils ont repéré et acquis en tous cas une partie des objectifs. » L’enseignant expérimenté agit de façon plus routinière et en tenant compte principalement du cadre pratique dans lequel il évolue. Par exemple, il confie que pour définir les objectifs il s’en tient à ceux fournis dans le manuel de mathématiques, ce qui a fait l’objet d’un accord pour la file de l’établissement. 12 « Il fut un temps ou je donnais les objectifs par écrit, mais avec la nouvelle méthode, il y a les objectifs au début de chaque chapitre.
C’est clair et il n’y a pas d’ambiguïté possible, aucune contestation. » Essayons de situer nos enseignants au regard des paradigmes décrits par De Ketele et présentés en pages quatre et cinq du présent travail : Reprenons pour cela le schéma de la figure 1 comme support au raisonnement suivant : je pensais avant les entretiens que le jeune enseignant aurait une évaluation plutôt située à droite dans la figure 1 : ayant donc plutôt recours aux paradigmes A et D, car ceux-ci sont basées sur des connaissances locales nécessitant donc moins d’expertise. Par opposition, j’imaginais que l’expérience, en stabilisant les références donnerait accès à la maîtrise de connaissances globales, ce qui favoriserait les paradigmes B et C à gauche du graphique. Mon hypothèse de départ allait donc plutôt vers une distribution de droite à gauche sur le schéma, au fur et à mesure que l’on acquiert de l’expérience. Je vais montrer maintenant comment, au vu des ces entretiens, il semblerait plutôt que l’expérience fasse passer de la diagonale B-D à la diagonale A-C. J’ai commencé par chercher la présence des deux paradigmes en relation avec l’évaluation sommative et exprimés par les enseignants interrogés. Ce sont : A. l’évaluation pragmatique. B. L’évaluation mesure.
Dans l’exemple suivant, l’enseignant expérimenté a, me semble-t-il, plus recours au côté pragmatique A. car il s’appuie sur un contrat didactique « le raisonnement vaut 50 à75% des points » pour traiter cette situation : pour attribuer la totalité des points, en plus de constater la bonne réponse, il s’appuie sur son expérience pour se convaincre ou non que l’élève a produit un raisonnement correct : Question : « Comment attribues-tu les points … ? Est-ce mentionné sur la donnée ? » Enseignant_6 : « Oui, le nombre des points ils le connaissent, par contre je n’ai pas mis par écrit que le raisonnement vaut 50 à 75% des points et la réponse 25%, mais je leur explique cela oralement avant. Ils sont habitués et savent à quoi s’en tenir. » Dans l’exemple suivant, l’enseignant débutant, en s’appuyant sur une grille précise et sur la présence/absence de mots clefs, recours plus au côté mesure de l’évaluation (B. sur la figure 1). Il manifeste des doutes à se fier à son expérience pour juger de la compréhension de notion et explique qu’il craint notamment de devenir partial, raison pour laquelle il met en place un système avec une grille d’évaluation et vérifie la présence de mots clefs, gardant ouverte la possibilité d’attribuer des points pour la compréhension : Enseignant_1 : « … En économie il faut que j’aie une grille d’évaluation, en général je tiens compte de mots clefs : tels mots clef un point tel autre un point et il peut aussi y avoir des points pour les aspects de compréhension… dans ces cas-là il faut que j’aie une grille d’évaluation bien solide sinon je ne m’en sors pas, je deviens complètement partial.» Les formes de l’évaluation comme l’évaluation de la maitrise des apprentissages (paradigme C.) ou l’évaluation pour les apprentissages (paradigme D.) me paraissent plus subtiles et donc plus difficiles à observer. Mais en regardant attentivement, on remarque que certaines pratiques du jeune enseignant révèlent clairement des évaluations pour les apprentissages (ou soutien d’apprentissage, paradigme D.) notamment en termes d’auto et co-évaluation : Enseignant_1 : « Quand je rends un test, ils viennent au pupitre et je discute avec chacun … et des fois avant je leur fais noter sur un papier combien ils pensent avoir eu, ce qui s’est bien passé et moins bien passé. En général ils sont assez juste et le test d’ après je vois ces pointslà améliorés ! Donc en leur faisant faire une auto-évaluation … »
Constats
En ce qui concerne la relation entre l’expérience et l’intégration des éléments théoriques, les résultats sont complexes : D’une part les notes attribuées par les enseignants auraient tendance, avec les années d’expérience, à adopter une distribution normale plutôt qu’une distribution « en J », allant ainsi à l’encontre du progrès selon les travaux de Dubus (DUBUS, 2006). Les moyennes auraient aussi tendance à baisser, reflétant peut être les craintes de Kusch (KUSCH, 1995) quand à l’instauration de rapports vicieux entre évaluation et autorité voire discipline. D’autre part l’étude fait apparaitre un transfert des buts de l’évaluation : initialement centrés sur les intérêts de l’élève, ils desserviraient, avec les professeurs expérimentés, prioritairement ceux de la société. L’évolution des conceptions des enseignants se fait donc parfois dans le sens contraire à ce que la théorie voudrait voir se produire : des conceptions intuitives assez complètes laissent place à des pratiques standards encadrées par des directives légales contraignantes qui mettent dans les faits l’accent sur la production d’un classement utile à la promotion ou non des élèves plus qu’au guidage de leurs apprentissages. Perrenoud (PERRENOUD 1998) a décrit les pratiques en vigueur comme un verrou, qui loin de « s’affaiblir pour sauter et laisser sa place à l’innovation » comme il le souhaite, trouve une légitimité accrue dans les attentes de la société et les pratiques dominantes, en particulier dans le cas étudié.
Le jeune enseignant qui manifeste sa volonté de ne pas normaliser normalise pourtant, peut être seulement pour avoir l’air normal aux yeux de ses pairs. Cette étude ne permet en outre pas bien de voir un effet éventuel dû à la formation HEP car d’une part les enseignants 2 et 3 (actuellement en formation) n’ont pas fait l’objet d’interview et d’autre part les enseignants plus expérimentés n’ont pas suivi le même système de formation. Signalons simplement que la diminution régulière des moyennes entre les enseignants 1, 2 et 3 suggère que cette progression n’est pas affectée par le processus de formation et suit la tendance à la baisse avec l’augmentation des années de pratiques. Voilà déjà plus de vingt ans que les travaux de Perrenoud ont été publiés et le changement ne semble pas aller dans le sens souhaité. On peut argumenter que ce temps n’est pas anormalement long : il aura fallu 10 ans pour aboutir à des changements au niveau des Hautes Ecoles Pédagogiques et les premières volées d’étudiants ayant bénéficié de ces apports représentent encore une minorité sur le terrain des pratiques. Il devrait toutefois y avoir une montée en puissance du potentiel de compréhension et d’application des nouvelles méthodes d’évaluation.
Parallèlement, il faut aussi compter avec le renforcement des pratiques d’évaluation « standard» induit par les politiques et les nouveaux règlements d’application. La volonté du législateur suit les intérêts de la société (qui a ces temps tendance à se plier aux exigences des milieux économiques) avant ceux des élèves. Les parents pris en sandwich, se réfugient dans des valeurs traditionnelles qu’ils reconnaissent, quand ils ne succombent pas aux discours émotionnels des lobbys alarmistes. De plus le cahier des charges de l’enseignant augmente et son statut social diminue, sa position se précarise et il est possible qu’il craigne plus pour son devenir, ce qui ne l’aide pas à manifester l’audace nécessaire à remettre en question les pratiques établies. Un climat économique tendu sur fond d’insécurité de l’emploi, sont des arguments qui poussent à trouver refuge dans des valeurs plus traditionnelles.
Conclusion
Dans la présente recherche, tirée d’une scène d’un collège secondaire vaudois, j’ai tenté d’observer l’évolution avec l’expérience, de quelques pratiques de l’évaluation existantes, à la lumière d’aspects théoriques relayés par les Hautes Ecoles Pédagogiques. Dans l’échantillon observé, la moyenne des notes attribuées avait tendance à baisser régulièrement avec les années d’expérience pour se stabiliser vers la note seuil de 4 chez les enseignants ayant plus de dix années d’expérience. En suivant certains aspects de l’évaluation j’ai cherché à comprendre comment ceux-ci évoluent en fonction du niveau d’expérience des enseignants : J’ai découvert comment le besoin de mesure objective peut laisser place à l’intuition pragmatique ou comment la volonté de faire progresser les élèves se mue en expertise des apprentissages. J’ai émis l’hypothèse que l’évolution de la distribution des notes était le reflet d’un transfert des efforts d’évaluation au service de l’élève vers l’évaluation au service de la société, sous la pression du système économique notamment. J’ai constaté que les changements souhaités par Perrenoud (PERRENOUD 1998) tardaient à se manifester et propose ici une réflexion visant à trouver des pistes susceptibles de favoriser l’ouverture nécessaire pour amorcer des changements dans les pratiques actuelles.
Partant du constat que la théorie semble moins puissante que la pratique dans l’évolution des pratiques d’évaluation, j’imagine que la mise en place sur le terrain de groupes de pairs intéressés à l’ouverture et collaborant d’une façon horizontale pourrait créer un précédent et amener le climat nécessaire à expérimenter et réfléchir librement aux changements destinés à servir en priorité les apprenants. Gageons que l’effet sur la société serait aussi bénéfique en fin de compte puisque que, permettre à chacun de progresser dans les meilleures conditions, c’est aussi élever le niveau général de compétences et de bien être. Penchons nous à présent sur les limites de ce travail : L’enquête menée est de type qualitatif plus que quantitatif, les éléments présentés ne sont donc pas représentatifs bien que peut-être significatifs. Les données sont traitées comme s’il y avait une progression entre les enseignants jeunes et expérimentés mais l’étude a porté sur des personnes différentes ayant évolués dans des contextes différents, il y a là un abus qu’il convient de souligner. Cette étude soulève cependant de nombreuses pistes de recherches qui pourraient faire l’objet de travaux plus ciblés : on pourrait notamment imaginer observer l’évolution des notes attribuées au cours des premières années d’enseignement sur un nombre statistiquement représentatif de débutants. On pourrait aussi concevoir une étude qui cherche à mettre en évidence plus spécifiquement l’effet de la formation et en particulier la formation à l’évaluation sur l’évolution des notes attribuées, ceci présente à mon avis un grand intérêt pour la HEP.
Table des Matières. |