Spécialisation d’hôte au sein d’une communauté
d’insectes phytophages
La spécialisation d’hôte chez les insectes phytophages
Contexte : un débat sémantique pour une réalité complexe
Les insectes forment un groupe d’organismes extrêmement diversifié avec une estimation de 5 à 10 millions d’espèces (Ødegaard 2000). La plupart sont phytophages (Bernays et Chapman 1994, Price 2002) et sont, dans leur grande majorité, considérés comme spécialistes d’une espèce ou famille de plantes (Bernays et Graham 1988, Schoonhoven et al. 2005) en particulier dans les régions tropicales (Forister et al. 2015). Malgré le nombre important d’études focalisées sur la spécialisation d’hôte, il est difficile d’en extraire les principes généraux. Ainsi, de nombreux débats basés sur la sémantique du sujet ainsi qu’aux types d’approches utilisées pour appréhender les différentes problématiques liées à la spécialisation ont eu lieu (Futuyma et Moreno 1988, Bernays et Chapman 1994, Devictor et al. 2010, Poisot et al. 2011a). Le degré de spécialisation constitue un continuum entre deux extrêmes : d’une part les espèces ne consommant qu’une seule espèce de plante et d’autre part les espèces consommant de nombreuses plantes appartenant à un grand nombre de familles(Normark et Johnson 2011). Au sein de ce continuum, des classes ont été définies pour évaluer le degré de spécialisation des espèces. Si les termes « monophage », « oligophage », « sténophage » et « polyphage » sont beaucoup utilisés (Cates 1980, Thompson 1998), ils sont généralement appliqués à des contextes différents selon les études (Symons et Beccaloni 1999). Par exemple, Jaenike (1990) caractérise les monophages comme des insectes se nourrissant d’une seule famille de plantes, les oligophages comme ceux se nourrissant de deux familles et les polyphages comme ceux se nourrissant de minimum trois familles de plantes. Par ailleurs, pour Schoonhoven et al. (2005) les monophages sont des insectes se nourrissant d’une seule espèce de plante ou de peu de plantes proches et les oligophages des insectes se nourrissant de plusieurs plantes appartenant à une seule famille. Un autre exemple de termes très utilisés pose le même problème de classification : les termes « spécialiste » et « généraliste ». Certaines études parlent de « spécialiste » pour une espèce se nourrissant d’une seule espèce de plante (Roslin et Salminen 2008, Schäpers et al. 2016) alors que d’autres (García‐Robledo et Horvitz 2012a, Liu et al. 2012) définissent comme spécialiste une espèce se nourrissant de peu de plantes appartenant à la même famille. Pour essayer de préciser le niveau de spécialisation ou de généralisme, les termes « d’extrême » généralisme et « d’extrême » spécialisation sont utilisés (Loxdale et Harvey 2016), mais cela ne fait que reporter le problème de définition de chaque classe ainsi que celui de la limite entre deux classes. Ces exemples Synthèse bibliographique 4 montrent qu’il est difficile de définir des classes de spécialisation qui soient applicables à tous les contextes et toutes les familles d’insectes. Pour parer à cela, il est pertinent de définir les termes « spécialiste » et « généraliste » l’un par rapport à l’autre avec les spécialistes renvoyant à des insectes ayant une gamme d’hôtes plus restreinte que des espèces plus généralistes (Fox et Morrow 1981). Lorsqu’une espèce est étudiée seule, rendant la comparaison avec une autre difficile, il est conseillé alors de décrire la gamme d’hôtes plutôt que d’utiliser des termes définissant des classes. Par exemple, au lieu d’indiquer qu’une espèce est « oligophage », il est plus précis de dire qu’elle se nourrit « d’une seule famille de plante ». Les problèmes de sémantique ne font que refléter une réalité complexe qui engendrent aussi la question des approches utilisées pour étudier cette réalité multiple (Ferry-Graham et al. 2002). La spécialisation se définit par les patrons de spécialisation observés – à savoir le degré de spécialisation d’une espèce à un instant t – mais aussi par les processus évolutifs dont ces patrons résultent c’est-à-dire le fait de devenir plus spécialiste ou plus généraliste au cours du temps. Sachant les problèmes de sémantiques exprimés plus haut pour les patrons observés, quelle est alors la meilleure façon de mesurer le degré de spécialisation ? B. Quelle approche utiliser pour mesurer le degré de spécialisation ? L’évaluation du degré de spécialisation représente un défi considérable et depuis quelques années une forte attention a été portée sur les méthodes à utiliser pour mesurer le degré de spécialisation (Blüthgen et al. 2006, Devictor et al. 2010, Poisot et al. 2012, Fordyce et al. 2016). Pour cela, les deux difficultés majeures à prendre en compte sont : le niveau écologique sur lequel l’étude se place (l’individu, l’espèce ou la communauté) ainsi que l’utilisation d’un continuum de valeurs pour empêcher l’utilisation de classes. Avant de déterminer la méthode la plus appropriée, il est important de définir le niveau écologique. Le niveau écologique le plus étudié dans la littérature est celui de l’espèce, mais quelques méthodes ont été développées pour étudier les autres niveaux. Tout d’abord, le degré de spécialisation peut être évalué au niveau de l’individu dans le but de déterminer la variabilité des degrés de spécialisation au sein d’une population. Pour cela, Bolnick et al. (2003) ont proposé de mesurer la variation des ressources consommées par chaque individu (WIC : Within individual component) ainsi que la variation des ressources consommées entre tous les individus (BIC : between individual component). Au niveau de la communauté, la mesure du degré de spécialisation peut se faire par la connectance (C) qui se définit comme la proportion du nombre d’interactions observées entre les insectes et leurs ressources par rapport au nombre d’interactions possibles (Blüthgen et al. 2006). La connectance est calculée à partir de données binaires et peut prendre une valeur allant de 0 (forte Synthèse bibliographique 5 spécialisation car peu d’interactions au sein de la communauté) à 1 (fort généralisme car nombreuses interactions au sein de la communauté). Le degré de spécialisation au sein d’une communauté peut aussi se calculer en faisant la moyenne des degrés de spécialisation des espèces présentes dans la communauté (Devictor et al. 2008).
Quelles données utiliser ?
L’utilisation de données binaires (présence / absence de l’insecte sur une espèce de plante) permet d’évaluer le degré de spécialisation de façon simple. Cependant, par cette méthode, l’information de la présence de l’insecte sur la plante est utilisée sans prendre en compte l’intensité et la fréquence de cette interaction. L’utilisation de données binaires engendre la perte de beaucoup d’informations risquant de biaiser l’évaluation du degré de spécialisation. Par exemple, dans le cas où une espèce d’insecte phytophage ne consomme qu’une seule espèce de plante A mais très occasionnellement une autre plante B, les données binaires d’interaction au niveau de l’espèce (présence / absence de l’espèce d’insecte sur chaque espèce de plante) auront le même poids que pour une espèce consommant les deux espèces de plantes de façon égale. Il n’y aura donc aucune information sur l’intensité ni sur la fréquence d’utilisation de chaque plante. Dans le cas un peu différent de l’utilisation de données binaires au niveau de l’échantillon (présence / absence sur l’échantillon de plante) avec plusieurs répétitions par espèce de plante, on obtiendra une information sur la fréquence d’attaque au sein de chaque espèce mais pas d’information sur l’intensité de cette attaque. Une espèce de plante où un seul individu d’insecte est souvent trouvé aura le même poids qu’une espèce où 50 individus sont souvent trouvés. Dans ce cas, l’utilisation de données binaires est très dépendante de la force d’échantillonnage (Blüthgen et al. 2006). L’utilisation de données quantitatives (nombre d’individus d’insectes sur chaque échantillon de plante) permet une évaluation plus fine de l’intensité, de la fréquence et de la nature de l’interaction plante-insecte. Cependant, certaines transformations sont nécessaires si l’on veut comparer plusieurs espèces d’insectes ou plusieurs espèces de plantes. Tout d’abord, pour comparer le degré de spécialisation de plusieurs espèces d’insectes au sein d’une communauté, il est important d’utiliser un pourcentage ou une fréquence de présence sur la plante. En effet, le nombre brut d’insectes sur une plante est dépendant de l’abondance totale des insectes et ne permet pas de comparer la spécialisation des espèces avec des abondances différentes dues à des différences de fécondité, de durée de vie ou autres facteurs indépendants de l’interaction avec les plantes hôtes. De plus, si les espèces de plantes attaquées par les insectes ont des capacités biotiques très différentes, cela peut aussi créer un biais. Par exemple, une espèce d’insecte qui consomme plusieurs espèces de plantes de façon proportionnelle à leur capacité biotique (individus d’insectes très présents dans de grande plantes et moins présents dans de petites plantes) risque d’être considéré comme Synthèse bibliographique « spécialiste » de la plus grande plante au vu du plus grand nombre d’individus présents sur cette plante. Une solution possible pour éviter cela est de diviser le nombre d’individus trouvés sur chaque plante par le nombre moyen d’individus trouvés sur cette plante (division par la « capacité biotique » de la plante) (Blüthgen et al. 2006). Prenons l’exemple d’une communauté d’insectes avec une espèce généraliste (G) et une espèce spécialiste (S) qui se nourrissent de trois plantes (P1, P2, P3) au maximum de leur capacité biotique. La plante P1 a une capacité biotique plus importante que les autres car elle peut contenir 50 individus au total alors que P2 et P3 ne peuvent contenir que 15 et 12 individus respectivement. En tenant seulement compte du nombre brut d’individus d’insectes sur la plante (M1), le généraliste risque d’être considéré comme « spécialiste » de la plante P1 car il y a plus d’individus sur cette plante au vue de sa capacité d’accueil.
Les indices de spécialisation
Les indices de spécialisation permettent d’éviter l’utilisation de classes car ils ramènent le degré de spécialisation à un continuum allant de 0 à 1. D’après Poisot et al. (2012), les avantages des indices de spécialisation sont i) d’être des valeurs ramenées à l’ensemble des possibilités allant du spécialiste au généraliste (un continuum) ii) d’avoir de la robustesse pour effectuer un sous-échantillonnage et enfin iii) d’être informatif avec un rapport signal sur bruit fort. Cependant, les indices de spécialisation sont nombreux et chacun d’entre eux est applicable à un contexte particulier. Cette diversité complique le choix de l’indice le plus approprié au contexte étudié et empêche la comparaison de plusieurs indices entre eux (Poisot et al. 2012). Le nombre important et la diversité des indices de spécialisation induisent une grande variabilité dans les méthodes d’analyses. G S G S G S M1 M2 M3 Tableau 1. Principaux indices de spécialisation existant dans la littérature. P représente le vecteur d’interaction de l’espèce d’insecte i de longueur R (nombre d’interactions) avec r étant les interactions différentes de 0 ; T la somme de tous les éléments de P ; v représente le nombre d’axes de l’analyse multivariée effectuée à partir d’une matrice d’interaction entre les insectes et les plantes, cik représente le centroid de l’insecte i sur l’axe k, et xijk est la position de la plante j utilisée par l’insecte i sur l’axe k.
Mesures de la taille de la niche
Une autre façon d’évaluer le degré de spécialisation des espèces est de décrire la largeur de leur gamme d’hôtes en utilisant des méthodes de calculs de diversités écologiques. Cela permet de connaître la largeur de la niche en tenant compte de l’intensité d’interaction entre la plante et l’insecte. Le continuum entre 0 et 1, engendré par les indices de spécialisation décrits plus haut (Tableau 1) peut être, a priori, une bonne façon d’exprimer le continuum de degré de spécialisation mais cependant cela peut inclure des biais d’interprétation. Par exemple, une espèce d’insecte consommant toutes les espèces de plantes disponibles dans un endroit où il y a 8 plantes aura un indice de spécialisation de 0 (extrême généraliste) et dans un endroit où il y a 50 plantes, elle aura aussi un indice de 0 et sera considéré comme aussi généraliste que dans le premier cas. En utilisant la largeur de gamme d’hôtes cette différence liée au nombre de plantes apparaît plus clairement. L’indice de diversité le plus simple est la richesse spécifique qui est le nombre d’espèces de plantes hôtes d’un insecte quelle que soit l’intensité de l’interaction entre l’insecte et la plante. L’inconvénient majeur de cet indice est qu’il ne considère pas la rareté de la plante dans la gamme d’hôtes de l’insecte, mais uniquement le fait que la plante soit hôte ou non. Plusieurs indices de diversité ont été proposés pour prendre en compte aussi bien le nombre de plantes hôtes que leur importance dans le régime alimentaire de l’insecte. Les deux indices les plus utilisés sont l’indice de diversité de Shannon, H’, et l’indice de diversité de Simpson, λ, calculés de la manière suivante : Indice de Shannon H’ : 𝐻 ′ = ∑−𝑝𝑖𝑗 × log(𝑝𝑖𝑗) 𝑠 𝑗=1 Indice de Simpson λ : 𝜆 = ∑𝑝𝑖𝑗 2 𝑠 𝑗=1 en posant que s est le nombre total de plantes disponibles et pij est l’élément résultant de l’interaction entre l’insecte i et la plante j.Les indices de diversité peuvent être partagés en trois composantes. La diversité locale ou diversité α (Dα) représente la diversité des espèces de plantes consommées par une espèce d’insecte. La diversité entre espèces ou diversité β (Dβ), représente le changement dans la composition d’espèces de plantes hôtes entre différentes espèces d’insectes. Enfin, la diversité régionale ou diversité γ (Dγ) représente la diversité de plantes consommées par toutes les espèces d’insectes confondues. Ces composantes de la diversité peuvent se calculer à partir des différents indices écologiques décrits plus haut. L’indice de Simpson accorde très peu de poids aux espèces de plantes rares dans le régime alimentaire des insectes, alors que l’indice de Shannon accorde de l’importance à chaque plante en fonction de l’intensité de son utilisation par l’insecte sans favoriser de façon disproportionnelle les espèces rares ou communes. Enfin la richesse spécifique est complètement insensible aux intensités d’interactions entre les plantes et les insectes (Jost 2006). Pour illustrer l’importance du poids accordé aux espèces rares, prenons l’exemple de deux espèces d’insectes qui ont le même nombre d’espèces de plantes dans leur gamme d’hôtes. Si l’espèce A consomme plus une plante, la diversité α, calculée à partir de l’indice de Shannon, sera plus petite pour l’espèce A que pour l’espèce B et encore plus faible si la diversité est calculée à partir de l’indice de Simpson (Fig. 1).
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