Mon travail de doctorat a été entamé en 2006, sur un thème qui n’est plus directement présent dans les essais qui composent la présente thèse : l’analyse économique des conditions de travail. Pour plusieurs raisons, mes travaux se sont progressivement éloignés de cette thématique de départ. Pour autant, cette première spécialisation éclaire sous un jour intéressant les essais réunis au sein de cette thèse.
D’abord, s’intéresser aux conditions de travail oblige à se poser la question de la bonne manière de quantifier le phénomène que l’on analyse, tant il est difficile de trouver une liste simple d’indicateurs qui « résume » de manière synthétique les conditions de travail vécues par les travailleurs. En particulier, les indicateurs des conditions de travail sont souvent subjectifs, au sens où ils dépendent de la perception qu’en ont les travailleurs eux-mêmes. Cette attention portée à la qualité de l’indicateur mesuré est au fondement des cinquième et sixième chapitres de cette thèse. Ils visent à évaluer si la manière de formuler des questions de santé subjective et de renoncement aux soins pour raisons financières a un impact sur les réponses apportées par les enquêtés, et sur les résultats de la littérature académique qui s’y rapporte.
Cette préoccupation, au cœur de travaux de nombreux sociologues (Desrosières 2007) et moins présente historiquement dans les travaux d’économistes, a cependant connu un regain d’intérêt lors des années récentes. Cela s’explique notamment par une utilisation croissante par les économistes de variables subjectives. Au-delà de la traditionnelle question de santé subjective, utilisée en économie de la santé depuis plus de 50 ans, les questions de satisfaction dans la vie et de satisfaction au travail sont par exemple de plus en plus utilisées.
Un autre élément de l’analyse des conditions de travail a inspiré les essais de cette thèse : il s’agit de l’importance d’analyser les tendances à l’œuvre au cours des 20 ou 30 dernières années. En effet, en matière de conditions de travail, les évolutions au cours de cette période sont radicales, reflet des réglementations adoptées (réduction du temps de travail), de l’adoption de nouvelles technologies (Askenazy 2005) et des modifications du marché du travail (poursuite de la tertiarisation et élévation du niveau de diplôme notamment). Les troisième et quatrième chapitres adoptent une perspective historique de moyen-terme, en se focalisant sur les évolutions du chômage des jeunes depuis le milieu des années 70 et leur impact à court terme sur le taux de scolarisation et à long terme sur les trajectoires d’emploi et de salaire.
La problématique de l’insertion des jeunes est au cœur de l’agenda politique en France et en Europe, comme en témoignent la priorité accordée à la jeunesse par le président François Hollande, et le récent plan européen pour la jeunesse, nommé «Garantie jeune » et adopté en juin 2013 par les chefs d’Etat et de gouvernement des 27 pays de l’Union européenne (Commission européenne 2010). Elle est également très présente dans les travaux publiés par les organisations nationales comme le CESE (Prévost 2012) et internationales, comme l’OCDE (Scarpetta et al. 2010), le BIT (BIT 2012 ; BIT 2013) ou la Banque mondiale (Betcherman et al. 2007). Elle est enfin présente dans de nombreux travaux de recherche (parmi les travaux récents Bell et Blanchflower 2011 ; Cahuc et al. 2013 ; Eichhorst, Hinte et al. 2013).
Cette forte présence de la thématique de l’insertion des jeunes dans l’agenda politique, dans les préoccupations des organisations internationales, et dans la recherche appliquée en économie, s’explique par les difficultés réelles, et sans doute croissantes, que rencontrent de nombreux jeunes pour s’insérer sur le marché du travail. La question de l’insertion sur le marché du travail est particulièrement prégnante pour les jeunes, car elle conditionne bien souvent leur passage complet à une vie adulte autonome : décohabitation, mise en couple et parentalité.
Le taux de chômage des jeunes est élevé dans la plupart des pays européens. En France, en 2012, le taux de chômage des jeunes de moins de 25 ans atteint 23,9 % contre 9,0 % pour les 25-49 ans. Dans la zone euro (17 pays), en 2013, le taux de chômage des jeunes de moins de 25 ans atteint 24,0 % contre 10,8 % pour les plus de 25 ans. Il faut cependant garder à l’esprit que le taux de chômage constitue un indicateur très imparfait pour évaluer la situation des jeunes sur le marché du travail (Marchand 1999), notamment en raison du nombre élevé de jeunes qui sont en étude et donc « inactifs » (89 % des 15-19 ans et 39 % des 20-24 ans sont en études en France en 2010) .
Ce taux de chômage élevé s’accompagne d’une durée d’insertion des jeunes sur le marché du travail en hausse et de plus en plus difficile, en particulier depuis 2008 (voir Le Rhun et Minni (2012) pour des chiffres récents et Dares (2011) pour une synthèse très riche des principales données relatives à l’emploi des jeunes et à leur insertion). Entre 1983 et 2010, le taux de chômage des jeunes ne présente pas de tendance, il évolue en fonction des cycles, entre 15,3 % et 23,2 %. Néanmoins, la façon dont l’insertion des jeunes sur le marché du travail se déroule a beaucoup évolué dans les années 80 et 90 : l’insertion implique plus fréquemment un passage par des emplois temporaires (intérim, contrats à durée limitée). En 1983, parmi les jeunes ayant moins de cinq ans de présence sur le marché du travail, 15,5 % occupaient un emploi à durée limitée ; cette proportion a augmenté graduellement jusqu’à atteindre le double au milieu des années 90 (Degorre et al. 2009). Cette phase de recherche d’emploi rend le chômage des jeunes particulièrement sensible à la conjoncture économique, à la hausse comme à la baisse. C’est le cas depuis 2008, mais cela s’est déjà manifesté lors d’épisodes de crise précédents : entre 1992 et 1994 par exemple, le taux de chômage des jeunes de 15 à 24 ans a augmenté de 4,6 points, passant de 17,6 % à 22,2 %, alors que celui des personnes âgées de 25 à 49 ans n’a dans le même temps augmenté que de 1,7 point, passant de 7,9 % à 9,6 % (Fondeur et Minni 2004).
Des différences très marquées en matière de chômage des jeunes existent entre les pays de l’OCDE : en 2012, le taux de chômage et le taux d’emploi des 15-24 ans s’établissent respectivement à 9,5 % et 63,3 % aux Pays-Bas, contre 53,2 % et 20,0% en Espagne. Ces différences sont relativement stables dans le temps (Perugini et Signorelli 2010). La Grèce, le Portugal, l’Espagne et l’Italie se caractérisent par des taux de chômage élevés (même avant les années récentes où ils ont explosé) et des taux d’emploi faibles. La France, la Belgique ont des taux de chômage des jeunes légèrement supérieurs à la moyenne des pays de l’OCDE, mais avec des taux d’activité et d’emploi particulièrement bas. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie et le Canada ont des taux de chômage des jeunes modérés, qui s’accompagnent de taux d’emploi et d’activité élevés. Enfin, le Japon, l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas et le Danemark se caractérisent par des taux de chômage faibles.
Au-delà de la mise en évidence de ces faits stylisés, facilitée par la disponibilité de données comparables internationalement au travers de l’existence des Labor force surveys, la littérature économique s’est développée dans trois directions :
– Elle a exploré les causes du niveau et des fluctuations du chômage des jeunes, en les reliant notamment aux caractéristiques institutionnelles des différents marchés du travail nationaux et des différents systèmes de formation initiale.
– Elle a évalué l’efficacité des dispositifs spécifiques que les pouvoirs publics ont mis en place pour remédier au chômage des jeunes (programmes d’accompagnement ou de formation, subventions à l’emploi de jeunes . . . ).
– Elle a exploré les conséquences d’un niveau élevé de chômage des jeunes, par exemple en matière de d’éducation, de fécondité, de criminalité ou d’impact futur sur les trajectoires professionnelles des personnes entrées dans une conjoncture économique dégradée.
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