Enfants et VIH/sida au Cameroun. Construction et implications de l’agenda politique
DE 1990 A 2000 : LA CRIDE DES ORPHELINS DE SIDA
C’est à travers la réalité des enfants ayant perdu leurs parents à cause du sida que les conséquences de l’épidémie sur les enfants vont être mises en lumière. Malgré les connaissances de plus en plus fines sur les modes de transmission du virus et donc sur l’existence de l’infection pédiatrique à travers leurs mères, c’est l’aspect social qui est privilégié. Les différents programmes mis en place depuis 1987 suivant les recommandations et avec le soutien technique, financier et matériel du GPA de l’OMS sont essentiellement orientés vers le volet adulte de l’infection. C’est la stratégie du « tout-prévention », centrée exclusivement sur la surveillance épidémiologique et la prévention de la transmission sexuelle et sanguine.
L’EMERGENCE DE LA CRISE
A la conférence mondiale sur le sida à Paris en 1987, six communications évoquent le phénomène des « orphelins du sida » dans certaines parties d’Afrique subsaharienne où les taux de prévalence ne cessent de croitre (Williamson 2008). A la suite de cette conférence, l’ONG britannique Save the Children née au lendemain de la Première Guerre mondiale et menant des actions humanitaires en faveur des enfants dans de nombreux pays du monde, initie une enquête sur le phénomène des « orphelins du sida ». En effet, outre les récents résultats présentés par des chercheurs à la conférence, l’antenne ougandaise de l’ONG constate une augmentation inhabituelle du nombre d’orphelins dans ses actions de terrain. L’Ouganda, la Zambie, le Botswana, le Zimbabwé ou encore l’Afrique du Sud sont en effet les pays dans lesquels la séroprévalence du VIH dépasse largement les 10%22. Le sida devient dans ces pays l’une des plus grandes causes de mortalité chez les adultes. Une enquête sur les enfants devenus orphelins du fait du décès de leurs parents des suites du sida est réalisée en Ouganda en 1989. Elle donnera lieu 22 Dans le cas de l’Afrique du Sud, la prévalence du VIH est inférieure à 10% à la fin des années 1980. C’est au milieu des années 1990 que les chiffres vont s’envoler. un an plus tard à une publication dans la Revue Social Science and Medicine. C’est la première fois que sont quantifiées des données sur les populations enfantines affectées par le sida. En 1990, le rapport pointait que dans un petit village de 60 ménages, il y avait 106 orphelins recensés en un an, tous ayant perdu au moins un parent à cause du sida. Dans son rapport, Susan Hunter écrit: « The orphan burden will increase in Uganda and other Sub-Saharan Africa, countries over the next few years (…). The orphan burden is a window on the potential for massive social breakdown and dislocation in Sub-Saharan Africa resulting from High AIDS-related mortality » (Hunter 1990, p. 682). C’est à partir de ces premières estimations que l’agence onusienne chargée de la protection de l’enfance va organiser une consultation internationale sur les enfants devenus orphelins à cause du sida. Au cours de cette consultation, un groupe de travail est constitué. Il réunit principalement les ONG internationales, des autorités politiques américaines et des représentants de la Banque mondiale. Cette organisation temporaire appelée AIDS Orphan Task Force (terme initialement employé dans le langage militaire américain23) a pour mission de fournir des données opérationnelles pour l’action. Les travaux de cette commission spéciale aboutiront en 1993 à un document d’information à l’attention des gouvernements et des bailleurs de fonds internationaux. Ce document d’information publié par l’UNICEF en collaboration avec l’OMS (disponible en anglais uniquement) Action for Children Affected by AIDS : Program, Profiles and Lessons learned, se base sur des enquêtes menées principalement dans les pays d’Afrique de l’Est et d’Afrique Australe. Avec le passage du GPA (programme spécial de lutte contre le sida de l’OMS mis en place en février 1987 à Genève) à l’ONUSIDA (programme conjoint de plusieurs agences des Nations Unies crée en 1996 dont l’OMS en fait partie), les politiques mondiales de lutte contre le sida vont prendre une nouvelle ampleur (chapitre 3). En 1997, l’agence d’aide américaine pour le développement social et 23 La traduction en français donnerait Force spéciale des orphelins du sida. économique (l’USAID) va publier le premier rapport d’estimation des « orphelins du sida » dans le monde, ainsi que les stratégies d’intervention à destination des gouvernements. Le Rapport Children on the Brink (1997) dresse un portrait alarmiste de l’évolution de l’épidémie: « More than 44 million children in developing nations will likely have lost one or both parents by 2010. Most of these deaths will result from HIV/AIDS and complicating illness » (J. Brady Anderson, Administrator, U.S. Agency for International Development). Les données sont sans précédent, et les autorités risquent d’être très vite dépassées par la situation si elles ne font rien, selon le rapport. Il y aurait une « crise » des « orphelins du sida » et des mesures urgentes doivent être prises pour sauver les familles des enfants vivant dans des situations particulièrement difficiles (Hunter et Williamson 1997). Les recommandations du rapport invitent les gouvernements à prendre en compte la mesure du problème et à apporter aux enfants et aux familles ainsi affectés un soutien matériel et financier, dans la logique du respect des droits de l’homme et de ceux de l’enfant. Dans quelques pays d’Afrique Australe (comme en Zambie ou en Ouganda), des ateliers sous régionaux de réflexion sont organisés, et des programmes sont mis en place dès 1998 avec le soutien financier de l’USAID (Williamson 2008). Durant la même période, la compréhension de l’histoire naturelle du VIH chez l’enfant se précise. Les scientifiques estiment en 1991, qu’en l’absence de traitement prophylactique24, il y aurait 25 à 35% de chance qu’une mère VIH positive transmette le virus à son enfant. Grâce aux avancées de la recherche sur les ARV, il est possible dès 1994 de prévenir la transmission du virus de la mère à son enfant (à condition de ne pas allaiter). Cette avancée thérapeutique va très rapidement être mise en œuvre dans les pays du Nord. Mais dans les pays du Sud, les coûts de ces traitements constituent un obstacle majeur. Les seules femmes qui pourront bénéficier de cette avancée thérapeutiques seront les femmes suivies dans le cadre de projets financés par les organisations internationales, dans de très rares sites pilotes (Msellati 1999). Alors qu’au plan mondial les revendications se font fortes pour l’universalisation de l’accès aux traitements pour toutes les personnes infectées et pour les femmes enceintes, les acteurs internationaux engagés dans la 24 C’est un traitement qui prévient l’infection par un agent infectieux du corps humain, tel un vaccin. protection de l’enfance insistent sur les conditions sociales des enfants dont les parents sont décédés à cause du sida. En 1998, l’ONUSIDA estime que les « orphelins du sida » en Afrique représentent 95% de tous les « orphelins du sida » au monde, et près de la moitié de la totalité des orphelins toutes causes confondues. Tableau 3: AIDS Orphans Estimates by Year and Country 1990-2001 Country/Area 1990 1995 2001 AIDS Orphans as a percentage of Total Orphans (%) Angola 5000 26000 104000 14,9 Burkina-Faso 16 000 92000 268000 34,9 Botswana 1000 18000 69000 70,5 Cameroon 3000 36000 210000 29,6 RD Congo 171000 505000 927000 33,9 Kenya 27000 257000 892000 53,3 Uganda 177000 617000 884000 51,1 Senegal 1000 4000 15000 3,7 South Africa 1000 61000 662000 43,3 Zimbabwe 59000 33000 782000 76,8 Source: UNAIDS&UNICEF, Children on The Brink 2002. A Joint Report on Orphan Estimates and Program Strategies, Washington, DC, 2002 Bien que les données sur les enfants « orphelins du sida » soient de mieux en mieux documentées25, il existe un vide statistique évident dans les différents rapports sur l’infection pédiatrique par le VIH. On estime le nombre de nouvelles infections pédiatriques, mais on ne sait presque rien sur le nombre total d’enfants vivant avec le VIH, ni sur les enfants morts des suites de sida26. Selon Elenga et al. (2006), cela est dû au fait que les taux de mortalité infantile dans les régions d’Afrique subsaharienne demeurent élevés par rapport au reste du monde (malnutrition endémique, paludisme, diarrhées, pneumonie etc.). Faute de tests de diagnostic de dépistage et de recherche des diagnostics de décès, il est donc difficile d’évaluer l’impact de l’infection sur les enfants. 25 Par exemple entre 1994 et 2000, trois rapports sont publiés concernant les « orphelins du sida ». 26 Les estimations sont volontairement floues. Par exemple le rapport ONUSIDA de 1998 consacre une partie entière aux « orphelins du sida », mais les données sur les enfants infectés ou vivant avec le VIH sont noyées dans celles des adultes. Sur les 30 millions de personnes qui vivent avec le VIH, « il y aurait » environ 1.1 million d’enfants et 12,2 millions de femmes (ONUSIDA 1998). Au-delà de ces difficultés techniques, vu la stigmatisation qui entoure la maladie, le diagnostic de l’infection chez l’enfant serait révélateur de la maladie de la mère, donc des parents, et cela pourrait occasionner le rejet. C’est pourquoi certains praticiens évitent de demander le test, encore moins de faire l’annonce, même s’ils savent de quoi souffre l’enfant (Desclaux 2001). Ce que Alice Desclaux constatait au Burkina Faso est identique à la situation camerounaise à la même période. Ce médecin généraliste du Centre Hospitalier d’Essos à Yaoundé explique : En novembre 1997, je reviens de Russie et je commence un stage bénévole au CHE, auprès du Dr. Samé Ekobo, qui est en quelque sorte ma marraine. C’est une pédiatre mais elle souhaite que je travaille avec elle alors que moi je suis plutôt généraliste. Dans ses consultations, elle avait remarqué un phénomène particulier. Beaucoup d’enfants présentaient les signes cliniques de l’infection à VIH. Les gens avaient conscience du sida mais personne ne se penchait sur le sida pédiatrique, encore que celui des adultes était déjà difficile à prendre en charge. C’est à partir des tableaux cliniques des enfants qu’on pensait au statut de la mère. C’était un sujet tabou. Il ne fallait pas en parler. Selon Linda Richter, les enfants infectés par le VIH sont restés pendant longtemps un « sujet mineur » des stratégies mondiales (Richter 2008). Les enfants vivant avec le VIH vont ainsi demeurer la « tache aveugle » de l’épidémie, tandis que les « orphelins du sida » jouissent socialement et politiquement d’une grande visibilité (Elenga 2006).
LES LIMITES DE ESTIMATIONS
Les estimations produites par les institutions internationales sur le phénomène des « orphelins du sida » nécessitent que soit explicité le terme « orphelin du sida ». Dans les différents rapports produits soit par des chercheurs, soit par l’UNICEF et l’ONUSIDA, soit par l’USAID ou d’autres acteurs régionaux, les définitions varient considérablement. Ces différences sont imputables à l’hétérogénéité de la méthodologie employée, ainsi qu’aux tailles des échantillons. Les critères de définition du terme « orphelin du sida » ont soulevé deux types de problèmes, rendant complexe le développement des mesures d’appréciation du phénomène, ainsi que des mesures de secours et de soutien. Tableau 4: Comparison of Orphan Estimates from Five Sources Source Year Time Period Orphan Ages Cause of Death Definition Countries Totals UNAIDS 1998 Cumulative since pandemic began to end 1997 Under 18 HIV/AIDS Maternal (mother) Double (both parents) All countries with AIDS data 8 million end of 1997 Children on the Brink 1996 Cross-sectional end of 1990, 1995, 2000, 2005, 2010 Under 15 All causes Paternal (facther) Maternal (mother) 23 Total 19 African 4 Other 35 million (2000) 40 million (2010) African Census Data Various Cross-sectional 1960- 1990 Under 15 Under 18 All causes Maternal Paternal Double Various NA DHS Data 1980s Cross-sectional 1990s Under 15 All causes Maternal Paternal Double Various NA NACP Estimates 1990s Cross-sectional Under 15 Under 18 HIV/AIDS Maternal Double Various NA Source: Hunter S. and Williamson, Children on the Brink. Executive summary. Updated Estimates and Recommendation for Intervention, 2000 Le premier type de problème est lié aux critères de définition en fonction des statuts parentaux. En général, un orphelin est un enfant qui a perdu ses deux parents biologiques. Mais plusieurs définitions de l’orphelin se chevauchent. Ainsi, les premières études sur les « orphelins du sida » ne prenaient en compte que le décès d’un parent, en particulier celui de la mère. Elizabeth Preble considérait en effet que le manque affectif constituait un risque important pour la survie et le bien-être des enfants ; mais aussi parce qu’il était plus simple d’obtenir des données démographiques sur la maternité, grâce aux programmes de santé de la reproduction (Preble 1990). Par conséquent, les enfants ayant perdu leur père à cause du sida n’ont pas, pendant quelques années, été comptabilisés dans cette catégorie. La définition retenue par l’ONUSIDA avant le début des années 2000 s’inspirait largement de cette représentation. Etre « orphelin du sida » selon le rapport de 1998, c’est avoir perdu sa mère ou les deux parents à cause du sida (UNAIDS et WHO 1997, 1998). Cette conception de « l’orphelin du sida » a, selon Geoff Foster et John Williamson, sous estimé le nombre total d’orphelins de 45 à 70% (Foster et Williamson 2000). Et pourtant, dans le contexte du sida en Afrique, la mort du père entraine de graves conséquences socio-économiques pour l’enfant. Elle pose des problèmes importants de subsistance, voire d’héritage pour les enfants (op cit.). Par ailleurs, certaines données font référence à des orphelins doubles (perte du père et de la mère) tandis que d’autres présentent à la fois des orphelins simples (perte d’un parent), et des orphelins doubles (perte des deux parents). L’absence de précisions sur le statut d’orphelin constitue une limite majeure pour saisir la dynamique du problème, si bien que certaines réalités ont été extrapolées (Foster et Williamson, op cit.). Le second type de problème concerne la taille de l’échantillon, et surtout l’âge des orphelins. Certaines études s’arrêtent aux moins de 15 ans, tandis que d’autres comptent les adolescents de 17 ans, voir de 18 ans (tableau 4). Parmi les études qui s’arrêtent aux moins de 15 ans, les adolescents de 15 à 17 ans ne sont pas comptabilisés parce qu’ils rentrent dans la tranche adultes (15-49 ans). Or comme tous les autres enfants, les enfants de 15-17 ans ont besoin de protection et de prise en charge (selon la Convention internationale des droits de l’enfant). Définir un orphelin comme un enfant de moins de 15 ans exclut les adolescents plus âgés, et sous estimerait le nombre total d’orphelins de 25 à 35% (Foster et Williamson 2000). D’autres problèmes d’ordre méthodologique sont pointés du doigt, notamment la focalisation sur la référence « orphelin du sida » qui malgré les prévisions alarmistes27 et la connotation stigmatisante, n’est pas représentative du problème. Tout d’abord, des questions subsistent sur les causes de la mort du ou des parents. Peu d’études indiquent comment la cause de la mort des parents a été établie. Ensuite, la situation sociale et économique, voire affective des enfants n’est pas la 27 Avec des références comme les « générations orphelines d’Afrique »
même pour un enfant qui a perdu un seul de ses parents, pour celui qui a expérimenté la perte des deux, ou qui vit dans des réseaux de parenté. En outre, certaines études ont montré que de nombreux enfants « orphelins du sida » vivant dans des réseaux de parenté, ne sont donc pas « abandonnés » à eux-mêmes comme certains textes le laisseraient penser. En 1996, Kamali et al. écrivent: « during a 3- year follow-up period, a total of 169 children became orphans and 43% of these cases resulted from the death of an HIV-1 positive parent. There was a limited effect on school attendance by orphanhood. (…) It appears that these orphans were generally well looked after within the community » (Kamali et al. 1996, p. 510). Par ailleurs, de nombreux enfants vivent dans des conditions encore plus difficiles, bien qu’ils aient leurs deux parents. Les controverses statistiques et politiques suscitées par les estimations sur le nombre « d’orphelins du sida » vont conduire à l’émergence d’une nouvelle catégorie qui reflèterait mieux la situation des enfants dans le contexte du sida : les orphelins et enfants vulnérables à cause du sida. Il est difficile de situer l’origine de ce terme, mais dès le début des années 2000, le concept de groupes vulnérables au sida revient régulièrement. Dans le rapport Children on the Brink 2000 (Hunter et Williamson 2000, p.1), les auteurs du rapport affirment : “Children on the Brink intentionally avoids use of the term « AIDS orphans » because it may contribute to inappropriate categorization and stigmatization of vulnerable children. Instead, the report uses « Children affected by HIV/AIDS », « orphans due to AIDS » or « Children Orphaned by HIV/AIDS », which refer to children who have lost at least one parent due to AIDS”. C’est à travers ces termes génériques que va se construire la figure contemporaine de l’enfance en temps de sida, et au-delà, l’institutionnalisation d’une nouvelle catégorie de l’action publique.
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