Investir un univers fictionnel
Depuis le début de ce mémoire, j’évoque le fait que les participants d’un jeu de rôle investissent des univers fictionnels afin d’y vivre des aventures par le biais de personnages. Ces univers sont composés autant de diégèses que de mondes originaux. Les rôlistes s’y inscrivent soit par l’approfondissement de leurs connaissances du-dit univers soit grâce à l’intertextualité c’est-à-dire en invoquant d’autres références connues qui permettent de créer une représentation de l’environnement, des personnages etc.
Il existe de fait un conflit sémantique entre les chercheurs s’inscrivant dans une théorie de la fiction [Punday, 2005 ; Ryan, 2007 ; Cristofari, 2010 ; Balzer, 2011]. Pour certains, chaque univers fictif investi est un monde en soi, qui se différencie de tous les autres en cela qu’il est personnel et relatif à l’imagination d’un individu. Pour d’autres, l’utilisation du terme de monde est un abus, chaque univers fictif n’étant ni créé ex nihilo ni investit seul – notamment dans le cadre des jeux de rôle [Caïra, 2016]. Sans placer la création diégétique en deçà d’une création pure existant en et pour elle-même, Olivier Caïra note trois points présents dans les structures des jeux de rôle qui permettent de nuancer l’utilisation excessive du terme de monde.
Pour lui, il existe en effet plusieurs niveaux de création diégétique : un premier fourni par le jeu et contenant diverses informations telles que les règles et de nombreuses descriptions physiques, politiques, mythiques ou religieuses. Ensuite vient l’apport du scénariste qui peut être le maître de jeu (MJ) qui dessine des plans, crée des personnages et des événements. Un troisième niveau, qu’il appelle « diégèse de l’action » est constitué des improvisations du MJ lorsque les joueurs s’écartent du chemin qu’il a tracé. Il s’agit alors de respecter les repères fournis par l’œuvre d’origine et il n’est pas rare qu’ils soient directement cités dans la partie [Caïra, 2016]. Lors d’une partie de Star Wars (1988) ou du Jeu de Rôle du Seigneur des Anneaux (2002), les PJ peuvent visiter des planètes ou des pays décris dans l’œuvre fondatrice, ils peuvent rencontrer Gandalf ou Obi-Wan et partir en mission avec Aragorn dans les Terres Sauvages où ils pourront croiser les Trolls changés en pierre que Bilbo affronte au début de son aventure dans Le Hobbit (1937).
De nombreux jeux, notamment ceux que j’ai pu présenter comme « classiques », sont dotés d’extensions. Chacune d’elle contient des informations originales comme l’approfondissement d’une zone particulière du monde. C’est par exemple le cas pour les extensions de la Sword Coast de l’univers de Dungeons & Dragons (D&D) qui sont travaillées dans la cinquième version du jeu (2014). Outre l’approfondissement géographique de la zone, on peut y trouver des informations sur de nouvelles classes49 ou profils de personnages, sur de nouvelles factions et un nouveau panthéon.
Il est aussi possible de trouver en ligne ou dans des magazines comme Casus Belli des scénarios complets que les MJ peuvent lire et utiliser pour leurs parties. Ces scénarios comprennent l’intrigue, la description des personnages non joueurs (PnJ), divers plans, des outils d’improvisation… C’est ensuite au MJ de s’approprier le scénario pour que les joueurs puissent l’investir et créer un nouveau récit à partir de ces données.
Tant pour les extensions officielles, pour les scénarios proposés sur les divers médias rôlistes que pour les participants à une partie, l’investissement d’un univers fictif et la création d’un récit collectif en son sein sont davantage régis par la contrainte de la cohérence que par celle du réalisme. Un excès de réalisme peut conduire à l’alourdissement d’un jeu [Caïra, 2007]. Chaque participant ne doit pas oublier que le jeu relève de la création fictive et qu’en cela, on peut choisir ce qu’il s’y passe. Créer un récit à partir d’une œuvre préexistante demande une certaine implication de la part des participants et particulièrement du MJ qui, à moins de pasticher une œuvre, doit tenter d’éviter les anachronismes, doit proposer des scénarios, des personnages et des descriptions qui ne tranchent pas avec les représentations que l’œuvre en question créée.
Les scripts fictionnels
La finalité d’un jeu de rôle n’est pas la défaite ou la victoire d’un joueur ou d’un personnage. Contrairement à la plupart des jeux de société, les jeux de rôle n’ont, dans leur structure, pas de fin de ce type. Généralement, dans les jeux de société, le joueur ayant amassé le plus d’argent, ayant acquis le plus de points ou étant arrivé le premier à la fin gagne la partie. Dans les jeux de rôle cependant, le cumul de possessions n’est pas une fin en soi. Il permet au joueur de gagner en puissance ou en notoriété, ce qui lui offre de nouvelles possibilités en jeu. De même, l’arrivée au niveau maximal – ce qui peut prendre des années, ne marque pas la fin de la partie et la victoire d’un personnage par rapport aux autres. Comme dans les jeux de rôle en ligne (MMORPG), le niveau du personnage est davantage une indication qu’une fin. Ce niveau alloue aux personnages de réaliser et le certaines quêtes, de porter certains équipements plus puissants etc. Dans les jeux de rôle, c’est alors au maître de jeu (MJ) de gérer la difficulté des tâches à accomplir par le groupe, en fonction de leurs compétences et de leur niveau [Caïra, 2007 : 135].
Sont dès lors mis en place des scripts fictionnels [Mackay, 2001]. Ils permettent aux joueurs de considérer l’aventure comme réussie ou non mais informent aussi sur ce que l’on considère comme étant une bonne ou une mauvaise partie. Comme on le verra plus tard, notamment avec le traitement de l’humour, la mort des personnages et l’échec de leur quête ne signifient pas que l’aventure est ratée et que la partie a été ennuyeuse. Des jeux comme L’Appel de Cthulhu (1981) confrontent par exemple souvent les personnages à la mort, mais ces morts ont leurs propres significations et souvent elles aident le groupe ou signent simplement la fin de l’aventure, comme ce peut être le cas en one-shot.
Différents scripts sont utilisés pour gérer le temps en jeu (ellipse, séquençage du temps) et définir un rythme, d’autres permettent de gérer les connaissances que les joueurs n’ont pas mais que leurs personnages détiennent. D’autres encore, les scripts de narration, servent à situer les personnages dans le déroulement de l’aventure.
Trajectoires
Les jeux de rôle permettent aux participants de se projeter dans un personnage, quelqu’un d’autre qui évolue autre part, dans une fiction différente du monde prosaïque connu. En jeu, les joueurs donnent leurs voix à des personnages qui agissent dans ces mondes fictifs. Ils s’inscrivent dans des trajectoires distinctes, que William White met en exergue dans son analyse discursive d’une partie, durant laquelle se construisent certaines représentations du genre : « The masculine ideologies displayed by the players via their characters were…enacted in play dynamically, in response to the exigences of the fiction and in a recursive or reflexive fashion such that the character was the medium as well the instrument of that enactment, changing in response to each player’s play » [White, 2011 : 29].
Cependant, si pour certains chercheurs l’immersion du joueur dans un personnage fictif permet de révéler des structures sociales ou mentales sous-jacentes [Bowman, 2010 ; Curran, 2011 ; White, 2011 ; Meriläinen, 2012], d’autres portent la focale sur les façons dont les joueurs s’adonnent au roleplay et sur la valorisation de celui-ci dans le temps du jeu : « Plus que l’aspect dramaturgique (style direct, accent, mimiques) qui vise à créer l’atmosphère, c’est la démarche du joueur d’entrer dans une logique de comportement propre au personnage, d’opérer des choix différents de ceux qu’il aurait lui-même fait, qui sera valorisée » [Caïra, 2007 : 235].
Le roleplay se construit alors comme une marque de la relation entre le joueur et son personnage.
Parfois, la cohérence n’est pas respectée, par exemple par un joueur qui ne s’exprime pas comme son personnage est sensé le faire, et que l’interprétation du rôle est limitée par la structure du jeu, le rythme, le nombre de joueurs etc. Le roleplay apparaît alors avant tout comme un « objectif » partagé par le joueur et son personnage et un « challenge », celui de réaliser des actions en fonction des capacités du personnage fictif [David et Larré, 2016b]. « This implies that the character may do things that the player would not himself have done » [Fine, 1983 : 212].
En effet, un personnage est parfois amené à voyager dans l’espace, à porter des armes, à tuer, à voler, à marchander. Sans bouger ni se battre, les rôlistes prêtent leurs voix à des personnages qui se livrent à de telles pratiques, qui voyagent dans un univers fictif et y sont sans cesse mis à l’épreuve.
Tous les jeux de rôle sont fondés sur la mise à l’épreuve des personnages et, par extension, des joueurs [Caïra, 2007 : 130]. Face aux difficultés, les joueurs doivent composer avec les capacités de leurs personnages et évoluer en groupe vers un but commun. Il leur incombe de faire preuve d’ingéniosité et d’un maximum de cohérence avec leurs personnages. À chaque confrontation, les personnages risquent la mort, même si de manière générale la réussite est au bout du chemin. Comme je l’ai montré dans divers exemples, lorsqu’une opération est mal préparée ou que les joueurs réalisent de mauvais jets de dés, les PJ peuvent rapidement se trouver dans des situations difficiles.
Engrossment
L’engrossment, regroupe les notions françaises d’immersion et d’identification. Ici, je n’approcherai pas l’identification de l’individu à un jeu ou à un personnage fictif sous l’égide du bénéfice [Curran, 2011] ou du danger [Maniscalco, 1995 ; Coslin, 2012], qu’il soit psychologique ou social. De nombreuses études sur ces cas existent en effet d’ores et déjà et je n’ai pour ma part pas rencontré ce type de discours et de préoccupation ni n’ai pu observer un quelconque changement chez les rôlistes avec qui j’ai joué lors de mon travail de terrain. Dès lors, je travaillerai le concept d’engrossment avant tout comme un processus [Fine, 1983], un lien tissé entre le joueur et le personnage. L’appréhender ainsi nécessite de la part du joueur comme du chercheur un travail réflexif sur la relation existante entre l’individu prosaïque et le personnage fictif et sur la distance qui les sépare.
Pour certains chercheurs, les personnages de jeux de rôle correspondent à un désir de contentement et de réussite (wish-fulfillment) : « The player’s unconscious desires are allowed to become manifest in the role taken, since the persona of the character allows the player a disguise behind which to hide » [Nephew in Bowman, 2010 : 164]. Pour d’autres, les personnages sont des médias de l’expression des participants qui peuvent, à travers eux, exprimer leurs envies, leurs rêves ou leurs émotions. Sans prendre part à ce débat souvent émotionnellement chargé, il est possible de souligner le principe selon lequel l’engrossment des rôlistes dans des personnages fictifs leur permet d’essayer plusieurs chapeaux, plusieurs statuts sociaux, ce au travers d’une pratique ludique créative [Bowman, 2010 : 127 ; Meriläinen, 2012].