Introduction : Généralités sur l’irradiation
Lorsqu’un neutron entre en collision avec un atome de l’acier des structures internes, il lui cède une partie de son énergie. Si l’énergie cédée est suffisante, l’atome frappé peut être éjecté suffisamment loin de son site d’origine pourne pas se recombiner spontanément avec la lacune ainsi créée. Il y a alors création d’une paire de Frenkel : une lacune et un interstitiel. L’énergie nécessaire, appelée énergie de seuil de déplacement est de 40 eV dans le fer α[1]. Elle n’est pas connue dans le fer γ. La valeur dans le fer αest donc communément utilisée dans le cas du fer γet donc des aciers austénitiques inoxydables. L’énergie cédée par le neutron incident peut être suffisamment importante pour que le premier atome frappé (PKA 1 ) devienne un projectile à son tour. Il peut alors aller frapper d’autres atomes et les déloger de leur site cristallin. Ces atomes peuvent à leur tour devenir des projectiles si leur énergie est suffisante. Ce phénomène, appelé cascade de déplacements, peut se décomposer en deux temps [2]: une première phase appelée phase de collision et une seconde phase appelée phase de recombinaison. Durant la phase de collision, l’énergie du PKA est transférée lors de chocs élastiques et un grand nombre de défauts ponctuels (DP) est généré par les collisions atomiques. A la fin de la phase de collision, dont la durée est inférieure à une picoseconde, le maximum de DP est atteint, c’est le pic balistique. Ensuite, les paires de Frenkel instables se recombinent et le nombre de DP diminue. C’est la phase de recombinaison qui dure une dizaine de picosecondes.A l’issue de cette phase et donc de la cascade, un certain nombre de DP, libres ou agglomérés sous la forme de petits amas, subsiste. Ce phénomène complètement invisible aux techniques expérimentales est en revanche assez bien simulé dans diverses structurespar dynamique moléculaire. La fraction de DP survivants aux cascades peut ainsi être estimée. Cependant encore une fois, il n’existe pas, à l’heure actuelle, de résultat dans les aciers austénitiques inoxydables.
C’est cette sursaturation en DP libres et la présence de petits amas de DP qui engendre une modification de la microstructure à plus long terme sous irradiation. Les différents mécanismes à l’origine de la modification de la microstructure sont décrits ci-dessous.
Ségrégation induite par l’irradiation
Les DP libres en sursaturation tendent à s’éliminer sur les puits de défauts. Ces puits sont notamment les joints de grains (JG), les surfaces ou les dislocations.
L’élimination des DP sur les puits de défauts engendre un flux de défauts ponctuels vers ces puits. En effet, les défauts s’éliminant sur les puits, leur concentration, à proximité des puits, est inférieure à la concentration moyenne. Un gradient de concentration et par conséquent un flux de défauts ponctuels s’établissent donc à proximité des puits.
L’espèce dont le coefficient de diffusion est le plus élevé diffuse plus rapidement vers le puits de défauts et s’enrichit.
La figure I-1 explique schématiquement l’effet Kirkendall inverse dans le cas des mécanismes interstitiel et lacunaire.
Agglomération sous la forme d’amas de défauts
D’autre part, au gré de leur migration au sein de la matière, les DP mobiles peuvent se rencontrer. Si un interstitiel rencontre une lacune, il y a recombinaison et les deux défauts disparaissent. En revanche, lorsque deux défauts de même nature se rencontrent, ils s’agglomèrent pour former un dimère. L’arrivée d’un troisième défaut de même nature donne naissance à un trimère et ainsi de suite. Des amas de défauts de plusieurs dizaines de nanomè tres peuvent ainsi se former par agglomération de DP mobiles. Ce phénomène est accentué lorsque les particules incidentes produisent des cascades de déplacements car, à l’issue de la phase de recombinaison, les débris de cascades contiennent déjà des petits amas de DP. C’est ainsi que l’irradiation engendre la formation de cavités et/ou de boucles de dislocation lacunaires ou interstitielles.
Ces différents objets seront plus précisément décrits dans le cas des aciers austénitiques inoxydables dans le paragraphe suivant. Ces amas de défauts bloquent le mouvement des dislocations et entraînent ainsi une modification de la limite élastique et un durcissement des matériaux. La présence de cavités peut également être responsable du gonflement sous irradiation.
Du fait de l’absorption de DP par les amas de DP, la concentration en DP à proximité des amas est faible. Il s’établit donc des flux de DP vers les amas, ces derniers jouant alors le rôle de puits de défauts. Les phénomènes de couplages de flux, décrits précédemment, peuvent donc également engendrer de la ségrégation ou de la précipitation induite par l’irradiation sur les amas de défauts.
Le paragraphe suivant s’intéresse plus particulièrement aux effets de l’irradiation aux neutrons dans les aciers austénitiques inoxydables.
L’irradiation aux neutrons dans les aciers austénitiques inoxydables
Comme décrit dans l’introduction, l’un des problèmes majeurs rencontrés dans les réacteurs à eau pressurisée est la fissuration intergranulaire des composants en aciers austénitiques inoxydables des structures internes. Le mécanisme responsable de cette fissuration est appelé corrosion sous contrainte assistée par l’irradiation. Ce mécanisme complexe, encore mal compris, fait intervenir de nombreuses variables [7] telles que la contrainte, l’environnement, les effets d’irradiation… La figure I-3 schématise les principaux processus qui seraient susceptibles d’être à l’origine de la fissuration par IASCC :
– Modification de l’environnement (eau contenue dans le réacteur) par l’irradiation aux neutrons, le rendant plus corrosif.
– Ségrégation aux joints de grains induite par l’irradiation, modifiant leur composition chimique, favorisant ainsi la corrosion intergranulaire.
– Formation de cavités, de bulles de gaz, de boucles de dislocation et éventuellement de nouvelles phases faisant barrage aux mouvements des dislocations et modifiant ainsi les propriétés mécaniques du matériau.
D’après plusieurs travaux [8,9], seule la combinaison de tous les phénomènes est nécessaire pour induire des mécanismes de fissuration par IASCC. Il est cependant nécessaire de comprendre chaque phénomène individuellement pour pouvoir établir des modèles de principe de l’IASCC. Un grand nombre d’études a donc été mené sur les effets d’irradiation dans les aciers austénitiques.
Utilisation de particules incidentes autres que les neutrons
L’une des principales difficultés pour étudier les aciers austénitiques sous irradiation aux neutrons est la forte radioactivité atteinte compte tenu de leur teneur en Ni relativement élevée. Par ailleurs, il est indispensable, pour pouvoir comprendre les phénomènes se produisant sous irradiation, de contrôler les conditions d’irradiation telles que le flux, la dose ou la température. Ainsi, l’utilisation de particules chargées (ions, électrons) pour comprendre les effets d’irradiation dans les aciers austénitiques s’est développée depuis plusieurs années.
• Irradiation aux protons: de nombreuses études [68-72] utilisent les irradiations aux protons pour reproduire l’effet d’une irradiation aux neutrons. Les protons utilisés ont une énergie de l’ordre du MeV, ce qui permet de créer un dommage homogène sur quelques micromètres de profondeur [71]. Des études comparatives ont montré que la microstructure après irradiation aux protons était semblable à celle après irradiation aux neutrons. De plus, les taux de ségrégation aux JG après irradiation aux protons sont similaires à ceux observésaprès irradiation aux neutrons [68].
• Irradiations aux ions lourds: les irradiations aux ions, exceptés les protons,sont utilisées pour essayer de comprendre certains phénomènes faisant intervenir des cascades de déplacements. La plupart des ions utilisés sont des ions dont l’énergie atteint quelques centaines de keV voire quelques MeV [36,73-76]. La faible énergie de ces ions permet de créer un dommage essentiellement balistique contrairement aux ions d’une énergie avoisinant le GeV qui créent un dommage par excitations électroniques. La plupart des ions utilisés sont des ions Ni. Ainsi, des irradiations aux ions Ni 2+ (5 MeV à 500 °C) d’un acier 304 [74] ont permis d’étudier les taux de RIS aux JG. Les résultats expérimentaux sont reproduits par des prédictions d’un modèle de ségrégation. Des irradiations aux ions Ni de 12 MeV à 300 °C ont permis d’étudier l’effet du C et de N sur la RIS aux joints de grains [76] dans un acier 316. Egalement la formation d’amas enrichis en Ni et en Si après irradiation aux ions Ni + de 160 keV a été mise en évidence dans un acier 316 [36,75].
Certaines irradiations aux ions ou aux protons sontcouplées avec une implantation de gaz (en général de l’He) pour étudier les effets de l’Hélium sur la microstructure [71,73].
• Irradiations aux électrons: les électrons ne créent pas de cascades de déplacements, ils sont utilisés pour créer un grand nombre de paires de Frenkel. La plupart des irradiations aux électrons ont lieu dans des microscopes électroniques en transmission à haute tension [77,78].
Les irradiations aux électrons sont mises en œuvre pour observer la RIS aux joints de grains et les effets de la migration des joints de grains sur les profils de ségrégation [56]. Les irradiations aux électrons sont également couplées à des irradiations aux ions [79] ou aux neutrons [16] pour étudier l’influence de la naturedes défauts créés sous irradiation. Un exemple d’études de référence, menée par A. Barbu [80], non pas sur un acier austénitique mais sur des alliages Ni-Si sous-saturés en Si, irradiés aux ions et aux électrons montre l’importance de l’utilisation de ces particules. Barbu a montré, pour les deux types d’irradiation, la formation de précipités γ’ par ségrégation induite par l’irradiation sur les boucles de dislocation. Des observations en MET ontpermis de déterminer le diagramme dephases flux / température (décrit p.17) de précipitation induite par l’irradiation. La figure I-20 représente ce diagramme dans le cas des irradiations aux électrons.
Irradiations aux ions
Les irradiations aux ions ont été réalisées au CSNSM (Centre de Spectrométrie Nucléaire et de Spectrométrie de Masse) à Orsay sur l’implanteur Irma [9], au PHYMAT (Laboratoire de Physique des Matériaux) à Poitiers sur l’implanteur Jano, identique à IRMA, et àl’Université Complutense de Madrid sur un implanteur similaire [10].
La source d’ions est une cathode chaude de type Nier-Bernas pour les implanteurs IRMA et JANO et une source à cathode froide de type Penningpour l’implanteur de Madrid. Les ions créés sont accélérés par un champ électrique et sont séparés en fonction de leur rapport masse sur charge par un champ magnétique. En général, l’accélération se fait en deux temps :
– Une première accélération à faible énergie (de 5 à 40 kV dans le cas de IRMA) afin de séparer les ions avec un champ magnétique assez faible.
– Une seconde accélération (entre 0 et 160 kV pour IRMA) permettant d’atteindre l’énergie désirée avec seulement les ions voulus.
Le faisceau d’ions arrive ensuite dans la chambre d’analyse. Pour obtenir des doses uniformes et mieux contrôler l’irradiation, le faisceau balaie l’échantillon. La surface d’implantation estdélimitée par un diaphragme positionné devant la cible [11].
Dans les trois cas, les ions utilisés sont des ions Fe +d’une énergie de 160 keV. Selon lescalculs réalisés avec le logiciel SRIM 2006 (Stopping and Range of Ions in Matter) [12], cesions transfèrent la majeure partie (80%) de leur énergie par collisions balistiques (figure II-9). Ils créent donc un dommage d’irradiation de même nature que celui créé par les neutrons dans les structures internes des REP.
Techniques expérimentales
Dans cette partie, les deux techniques principalement utilisées, SAT et MET, sont présentées. Il ne sera pas donné une description exhaustive de leur s principes, largement publiés par ailleurs, mais l’accent sera mis sur les spécificités de ces techniques liées à l’étudedes aciers austénitiques et aux effets d’irradiations.
La sonde atomique tomographique assistée par Laser
Le principe de la sonde atomique tomographique (1993) est décrit de façon précise et de ?manière exhaustive dans de nombreux ouvrages de référence [17-19]. Après un bref rappel des principes de base, l’accent sera porté sur la sonde atomique assistée par Laser, nouvel instrument développé en 2006 et utilisé ici, et sur les conditions expérimentales nécessaires pour l’analyse fiable et reproductible des aciers austénitiques.
Imagerie des boucles de dislocation
Les amas de défauts ponctuels observés dans les aciers austénitiques sont principalement des boucles interstitielles de Frank et des amas lacunaires sous la forme de cavités. Lors de ce travail, nous nous sommes intéressés à l’évolution de la population de boucles de dislocation interstitielles. Dans ce paragraphe, les contrastes engendrés par les boucles de dislocation seront décrits ainsi que la méthode utilisée pour déterminer les tailles et les densités de boucles de dislocation.
Les boucles de dislocation engendrent un contraste de diffraction dû aux distorsions qu’elles introduisent dans le réseau cristallin (figure II-22).
Modélisation en dynamique d’amas
Comme expliqué au début de ce chapitre, le code MFVIC (Mean Field Interstitial and Vacancy Clustering) de modélisation en dynamique d’amas a également été utilisé parallèlement aux techniques expérimentales. D’abord utilisé pour simuler l’agglomération des défauts ponctuels et l’évolution de la concentration d’amas de défauts ponctuels dans les aciers ferritiques [44], MFVIC a ensuite été adaptéaux aciers austénitiques par C. Pokor [7]. Cette partie rappelle, dans un premier temps, le principe de la dynamique d’amas. Dans un second temps, la version et les paramètres « matériaux » utilisés sont décrits.
Principe de la dynamique d’amas
La dynamique d’amas décrit l’agglomération d’objets mobiles ou immobiles, dans notre cas, des défauts ponctuels et des amas de défauts ponctuels. La dynamique d’amas est une méthode dite de cinétique chimique homogène, c’est-à-dire que le milieu réel est remplacé par un milieu effectif continu dans lequel sont plongés les objets et où tous les phénomènes physiques se produisent de façon homogène dans le temps et dans l’espace.
Table des matières
INTRODUCTION
Bibliographie de l’introduction
CHAPITRE 1 : RAPPELS BIBLIOGRAPHIQUES
I. Introduction : généralités sur l’irradiation
II. L’irradiation aux neutrons dans les aciers austénitiques inoxydables
1. Formation d’amas de défauts ponctuels
2. Evolution du réseau de dislocations
3. Ségrégation induite aux joints de grains
4. Formation de nouvelles phases
5. Utilisation de particules incidentes autres que lesneutrons
III. La simulation des effets d’irradiation dans les aciers austénitiques
IV. Conclusion
Bibliographie du chapitre 1
CHAPITRE 2 : MATERIAUX ETUDIES – TECHNIQUES EXPERIMENTALES ET DE SIMULATION
I. Introduction
II. Matériaux étudiés et conditions d’irradiation
1. Matériaux étudiés
a. L’acier austénitique inoxydable 304
b. L’acier austénitique inoxydable 316
2. Conditions d’irradiation
a. Irradiations aux neutrons en REP
b. Irradiations aux ions
III. Techniques expérimentales
1. La sonde atomique tomographique
a. Principe général
b. L’évaporation assistée par Laser
c. Analyse des aciers austénitiques inoxydables
i) Dispositif expérimental
ii) Conditions d’analyse
iii) Difficultés rencontrées
2. La microscopie électronique en transmission
a. Imagerie des boucles de dislocation
b. Conditions expérimentales
IV. Modélisation en dynamique d’amas
1. Principe de la dynamique d’amas
2. Paramètres et version utilisés
V. Conclusion
Bibliographie du chapitre 2
CHAPITRE 3 : DOMMAGE INTRA-GRANULAIRE : RESULTATS EXPERIMENTAUX
I. Introduction
II. Irradiation aux neutrons
1. Résultats obtenus en sonde atomique
2. Discussion : hypothèse de la ségrégation induite sur les boucles de Frank
III. Irradiations aux ions
1. Résultats de sonde atomique
a. Acier 316E
b. Acier 304H
2. Résultats de microscopie électronique en transmission
IV. Discussion
V. Conclusion
Bibliographie du chapitre 3
CHAPITRE 4 : SIMULATION EN DYNAMIQUE D’AMAS DU DOMMAGE INTRA-GRANULAIRE
I. Introduction
II. Paramètres utilisés
1. Irradiations aux neutrons
2. Irradiations aux ions
a. Paramètres initiaux
b. Ajustement des paramètres
c. Discussion concernant les paramètres
d. Conclusion.
III. Interprétation des résultats
1. Mécanisme homogène ou hétérogène ?
2. Mécanisme accéléré ou induit ?
a. Coefficients de diffusion sous irradiation
b. Effet de température et de flux d’irradiation
c. Nombre de défauts ponctuels éliminés sur les puits
IV. Conclusion
Bibliographie du chapitre 4
CHAPITRE 5 : LES ACIERS AUSTENITIQUES A GRAINS ULTRAFINS
I. Introduction
II. Elaboration d’un acier austénitique à grains ultrafins
1. Introduction
2. La torsion sous pression (HPT)
a. Principe
b. Exemples de microstructures obtenues après déformation
c. Conditions d’élaboration
3. Conclusion partielle
III. Microstructure des aciers austénitiques à grains ultrafins
1. Acier 316-HPT
2. Acier 304-HPT
3. Conclusion partielle
IV. Stabilité de la microstructure sous recuit
1. Conditions de recuit et techniques de caractérisation
2. Microstructure après recuit
a. Stabilité à 350 °C
i) Acier 316-HPT
ii) Acier 304-HPT
iii) Conclusion
b. Etude de la recristallisation de l’acier 316-HPT entre 500 et 900 °C
3. Conclusion partielle
V. Effets d’irradiation
1. Conditions d’irradiation
2. Microstructure après irradiation
a. Microscopie électronique en transmission
b. Sonde atomique tomographique
3. Modélisation en dynamique d’amas
a. Ségrégation aux joints de grains
b. Amas de défauts ponctuels
4. Conclusion partielle
VI. Conclusion
Bibliographie du chapitre 5
CONCLUSION ET PERSPECTIVES
ANNEXE 1 : PREPARATION DES ECHANTILLONS
ANNEXE 2 : EFFET DE GRANDISSEMENT LOCAL
ANNEXE 3 : TRAITEMENT DES DONNEES DE SONDE ATOMIQUE
ANNEXE 4 : TECHNIQUES EXPERIMENTALES
ANNEXE 5 : TRANSFORMATION MARTENSITIQUE