Lorsqu’on parle de phénomènes physiques qui intriguent un grand nombre de chercheurs dans le domaine de la mécanique des fluides ; lorsqu’on évoque l’échec du lancement de la fusée japonaise H-II en 1999, causée par une défaillance de son moteur; lorsqu’on aborde le sujet de la catastrophe naturelle du lac Nyos, qui avait fait connaitre au Cameroun, le 21 août 1986, la pire catastrophe naturelle de son histoire, avec une explosion de gaz qui avait libéré un nuage toxique anéantissant tout sur son passage dans un rayon de 20 Km et causé la mort de 1700 personnes environ ; quand on s’interroge à propos de tout cela et qu’on cherche à en savoir davantage il apparaît rapidement au cœur des explications scientifiques un phénomène physique, réputé très instable et complexe. Ce phénomène, qui constitue le cœur de notre travail de recherche est appelé la CAVITATION.
La cavitation est définie par l’apparition des bulles de gaz (vapeur) dans un liquide soumis à une dépression locale. Si cette dépression est suffisamment forte, la pression peut devenir inférieure à la pression de vapeur saturante. Il se forme alors au sein de l’écoulement des structures de vapeur de diverses formes et dimensions : bulles, poches, torches, nuages, tourbillons…etc. Une fois formées dans les zones à faible pression, les structures cavitantes sont transportées par l’écoulement dans les zones à plus haute pression où elles implosent en engendrant des micro-jets et des surpressions très localisées, pouvant atteindre plusieurs centaines de bars.
Les deux catastrophes évoquées précédemment sont très liées à ce phénomène complexe. On donne ici une brève explication physique de la contribution de ce phénomène à ces dernières :
– L’échec du lancement de la fusée H-II a été attribué à des vibrations anormales dans l’étage d’aspiration (appelé inducteur) de la pompe à hydrogène du moteur principal. Les études ont révélé que ces vibrations sont probablement dues à l’apparition d’un régime instable lié à la présence de cavitation dans l’inducteur.
– Les eaux du lac de Nyos contiennent des gaz carbonique qui s’accumulent au fond du lac. Une chute d’un pan de la falaise qui surplombe le lac a créé une onde de choc dans le liquide cette dernière s’est propagée à une vitesse extrêmement rapide en faisant des aller-retour du fond vers la surface, provoquant la fragmentation des bulles de gaz carbonique déjà présentes dans le liquide, ce qui fait apparaître très rapidement des nuages de toutes petites bulles. L’onde a également provoqué l’apparition de cavitation qui a contribué au grossissement et à l’accélération de ces nuages et à l’auto-amplification de ce processus jusqu’à ce qu’une grande quantité de gaz carbonique soit éjecté vers la surface.
Dans les écoulements industriels la vaporisation spontanée du liquide et l’implosion des bulles produites sous l’effet de la surpression sont des phénomènes indésirables qui sont susceptibles de poser des problèmes majeurs : blocage de l’écoulement dans les conduites diminution des performances des pompes, endommagement du matériau au contact des zones d’implosion des bulles… Dans le domaine des turbomachines, la cavitation est l’un des phénomènes physiques les plus contraignants en ce qui concerne les performances, en raison des très grandes vitesses, (et donc des fortes dépressions) auxquelles est soumis l’écoulement interne aux machines, notamment en périphérie. La présence de vapeur a pour effet de dégrader les performances de ces machines et de perturber les écoulements par le développement d’instabilités. D’autres effets indésirables peuvent également survenir comme l’érosion des aubages après un certain temps de fonctionnement, en raison des ondes de pression causées par la recondensation des zones de vapeur .
De nombreuses activités industrielles sont donc confrontées aux effets indésirables de la cavitation : la propulsion marine et spatiale la production de l’électricité par le biais des turbines hydrauliques, les systèmes d’injection de carburant des moteurs diesel…etc. A l’heure actuelle la prédiction et le contrôle de ce phénomène ne sont pas totalement aboutis et les industriels sont contraints de limiter les plages de fonctionnement de leurs équipements afin d’éviter les instabilités liées à ce phénomène. Il est donc primordial de savoir prédire l’apparition et le développement de la cavitation de quantifier les pertes de performances qui lui sont associées et de comprendre la structure et la dynamique des écoulements cavitants. C’est un sujet d’étude complexe car ces écoulements sont à la fois diphasiques turbulents compressibles et fortement instationnaires à différentes échelles, ce qui multiplie les axes d’analyse et nécessite une bonne maîtrise du couplage des différents phénomènes instables intervenant dans les mécanismes d’apparition et de développement de la cavitation. Par exemple la turbulence interagit en permanence avec le caractère diphasique de l’écoulement, surtout dans les zones d’apparition de la cavitation ce qui rend l’analyse physique et la modélisation de l’interaction turbulence/cavitation très complexe. On reviendra sur ce point très important dans l’étude des écoulements cavitant au paragraphe II.10 de ce rapport. De plus, les deux phases (liquide et vapeur) interagissent constamment par des échanges de masse et de quantité de mouvement, par conséquent, il est très difficile de dissocier leurs comportements. On cherche donc, non pas à comprendre et analyser la structure, la dynamique et les propriétés physiques de chacune des deux phases séparément, mais celles du mélange diphasique liquide/vapeur. C’est une approche dite « homogène » du problème. Deux grandeurs physiques sont très utiles pour caractériser un écoulement cavitant : la fraction volumique de la phase vapeur et la fraction volumique de la phase liquide (appelées plus couramment le taux de vide et le taux de liquide respectivement) qui indiquent la proportion volumique locale de chacune des deux phases.
L’étude des écoulements cavitants peut être menée par des mesures expérimentales réalisées sur des bancs d’essais de pompes par exemple qui permettent de tester le comportement de machines réelles en mode cavitant, ou sur des tunnels à cavitation, qui sont des boucles fermées capables de reproduire différentes configurations d’écoulements cavitants sur des géométries fixes de type profil portant ou profil Venturi. Les études expérimentales des écoulements cavitants permettent de fournir des informations considérables sur le comportement global de l’écoulement. Néanmoins elles sont souvent coûteuses en ressources et en temps, et elles ne permettent pas toujours de fournir des informations sur les paramètres physiques locaux à cause de la forte instationnarité de l’écoulement et des difficultés de mesure liées à la présence des deux phases. Par conséquent l’étude des écoulements cavitants par des simulations numériques présente également un grand intérêt. L’enjeu est la capacité de prédire correctement l’apparition de la cavitation et de reproduire l’instationnarité de l’écoulement à la fois dans un objectif de prédiction lié à des problématiques industrielles et également pour accéder à des informations fines difficilement mesurables expérimentalement. Il s’agit notamment pour les industriels de prédire les zones de développement de cavitation et de mettre en place des solutions techniques pour confiner et/ou contrôler le développement de la cavitation dans les systèmes hydrauliques, et augmenter ainsi leurs plages de fonctionnement. Du point de vue industriel, les simulations numériques présentent donc un intérêt applicatif. Au-delà de cet intérêt, elles présentent aussi un intérêt fondamental, car elles permettent non seulement l’analyse globale du phénomène (par la prédiction du comportement instationnaire) mais aussi une étude locale fine en analysant les différents paramètres physiques à différentes échelles. Il faut se baser pour cela sur des algorithmes couplant les équations de la dynamique des fluides (équations de Navier-Stokes) à un modèle, dit de cavitation, souvent empirique, qui doit prédire correctement la façon dont la phase vapeur apparaît et interagit avec la phase liquide dans un processus de vaporisation / condensation. Les modèles de cavitation contrôlent donc l’apparition et la disparition de la vapeur dans l’écoulement liquide. Ils reposent souvent sur l’approche homogène définie précédemment : les deux phases constituent un mélange diphasique représenté par un fluide unique défini par des propriétés physiques moyennes. En revanche ces modèles n’ont pas fondamentalement évolué ces quinze dernières années, à la fois par manque de possibilité de validation fine des résultats et également à cause de l’interaction avec les modèles de turbulence. Ces derniers s’avèrent en général inadaptés à la physique de la cavitation et engendrent donc, comme le modèle de cavitation, des écarts par rapport à la réalité. Les modèles de turbulence, en particulier, ne tiennent pas toujours compte de certains paramètres importants tels que la forte compressibilité des zones de mélange comme on va le voir dans le paragraphe II.10 de ce rapport. La difficulté majeure sur le plan numérique est liée aux développements spécifiques des méthodes de résolution, en raison notamment du caractère à la fois fortement compressible (dans les zones diphasiques) et quasiment incompressible (dans le liquide pur) de l’écoulement. Le traitement et la modélisation de la turbulence qui interagit fortement avec les modèles de cavitation, est une seconde difficulté importante.
La modélisation de la turbulence dépend de la nature de l’écoulement et des échelles spatiales et temporelles recherchées. Pour les écoulements monophasiques, on peut distinguer trois types de modélisation selon le degré de résolution souhaité : le premier type consiste en la résolution de l’ensemble des échelles spatio-temporelles et aucune modélisation de la turbulence n’est appliquée. On parle dans ce cas de simulation numérique directe (ou DNS, en anglais : Direct Numerical Simulation). La deuxième approche consiste à résoudre les structures à haut niveau d’énergie (vorticité importante) et modéliser les structures à faible niveau d’énergie (faible vorticité) il s’agit dans ce cas de la simulation à grandes échelles (ou LES, en anglais : Large Eddy Simulation). La dernière approche consiste à résoudre les équations moyennées (et donc résoudre la partie moyenne uniquement) et à modéliser les échelles de la turbulence, ce type est connu par l’appellation RANS (en anglais : Reynolds Averaged Navier-Stokes) car il fait intervenir la moyenne de Reynolds appliquée aux équations du mouvement.
I. INTRODUCTION |