Sexe, cosmos et société : Enquête littéraire et philosophique sur la formation d’une utopie sexuelle

Sexe, cosmos et société : Enquête littéraire et
philosophique sur la formation d’une utopie sexuelle

Le « Horslà » cosmique ou l’instauration du champ d’immanence fictionnelle de l’amour

Une même énergie astrale, aérodynamique chez le Multipliandre des Posthumes, météorologique dans le Supplément, chevalière et errante dans Le nouveau monde amoureux anime en effet le champ des amours utopiques. C’est là qu’elles s’instaurent, se sustentent et pullulent : c’est là qu’elles trouvent-construisent, ou plutôt décrochent, leur (dés-)arrimage utopique. Il nous fallait un site qui soit un décalage mais pas une fermeture, un lieu qui soit énergie et mouvement, hors-lieu cependant subsistant et insistant – où puisse s’expérimenter l’infini des effets, tous « les détails des contrecoups » (Diderot) amoureux, quand ils frappent de leur marteau l’édifice figé du genre utopique. Ce site, « horslà » énergique, c’est le champ d’immanence fictionnelle de l’amour, tel que les êtres de fiction créés/recueillis par Diderot, Rétif et Fourier, le balisent et l’expérimentent, au risque d’y perdre leurs repères doctrinaux, et nous nos repères de lectures. Car « utopiser » fictionnellement – fictopiser – ce n’est pas raisonner doctement dans le grand style Utopique (More, Bacon, Campanella), c’est fictionner joyeusement en pleine « cosmo-génie » : tel est le nom que Rétif donne à ses exposés cosmologiques en annexe de la Découverte australe, avant qu’ils n’annexent de l’intérieur la fiction des Posthumes. C’est pourquoi nous expérimenterons, en première partie, un nouveau type d’écart, « absolu » – plus radical que l’écart utopique classique, parce qu’il excède les frontières de l’amour humain, et s’efforce de remonter aux sources de tout amour, aux principes mêmes de l’animation de la matière : l’écart utopique-cosmique. Ce déplacement s’effectue comme une plongée au cœur de la nature, en-deçà de l’homme et de la société, de manière à desserrer et désubstantialiser les formes figées de l’amour humain, en les rendant égales à des formes-  forces fondamentales qui agissent non seulement en elles mais partout et éternellement. Il ne s’agit donc pas tant, par cette plongée, d’analyser scientifiquement les composants ultimes du matériau amoureux, que, reparti du bon pied et à bonne allure (magnétique et attractive), de déployer le champ éternel et pluriversel des amours. La visée est donc l’exploration d’un champ d’immanence où se constituent de nouvelles formes d’amour, mais cette exploration, si elle suppose des « références » (Deleuze/Latour) cosmologiques, répond aux dynamiques littéraires – c’est-à-dire, en leur mode spécial, ontologiques – de la fiction. 

Diderot cinérographe

L’envol de la fiction cosmique utopique : la lettre à Sophie Volland du 15 octobre 1759, « avant sept heures » La fiction cosmique utopique est un transindividuel113 qui s’efforce de s’éterniser en imaginant « la chimère » d’un lien qui perdure par-delà la mort. On n’invente pas le sexe cosmique seul dans son individualité esseulée ; on invente à l’adresse de l’autre, dans une mise en scène qui l’intègre, le recueille et l’investit d’un rapport affectif. Il faut donc animer l’imagination, s’animer avant de rêver pour pouvoir s’installer activement dans ce site transindividuel de la lettre amoureuse qui conjecture. Diderot raconte et s’échauffe en racontant ; il joue à s’en rendre « contents tous les deux » (lettre du 1er octobre 1759) avec les « beaux yeux » de Mme de Saint-Aubin, il s’unit avec ses amis autour d’un feu, pour faire rayonner chaleureusement la philosophie morale : Je revins pour dîner. Il faisait du vent et du froid qui nous renfermèrent. Je fis trois trictracs avec la femme aux beaux yeux d’autrefois ; après quoi, le père Hoop, le baron et moi rangés autour d’une grosse souche qui brûlait, nous nous mîmes à philosopher sur le plaisir, sur la peine, sur le bien et le mal de la vie. (Lettre du 15 octobre 1759114) Car il ne s’agit pas tant du bien et du mal que du fait d’exister, qui tourmente le père Hoop et qui excite les paradoxes vitalistes de Diderot  le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a toujours vécu, et vivra sans fin. La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c’est qu’à présent vous vivez en masse, et que dissous, épars en molécules, dans vingt ans d’ici vous vivrez en détail. (ibid., p. 78) Autour de ce paradoxe amusant gravitent des poires vivantes et des raisins pensants, car tout s’égalise au plan des molécules : Le reste de la soirée s’est passé à me plaisanter sur mon paradoxe. On m’offrait de belles poires qui vivaient, des raisins qui pensaient. Et moi je disais, Ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent. (ibid.) C’est donc en même temps un appel à faire un saut en imagination, auprès de Sophie « dans la suite des siècles ». Le paradoxe décroche de l’humeur conversante et devient évocation amoureuse : Ô ma Sophie, il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous, quand nous ne serons plus ! S’il y avait dans nos principes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun ; si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous… (ibid.) L’écart philosophique par rapport à l’opinion (para-doxe) devient écart imaginatif par rapport à la crainte de la dissolution du petit monde amoureux : « il me resterait donc un espoir… ». Cet espoir consiste en effet en un déplacement du site de ce petit monde, qui se réduit en poussière et en cendres, au fond de la terre et d’une urne froide : effritement moléculaire qui est la paradoxale et u-topique condition spatiale de recomposition d’un « être commun » éternel. C’est qu’au fond de la nature, sous terre, et même dans le froid d’une urne artificielle, règne éternellement actif un principe de chaleur et de vie, une agitation chaleureuse qui contrecarre l’éparpillement fluctuant du divers115 . À l’infinie fluctuation du divers, que la nature éparpille à chaque mort en « cent mille parties », pour ressemer plus loin et autrement la vie, répond l’enfermement utopique et consolant des cendres fusionnelles à l’intérieur d’une urne fictivement stabilisatrice. Les conditions fictionnelles de l’individuation sexuelle utopique naissent précisément comme réponses amoureuses aux craintes suscitées par les coordonnées de l’existence moléculaire : l’infini, le divers, l’épars, en fluctuation perpétuelle. Car il y a dans les principes de la matière non seulement la vie mais une « loi d’affinité » qui préside à des recompositions moléculaires. Là où l’utopie amoureuse se pose et décale la situation physico-chimique pure, c’est qu’elle imagine une affinité amoureuse conservant littéralement et le sentiment et la vie, mais à l’état « dissous ». Il y a conservation paradoxale des propriétés du tout dans ses parties, contrairement à l’axiome des différences de degré dans l’être (masses versus molécules) : l’amour de l’amant pour l’amante continuerait magiquement d’aimanter ses particules dissoutes par la force d’un rayonnement homologue à l’éternité de la vie, outrepassant cependant les limites de sa définition exacte. On lira dans cet outrepassement, le passage en régime imaginaire utopique, la transformation d’une coordonnée cosmologique en mise en scène hypothétique-amoureuse : « s’il y avait dans nos principes une loi d’affinité… ». Car Diderot s’est toujours refusé à parler de la force et de la sensibilité essentielles à la matière comme d’une attraction magnétique116 : il y a bien un mouvement inhérent à la matière, mais il n’est d’abord que tendance inerte ou énergie potentielle, nisus117 diffus, avant de devenir, par l’assimilation et la nutrition, force vive puis vie et sentiment. Il y a certes une parenté entre ce nisus qui se cherche obscurément un but et « la loi d’affinité » qui pousse les molécules de la chimère de 1759 « à s’agiter, à se mouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature » – mais cette parenté est de l’ordre du rêve et c’est sa douceur qui communique son attendrissement à ses objets mobiles. La mobilité indéfinie de la matière a quelque chose de prodigieux quand on peut en observer le jaillissement frétillant au microscope (celui de Needham dans le Rêve), mais l’aléatoire fluctuant de cette mobilité est peu fait pour rassurer un amant inquiet. Il fallait donc pousser psychiquement et littérairement à la formation d’un processus d’individuation collective à l’intérieur d’une urne imaginaire pour repousser la crainte d’un éparpillement séparateur : on dira que la chimère sexuelle utopique cherche à relier l’épars et le dispars par une relation imaginaire de composition affinitaire.

LIRE AUSSI :  Gender and Moral Decadence in Amma Darko’s Faceless and Not Without Flowers

L’amour, attracteur trans-spatial et trans-temporel

L’imaginaire sexuel utopique s’énonce donc sur un mode « systématique », c’est-à-dire théorique et non vérifié empiriquement ; il est conjectural, et précède le savoir d’une hypothèse concernant les possibles : « qui sait si… ? 118 », « que sais-je ? 119 ». C’est l’aspect « spéculatif120 » bien connu de la philosophie de Diderot, qui joue121 artistement avec les principes de la métaphysique ; on pourrait dire que c’est une condition favorable au déploiement de l’écart utopique. Mais à quel moment convient-il de parler plutôt d’« utopie » que de conjecture ? Le rôle heuristique de l’imagination dans les spéculations métaphysiques et cosmologiques de Diderot doit-il nous conduire à rabattre ces deux catégories l’une sur l’autre ? On dira plutôt qu’il y une pente continue qui mène insensiblement de l’une à l’autre. Nous faisons l’hypothèse que, gravissant cette pente, l’imagination franchit des seuils successifs, moyennant certaines conditions d’échauffement et d’exaltation, matérialisées dans la fièvre de D’Alembert, et qu’à la faveur d’un attracteur122 particulier, elle connaît une sorte d’extase utopique, qui est son niveau d’intensité maximal. La construction de la lettre du 15 octobre 1759 nous a mis sur la piste de cet attracteur : on a vu qu’un décrochage se produisait au moment de l’évocation de Sophie, ou plutôt juste avant, quand Diderot imagine, outrepassant ses propres principes, que non seulement les cendres possèdent à un niveau élémentaire les qualité de la vie et du sentiment, mais qu’elles possèderaient « peut-être » aussi celle de la mémoire : « peut-être n’ont-elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire, de leur premier état » (LSV, p. 78). On voit ici que l’hypothèse dérive d’une signification vague et primaire de la qualité de sentiment, qu’on pouvait encore réduire à un simple « sentir » non-conscient (à la Whitehead), vers une signification nettement plus affective qui appelle d’elle-même, comme par un mouvement d’auto-attraction de l’imagination, le nom de Sophie. L’attracteur que nous recherchons serait donc l’amour en tant que mouvement transspatial et vecteur trans-temporel123 d’agitation et d’attraction qui traverse les niveaux .

Table des matières

SOMMAIRE
REMERCIEMENTS
INTRODUCTION GENERALE : POURQUOI ET COMMENT PRENDRE SOIN DE LA PENSEE SEXUELLE UTOPIQUE
FRAGILITE DE LA PENSEE SEXUELLE UTOPIQUE
NECESSITE DE PRENDRE SOIN DE LA PENSEE SEXUELLE UTOPIQUE AUX CONFINS DES
LUMIERES
UN PROTOCOLE D’ENQUETE LITTERAL ET PRAGMATIQUE
COMMENT FI/ONCTIONNE LA COOPERATIVE SEXUELLE UTOPIQUE
PREMIERE PARTIE : COSMO-FICTIONS AMOUREUSES
INTRODUCTION : TEXTURES DU COSMOS SEXUEL UTOPIQUE
CHAPITRE PREMIER : DIDEROT CINEROGRAPHE
CHAPITRE DEUX : METEMPSYCOSE ET SEXUALITES : L’EXPLORATION DE NOUVEAUX
DEVENIRS SEXUELS CHEZ RETIF ET FOURIER
CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE : LE COSMOS CONTRE LE « LAMENTABLE PETIT
SECRET FAMILIALISTE »
DEUXIEME PARTIE : (RE)FAIRE SEXUELLEMENT SOCIETE : QU’EST-CE QU’UNE POLITIQUE
SEXUELLE UTOPIQUE ?
INTRODUCTION : SUR LA TERRE COMME AU CIEL, LOGIQUES DE LA COMPRESCENCE
CHAPITRE TROIS : CRITIQUE COSMIQUE DU COUPLE EXCLUSIF
CHAPITRE QUATRE : MECANIQUE ET DYNAMIQUE DES AMOURS PLURIELLES
CHAPITRE CINQ : RETIF : LE RETOUR DU « FAMILISME » ET DU PATRIARCAT ?
CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE : MANIFESTE POUR UNE POLITIQUE SEXUELLE
« TRANSAMBULATOIRE »
TROISIEME PARTIE : LA GAIETE UTOPIQUE. ENQUETE SUR LA COMPOSITION AFFECTIVE DE LA COOPERATIVE SEXTUELLE DRF
INTRODUCTION : LES AFFECTS SEXTUELS UTOPIQUES
CHAPITRE SIX : DIDEROT GAILLARD.196
CHAPITRE SEPT : LA GAIETE PROCREATIVE DE RETIF
CHAPITRE HUIT : FOURIER OU LA GAIETE BAROQUE
CONCLUSION DE LA TROISIEME PARTIE : LA VECTION AFFECTIVE DES ETRES DE FICTION
SEXUELLE UTOPIQUE
CONCLUSION GENERALE : PENSER AVEC LES FICTIONS SEXUELLES UTOPIQUES
EFFICTIVITE ET AFFICTIVITE DU PLAN DE CONSISTANCE UTOPIQUE
UNE UTOPIE SEXUELLE MERVEILLEUSEMENT LIBERALE
LES RAPPORTS DE LA FICTION ET DE LA PENSEE
BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES CITES
TABLE DES MATIERES DETAILLEE.

projet fin d'etudeTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *