Sciences, techniques, pouvoirs et sociétés à l’époque moderne Synthèse chrono-thématique
Sciences et religion
En guise d’introduction : une question mal posée La religion est-elle l’ennemi intime des sciences ? De la fin du XIXe siècle aux années 1990, l’historiographie s’est focalisée sur les conflits qui opposent l’Église et les sciences à l’époque moderne. Focale tellement importante que cette opposition est devenue une évidence. Les sciences du progrès et de la lumière font face à une Église obscurantiste et tyrannique, comme s’il était insensé que de remettre en question cette vision extrêmement binaire de la réalité. Une fausse évidence donc : l’opposition entre sciences et religion(s) est un mythe historiographique, symbolisé par le procès de Galilée, qui n’est cependant qu’un épiphénomène, une bulle politique autant que scientifique. Définir « religion » semble un bon moyen d’éviter de tomber dans des considérations faussées. Le mot est emprunté au latin religio, qui désigne une forme de lien à valeur intensive, un lieu avec la divinité. La religio, c’est l’attache, éventuellement la dépendance, avec la divinité. C’est à la fois un lien effectif et affectif. Religio prend aussi un autre sens chez Cicéron, celui de l’action de recueillir, de re-collecter, laissant l’idée d’un soin méticuleux, d’une certaine ferveur à l’observation, délaissant au moins en partie le lien avec la divinité. Dans ce sens, le mot convient cependant à l’exercice du culte, à l’observance rituelle, qui exigent par nature une pratique littérale et vigilante. La religion, c’est dont alors l’expérience, la manipulation du sacré, un ensemble de pratiques, croyances ou obligations morales. Durant le haut Moyen Âge, religio, c’est la discipline monastique, la profession religieuse, l’ordre religieux, ainsi qu’un ensemble de vérités et de devoirs religieux. Plus qu’une appartenance, la religion de Saint Augustin comme de Thomas d’Aquin est une forme de vertu, avec une forte dimension intérieure, des actes de dévotion et des prières. La religion, c’est donc une attitude de piété, une manière d’être. En parallèle, l’appareil des croyances est distingué des autres institutions sociales. Le glissement n’est ensuite que naturel vers l’idée du monastère, de la maison religieuse, et donc de l’institution religieuse (l’Église). Entrer en religion, c’est se faire moine, se donner à l’institution, et ce vocable est utilisé encore largement à l’époque moderne. Au début de l’époque moderne, avec la rupture entre catholiques et protestants, le mot connaît un glissement sémantique pour aller vers l’appartenance confessionnelle : l’Europe se scinde entre religion réformée (religion prétendue réformée chez les catholiques) et religion catholique. Dans les conflits entre confessions, certains refusent même l’appellation « religion » pour qualifier l’adversaire théorique. Mais la religion reste aussi une attitude pieuse, qui n’entre par définition pas en contradiction ou en concurrence avec les autres formes de savoir, d’autant plus que le terme de « science » signifie alors lui aussi une connaissance intérieure, une recherche de savoir, qui n’exclut absolument pas la connaissance de Dieu (c’est d’ailleurs le sens de beaucoup de travaux scientifiques de l’époque). Depuis une quarantaine d’années, il s’agit de dépasser les oppositions idéologiques pour un examen plus apaisé des relations entre les deux termes. Une des raisons tient à l’évolution des problématiques historiques. La déconfessionnalisation de l’histoire religieuse d’une part, le renouvellement de l’histoire des sciences de l’autre ont facilité ces nouvelles approches. Il s’agit aussi aujourd’hui de ne plus faire seulement une histoire institutionnelle, et de réduire la « religion » aux institutions religieuses (l’Église quoi). Dépasser ce clivage théorique entre sciences et religion passe aussi par une réintroduction des facteurs contextuels. Ainsi John Hedley Brooke a-t-il montré que la manière dot on envisage les rapports entre sciences et religion (conflit, complémentarité ou similitude) est très simplifiée et ne résiste pas à une contextualisation ni de la science, ni de la religion. Les opposer reviendrait à en faire des essences immuables, à les déshistoriciser.
Savants et foi religieuse
À la recherche de Dieu Le sentiment religieux est une source d’inspiration scientifique, que ce soit dans la remise en question ou dans la recherche de la connexion avec Dieu (cf. étymologie du mot religion). La littérature littérale de la Bible, particulièrement chez les protestants, lui permet d’acquérir une réelle dimension scientifique assez forte. Les faits bibliques deviennent aussi des faits historiques, que l’on peut confronter à l’observation de la nature. Par exemple, la très grande dispersion des animaux dans le monde, alors qu’ils étaient tous rassemblés selon la Bible sur le mont Ararat après le déluge, amène à étudier les phénomènes de migration, à se demander si on ne peut pas passer d’Europe en Amérique du Nord en hiver en profitant du gel de l’Arctique, à se poser des questions sur l’évolution des continents. Ainsi, le flamand Juste Lipse (1547-1606) affirme-t-il que l’Afrique fut reliée à l’Amérique. En fait, afin de comprendre comment la Bible peut s’accorder avec les nouvelles observations, on se livre à d’autres observations, toujours plus nombreuses, et on cherche à classer tout ce qu’on trouve. De là, on cherche des explications par principe logiques, de manière à faire coïncider ce qu’on trouve avec le littéralisme biblique. On s’interroge par exemple sur le rôle et la puissance des tremblements de terre pour expliquer la dispersion et la place actuelle des fossiles, on fait de la statistique démographique pour montrer l’accroissement, de manière à expliquer la possibilité d’un couple unique à l’origine des temps. Cette combinaison de considérations scientifiques, empiriques et religieuses est très forte dans la Royal Society autour du début du XVIIIe siècle, avec des gens comme Newton. Déjà pour Bacon, l’observation de la nature permet la connaissance de Dieu et le progrès technique et scientifique concourt, avec la religion, au bonheur de l’humanité. Pour ces hommes qui recherchent dans la nature la preuve de l’existence divine, la perception de l’univers comme une horloge bien réglée suppose par nature la présence d’un Grand Horloger, qui ne peut donc être que Dieu. Robert Boyle se présente ainsi comme un prêtre dans le temple de la nature. Les sciences mécaniques sont pour lui utiles à la réfutation du matérialisme et à la lutte contre l’athéisme. Dans les Boyle Lectures, il fait compiler une série de conférences annuelles prononcées dans des églises anglicanes de Londres, et dans lesquelles les auteurs promeuvent la compatibilité des sciences avec la religion. À l’origine, même la philosophie cartésienne conçoit l’idée d’un monde désenchanté, parce que tout pouvoir serait réservé à Dieu seul. Descartes insiste sur la création des vérités éternelles afin de ne pas soumettre Dieu à des évidences logiques : si telle chose est ainsi faite, c’est parce que Dieu l’a voulu, un point c’est tout. Chez Descartes, tout mouvement revient à Dieu. Descartes retire tout trace de surnaturel à la nature, et efface toute possibilité d’animisme. Il montre la possibilité d’un rationalisme chrétien, qui veut réserver toute force à Dieu. Mais c’est sans doute Newton qui incarne le mieux ces tensions qui traversent la piété des savants. Insatisfait de la philosophie mécaniste (l’idée d’un grand horloger) de Descartes, il y trouve le danger de rendre Dieu « inutile ». Pour lui, Dieu doit être actif Sciences, techniques, pouvoirs et sociétés à l’époque moderne dans le monde. Il considère ainsi que le monde et composé de principes actifs et passifs : la matière étant inerte et passive, il faut des forces actives mises en branle par Dieu pour créer le mouvement. Pour Newton, un univers mécanique ne peut se maintenir sans la surveillance constante de Dieu, qui utilise des principes actifs comme la gravitation, la fermentation ou le magnétisme. Pour Newton, c’est grâce à Dieu que le monde se maintient en mouvement, sans quoi rien ne serait possible ! L’influence est aussi inversée : les sciences modifient la religion, en tant qu’ensemble doctrinal mais aussi comme une vertu, une manière de penser. Ainsi, la découverte du Nouveau Monde et de populations qui ne connaissent pas l’existence des Écritures amène à repenser l’idée d’universalité parfaite du christianisme. À partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle apparaît le courant de la physicothéologie, qui consiste à rechercher les conséquences théologiques des nouvelles découvertes scientifiques. D’abord, pour nombre de savants, les découvertes scientifiques, notamment autour du mouvement, ne font que renforcer l’idée d’un Dieu qui organise et impulse les mouvements naturels. Dans cette optique, le mathématicien hollandais Bernard Nieuwentyt (1654-1718) connaît un succès considérable avec son livre inspiré de Newton, l’existence de Dieu démontrée par les merveilles de la nature (1715), traduit en anglais, en allemand et en français. Cette physico-théologie reste dans le cadre des interprétations permises par les Églises, tout en s’inscrivant dans une conception très savante de la religion. Dans d’autres cas, comme le magnétisme animal, des théories scientifiques peuvent aboutir à de nouvelles formes religieuses. Mesmer affirme l’existence d’un fluide magnétique universel pouvant servir à des fins thérapeutiques. Dans De l’influence des planètes sur le corps humains (1766), il développe ses théories sur les fluides magnétiques animaux et la capacité à soigner les maladies en se servant de ces fluides. Condamné par la Faculté de médecin et traité de charlatan, Mesmer est tout de même écouté par une branche de la franc-maçonnerie mystique. Ces spiritualistes pensent que les transes permettent d’entrer en contact avec les anges et les esprits, et certains cherchent à obtenir des guérisons à distance par la prière. Autrement dit, avec le mesmérisme, des théories scientifiques, même controversées, peuvent avoir une influence sur la manière de concevoir la piété d’un certain nombre d’individus, et pas nécessairement dans le sens d’une impiété croissante. Mais tous les savants n’ont pas cette interprétation des sciences comme explication et/ou conséquence du fait religieux.