PROBLEMATIQUE DE LA RECHERCHE
Les premiers accords internationaux sur la conservation des ressources naturelles sont intervenus au début du XX ème siècle ; notamment la Convention pour la préservation des animaux sauvages, des oiseaux et des poissons signée à Londres en 1900. Cela a abouti à la création de la société de préservation de la faune de l’Empire « Flora and Fauna Preservation Society ».
Cette dynamique va se poursuivre avec les conventions sur la protection de la nature et ses ressources (Alger, 1968), sur les zones humides d’importances internationales (Ramsar, 1971), sur la Diversité Biologique (Rio, 1992), et sur la Désertification (Paris, 1994). Au Sénégal, les politiques de conservation des ressources naturelles ont été initiées depuis la période coloniale. Elles ont été fondées sur des motivations diverses et variées.
Cependant, les prétextes les plus récurrents ont souvent évoqué l’application de la réglementation sur la protection pour une gestion rationnelle et un aménagement scientifique du territoire. Cela a ainsi abouti à une nature désocialisée, dissociée de sa paysannerie et rendue sinon vierge du moins disponible pour une réinterprétation, un remodelage en « espace naturel » symbole de civilisation, paix, harmonie (Chambredon, 1855, cité par Waast, 1995).
Cette conception de la conservation retrouve ses soubassements dans l’idéologie franco alémanique des forestiers coloniaux (Waast, 1995).
L’autre argument qui a été souvent brandi pour justifier le renforcement de la réglementation sur la conservation des ressources naturelles est l’exploitation anarchique et le gaspillage des ressources forestières. Ainsi, pour préserver la ressource et assurer une satisfaction des besoins énergétiques des populations, il fallait procéder à une rationalisation et une réglementation de l’exploitation (GGAOF, 1916 pp. (15-16) cité par Ribot, 1999). Cette période est donc marquée par l’émergence des premières aires protégées au Sénégal. Leur gestion se fondait sur une réglementation très stricte et une politique répressive.
C’est dans ce contexte que le Parc National du Delta du Saloum a été crée en 1976. Sa transformation en Réserve de Biosphère en 1981 et en site de Ramsar en 1984 s’explique par plusieurs raisons. D’abord le Delta du Saloum associe les caractères d’une zone humide marine, estuarienne, lacustre et palustre. Ce sont des zones qui abritent les plus remarquables sites de diversité biologique. Ensuite ce sont des zones tampons et protectrices qui constituent d’importants sites de reproduction, de repos ou de croissance de juvéniles appartenants à divers espèces des milieux terrestres, estuariens d’eaux douces ou marines. Ce sont également des lieux de connexion entre habitats et écosystèmes qui jouent une fonction de stabilisation du littoral.
Cependant, en dépit des énormes potentialités qu’elle recèle la Réserve de Biosphère du Delta du Saloum (RBDS) est de plus en plus menacée non seulement par la péjoration climatique mais également par les activités anthropiques.
Les contraintes naturelles liées à la péjoration climatique contribuent à la salinisation des terres et à une forte mortalité des ressources forestières. Elles ont également favorisé une réduction drastique des surfaces cultivables qui étaient déjà insignifiantes et une pression généralisée sur les ressources naturelles encore disponibles dans et autour des aires protégées.
Face à ces menaces réelles qui pèsent sur la conservation de la biodiversité du Delta du Saloum plusieurs institutions étatiques et non étatiques vont intervenir dans la zone pour tenter d’apporter des solutions durables aux multiples contraintes.
Ces interventions vont reposer sur une gestion décentralisée et participative des ressources naturelles, la lutte contre la pauvreté et la promotion du développement durable.
La mise en oeuvre de ces nouvelles stratégies de conservation bien qu’effective n’a pas atteint les résultats escomptés. Ces derniers plus où moins mitigés des politiques de conservation ont suscité une réflexion sur le type de savoirs mobilisés dans la gestion des ressources naturelles et leurs impacts sur les succès et insuccès.
D’autant plus que la plupart des études qui ont été faites dans le domaine de la gestion de la biodiversité s’intéressaient le plus souvent aux aspects écologiques de la Réserve de Biosphère du Delta du Saloum (RBDS). Les rapports entre populations locales et institutions intervenant dans la conservation ont rarement ou peu fait l’objet d’études systématiques. Il en est de même des différents savoirs mis en œuvre par les multiples institutions intervenant au niveau local et ceux détenus par les populations locales. Ces institutions malgré les discours « participationnistes » que nous retrouvons dans la littérature sur leurs stratégies d’intervention intègrent peu ou pas du tout les fondements culturels sur lesquels reposent les systèmes de gestion jadis détenus par ces populations .Or, il est à signaler à la suite de M.Prieur et S.Doumbé–Billé(1996) que toute société dispose d’un ensemble de savoirs, savoir-faire et savoir penser qui expliquent sa manière particulière d’organiser son rapport à l’environnement et de le gérer selon une logique qui pour n’être ni cartésienne ni marchande, n’en a pas moins une certaine rationalité qui doit être prise en compte.
Au Sénégal, jusqu’à la fin des années 1960, la stratégie des services forestiers pour la gestion des ressources forestières était caractérisée par la protection du réseau des forêts classées, la surveillance du domaine protégé et les reboisements en régie sur le littoral et en Casamance. Dans tous les cas les populations n’étaient pas suffisamment impliquées dans la gestion.
A partir des années 70, les sécheresses qui étaient jusqu’alors comme des phénomènes cycliques, ont connu une constance et une ampleur plus marquée. Leurs impacts sur la ressource se sont traduits par une importante dégradation, révélant du coup la plupart des faiblesses du système de gestion et de conservation. Ainsi, la nécessité d’intégrer la gestion des ressources forestières à celle des terroirs villageois a été de plus en plus ressentie, pour permettre la participation effective et la responsabilisation des collectivités locales.
C’est donc dans ce contexte de crise profonde des modèles de gestion des ressources naturelles pratiqués de manière générale et particulièrement dans la RBDS que nous nous interrogeons sur la manière dont sont fabriqués et mobilisés les savoirs dans le cadre des politiques de conservation de la biodiversité et de gestion durable des aires protégées.
Ainsi, dans la perspective de la gouvernance multi niveaux qui s’établit pour une cogestion (qui signifie une situation dans laquelle au moins deux acteurs sociaux définissent le partage entre eux d’une part équitable des fonctions, droits et responsabilités de gestion d’une territoire, d’une zone ou d’un ensemble de ressources naturelles) de l’environnement naturel, la prise en compte des savoirs locaux est un moyen de faire participer activement les populations locales dans la conception et l’exécution des politiques de conservation. La participation est définie comme le processus d’implication et de responsabilisation des populations locales à toutes les étapes de la gestion des ressources naturelles ; de l’élaboration des stratégies, à leur suivi et évaluation en passant par la mise en œuvre.
Cela se justifie d’autant plus que d’après le rapport sur le développement dans le monde 1998-99 c’est le savoir et non le capital qui est la clé d’un développement social et économique durable. S’appuyer sur les savoirs locaux, composantes de base du système de connaissances de tout pays, est la première étape de la mobilisation d’un tel capital.
Cependant le concept de « savoirs locaux » est au centre d’une vive controverse théorique.
Dénommés savoirs traditionnels (Pinton, 2003), autochtones (UICN, 1998), populaires (Sardan, 1995) ou indigènes (Leach et al, 2002), ils sont définis comme « des connaissances locales spécifiques à une société ou à une culture donnée. Les savoirs locaux diffèrent du système international des connaissances générées par les universités, les institutions et les entreprises privées. Ils constituent la base de la prise de décision au niveau local en matière d’agriculture,de santé, de préparation de la nourriture, d’éducation de gestion des ressources naturelles et pour toute une série d’autres activités menées au sein des communautés rurales ». (Warren, 1998).
Opposés souvent au concept de savoirs endogènes qui sont caractérisés par leur dimension introvertie. Autrement dit forgés et appliqués au sein de la communauté ; ils n’ont subi aucune influence extérieure. Ce sont des savoirs qui ont survécus par la transmission de génération en génération et comptent une importante dimension initiatique et contiennent des aspects relevants de spécialisation poussée (Niang, 1990). C’est l’exemple de la vieille femme qui transmet à la nouvelle génération toute une vie d’expériences et de savoirs ; savoirs subtils sur la terre et dans les cieux. C’est aussi la médecine par les plantes et la méthode de lutte contre les tiques de bétail appliquée par les Foulanis, les systèmes d’agro foresterie imitant la végétation naturelle du Kilimandjaro… (Banque Mondiale, 1998).
Par contre, les savoirs locaux sont caractérisés à la fois par leur ancrage local, leur dynamisme, leur ouverture et leur capacité à opérer des emprunts et à s’innover. Ce sont des savoirs qui intègrent harmonieusement pratiques locales et connaissances technico scientifiques. C’est l’exemple du transfert du système cultural des Washambaa au Rwanda pour adoption et transfert et la réintroduction de l’architecture égyptienne traditionnelle (BM, 1998). C’est aussi le modèle de comanagement de la biodiversité au Canada entre indiens autochtones et autorités administratives (Osherenko, 1988).
En réalité selon Hountoudji (1994), la différence que l’on essaie d’établir entre savoirs locaux et savoirs endogènes est sans fondement, puisqu’il n’existe pas de sociétés statiques, immobiles ; de la même manière l’on ne saurait parler de savoir figé, inerte. Parce que les savoirs n’ont pas d’existence en dehors des rapports sociaux. Le savoir, qu’il soit scientifique, endogène ou local est produit par un système social qui est en interaction avec d’autres systèmes sociaux qui s’influencent mutuellement.
Ainsi, vouloir établir une certaine distinction entre ces savoirs, c’est ôter tout le charme et la quintessence dont sont porteurs ces formes de connaissance. Elles ont en effet permis une réconciliation entre biosphère et sociosphère.
Cependant force est de remarquer que ces savoirs locaux malgré leur pertinence déclarée entrent très peu en ligne de compte dans la prise de décision officielle en matière de politiques d’environnement. Ceci est le corollaire d’une attitude institutionnelle et idéologique qui exclut du savoir officiel les herboristes, guérisseurs et autres dépositaires de connaissances traditionnelles (Niang, 1990).
Quelles peuvent être les conséquences d’une telle situation dans la gestion de la biodiversité dans la Réserve de Biosphère du Delta du Saloum.
Que faut-il faire pour qu’une synergie entre savoirs locaux et techniques modernes de gestion puissent favoriser l’éclosion des fonctions multiples des écosystèmes dans les sociétés traditionnelles ?
POSITION DU PROBLEME
Depuis le sommet de la terre, tenu à Rio en 1992, la rédaction de la Convention sur la biodiversité et de l’Agenda 21, la communauté internationale a insisté sur la nécessité de la prise en compte des savoirs locaux dans tous les processus de la conservation et du développement. Ainsi, l’Agenda 21 reconnaît en son principe 22 que les peuples autochtones en raison de leurs savoirs et des pratiques traditionnelles ont un rôle vital à jouer dans la gestion de l’environnement et le développement.
La Convention sur la biodiversité a stipulé la nécessité de la prise en compte des savoirs locaux dans tous les processus de conservation de la biodiversité. Ces savoirs locaux ont connu depuis lors un regain d’intérêt et sont apparus comme des alternatives crédibles aux modèles classiques de conservation.
C’est le cas de la réserve naturelle de Keur Cupaam de Popenguine (Sénégal), où un groupe de 119 femmes sur la base des savoirs locaux est parvenu à mettre un terme à la dégradation de l’environnement de leur région en restaurant la végétation dégradée (BM note CA, 1999). Dans le Pacifique ce sont les peuples Maori qui ont pu freiner la dégradation de leurs écosystèmes marins grâce au retour aux modes traditionnels de gestion des pêcheries (Roué, 2003). En Colombie et au Rwanda c’est l’adoption de variétés de haricots sélectionnées à l’aide de techniques développées par des cultivatrices qui possédaient des connaissances locales sur la culture de haricot (BM, 1998).
Malgré cela la problématique des savoirs locaux continue de susciter peu d’intérêt au niveau des institutions de recherche et de conservation de la biodiversité au Sénégal.
Par ailleurs la question des savoirs locaux soulève d’autres enjeux cruciaux comme :
• L’intégration de la conservation de la biodiversité dans les programmes et activités de production ;
• La reconnaissance du savoir des populations autochtones et sa prise en compte dans les activités de conservation ;
• Le partage équitable des rôles, responsabilités et bénéfices dans la gestion de la biodiversité.
Pour tous ces enjeux les acteurs sur le terrain n’ont pas la même conception. De l’Etat aux Organisations Non Gouvernementales en passant par les populations locales on note des positions divergentes sur la question.
OBJECTIF GENERAL
Comprendre la manière dont sont conçus et appliqués les savoirs liés à la conservation de la biodiversité et la gestion durable des aires protégées et leurs interactions avec les savoirs locaux.
Objectif spécifique 1
Analyser les modes de conception et d’application des savoirs mis en œuvre par les institutions dans le cadre des politiques de conservation des ressources naturelles.
Objectif spécifique 2
Etudier les stratégies de réponses des populations locales face aux systèmes actuels de conservation des ressources naturelles.
Objectif spécifique 3
Identifier et caractériser les savoirs locaux détenus par les populations locales dans le domaine de la gestion des ressources naturelles et de la biodiversité (i) et la mobilisation de ces savoirs dans le cadre des politiques de conservation (ii).
HYPOTHESES DE LA RECHERCHE
Après le sommet de RIO en 1992, le Sénégal a modifié sensiblement sa politique de conservation des ressources naturelles. D’abord en adaptant le code forestier aux textes sur la décentralisation ; il va subir une profonde modification en1993 puis en1998 pour favoriser une plus grande participation des acteurs locaux à la gestion des ressources forestières.
Ensuite en orientant ces actions vers une plus grande prise en compte des aspects relatifs à la lutte contre la pauvreté et le développement durable.
Ces options stratégiques qui appellent à une plus grande implication des communautés locales devraient pour être cohérentes avec elles mêmes redéfinir leur rapport au savoir sur la gestion de la biodiversité dans le sens d’une reconnaissance et d’une prise en compte des savoirs locaux. Cependant ;
Hypothèse 1
Les institutions qui opèrent dans le domaine de la conservation de la biodiversité et la gestion durable des aires protégées privilégient exclusivement dans leurs approches les techniques administratives de gestion des ressources naturelles.
Alors que dans le même temps ;
Hypothèse 2
Les populations locales sont plus favorable à la gestion qui prend en compte leurs savoirs et savoirs faire plutôt que celle fondée sur l’instauration d’une réglementation formelle et rigide.
Ainsi donc dans le cadre de la gestion des ressources naturelles ;
Hypothèse 3
Les savoirs locaux interfèrent en permanence dans le cadre de l’application des politiques de conservation de la biodiversité et se posent comme alternative aux savoirs technico administratifs.
APPROCHE CONCEPTUELLE
L’évolution des politiques de conservation de la biodiversité a aussi affecté les concepts. C’est ainsi que le concept de conservation a subi une évolution et peut renvoyer à plusieurs acceptions. Selon l’UICN (1980) la conservation « c’est la gestion de l’utilisation humaine de la biosphère de manière à ce que celle-ci puisse procurer le plus d’avantage durable aux générations actuelles tout en conservant la capacité de satisfaire les besoins et aspirations des générations futures. La conservation est donc positive et comprend le maintien, l’utilisation durable, la remise en état et l’amélioration de l’environnement naturel.»
Cependant le terme de conservation n’a pas le même sens pour tout le monde et les défenseurs de la conservation qu’il s’agisse des paysages ou d’espèces (in situ), n’ont pas tous la même attitude à l’égard des populations locales. Pour les uns, les collectivités locales leurs connaissances et leurs modes de vie traditionnelle doivent jouer un rôle important dans la conservation. Pour d’autres la conservation implique une limitation sévère des activités humaines (parfois même de la présence humaine dans les régions ciblées).
Dans cette étude nous dissocions ces deux approches de la conservation. La première qui exclue ou qui minimise la présence humaine dans le site à conserver apparaît comme le modèle classique de conservation de la biodiversité bien qu’elle soit toujours en vigueur à travers les parcs et les forêts classées. Cette forme de conservation nous la désignerons « conservation classique ».
La deuxième approche de la conservation qui réintègre l’homme dans le milieu à conserver et sollicite son savoir et ses pratiques traditionnelles, apparaît comme le modèle moderne de conservation de la biodiversité. Nous la désignerons dans cette étude « conservation moderne ».