RUPTURE ET MODERNITÉ
Si la poésie de la fin des années 1960 et du début des années 1970 se donne pour objectif de redéfinir la place des poètes dans la société et que ces dernier épousent volontiers les frustrations, les colères et les peines du peuple, ce retour des préoccupations collectives dans l’écriture poétique est un trait caractéristique de la période de la Révolution tranquille.
La Nuit de la poésie présente des poètes de différentes générations (ou équipes) et au-delà d’une certaine cohérence dans les formes et les enjeux des poèmes, force est de constater qu’un grand nombre de disparités distinguent ces diverses entreprises poétiques. Premier élément notoire lié à la spécificité de l’écriture de cette période :
les poètes produisent une forme de discours critique sur les fonctions du poète dans la société. Certains vont jusqu’à remettre en cause le genre poétique lui-même afin de rompre avec des pratiques jugées anciennes ou désuètes et qui correspondent à une mode traditionnel de la production et de la réception des œuvres poétiques. C’est ce que nous proposons d’étudier dans un chapitre consacré au refus de la dimension institutionnelle de la poésie..
Le refus d’une poésie institutionnelle a) Des traditions poétiques diverses voire opposée : le conflit générationnel Dans la Nuit cohabitent des poètes de divers horizons et de diverses générations et de tendances poétiques très variées. Si certains poètes cherchent à donner une voix à une forme populaire de l’expression poétique,
convoquant des éléments de la langue québécoise ou visant à investir des modes de communication liés à l’univers quotidien comme le tract politique ou le slogan publicitaire, d’autres au contraire évitent soigneusement de « contaminer » leur poésie avec ces éléments populaires et quotidien de la culture. Autour de cette question, ce sont bien deux tendances distinctes qui s’opposent et s’affrontent.
Cette opposition, on la retrouve parfois au sein même de l’œuvre des poètes qui peuvent se trouver individuellement confrontés à une forme de schizophrénie littéraire. Ils sont pris entre la recherche de la langue populaire et des préoccupations du peuple et l’élaboration d’un langage poétique visant à une certaine élévation de l’âme par le recours à des formes plus solennelles et une poésie plus « détachée » des contingences de leur société. Gaston Miron est un poète exemplaire à bien des égards.
Il est porteur de cette double attitude décrite plus haut qui consiste à la fois à rechercher les éléments de la culture populaire, à en imprimer le matériau poétique de la langue, et à affirmer en même temps une certaine rigueur de l’écriture, d’une forme de noblesse, voire de préciosité lié au genre.
Entre « tradition et aventure » comme disait Apollinaire dans « La jolie rousse », Gaston Miron fait ainsi état de cette recherche ambivalente qui consiste à donner au poème la force vive du langage populaire tout l’intégrant dans un réseau de référence plus complexe qui s’inscrit dans une forme de tradition poétique.
De fait Miron est né en 1928 et a connu une éducation traditionnelle. Mais au long de sa carrière de poète, et notamment depuis son arrivée à Montréal en 1947, il prend conscience de la douleur de son peuple et décide progressivement d’investir ces éléments de la culture populaire par le biais de la langue ou en manifestant dans son écriture, la difficulté du genre poétique et la complexité de la maitrise de ses codes.
Son travail en tant qu’éditeur confirme ce souci du poète de donner la parole à tous et de concevoir l’écriture comme une force collective. L’organisation d’événements poétiques, dont la Nuit est sans doute l’un des plus 219 importants de la vie culturelle québécoise, est le signe de cette préoccupation du collectif dans les pratiques artistiques.
Mais si Gaston Miron permet de faire le lien entre des pratiques traditionnelles de la poésie et les pratiques plus contemporaines telles qu’elles sont à l’œuvre chez de plus jeunes poètes, en mars 1970, sa poésie est loin de faire l’unanimité chez les plus jeunes membres du public, d’autant qu’il n’a pas encore publié L’homme rapaillé.
Au-delà de ces contraintes matérielles et des désaccords logistiques liés aux conditions de l’organisation et du déroulement de la Nuit, les conflits évoqués dans le premier chapitre de cette partie sont le signe d’un véritable conflit de générations.