ROUSSEAU ET LA QUESTION DU MAL
L’homme de l’état de nature
Pour apporter une réponse à la question du mal, il s’avère important pour notre auteur de partir d’un préalable, c’est-à-dire la connaissance de la nature de l’homme, pour ensuite tenter d’élucider la source d’où émane le mal qui pénètre progressivement les relations humaines. Cela veut dire que la découverte de la nature originelle de l’homme se révèle comme la condition préliminaire, indispensable à laquelle reste tributaire la saisie de l’origine de l’inégalité conçue comme le plus grand mal. C’est dans cette perspective que Rousseau considère dès le début de la Préface du second Discours en ces termes que : « La plus utile et la moins avancée de toute les connaissances humaines me paraît être celle de l’homme et j’ose dire que la seule inscription du temple de Delphes contenait un précepte plus important et plus difficile que tous les gros livres des moralistes. 1 » Ce constat, primordial pour répondre à la question de l’origine du mal, rend nécessaire la mise en évidence de ce que furent les premiers âges de l’humanité, à partir d’un concept répandu à l’époque moderne, l’état de nature. Cet état de nature est d’emblée compris comme un état anhistorique, précédant les changements dus à la société. Dans cette perspective, l’état de nature forgé par Rousseau peut être assimilé à une hypothèse qui doit permettre de mieux comprendre l’état actuel de la société. Rousseau fait ici allusion à la maxime socratique inscrite au fronton du temple de Delphes qui se résume à ceci « connais-toi toi-même 2 ». Par cette célèbre formule empruntée à Socrate, Rousseau se livre à une enquête dont la finalité est de découvrir l’état originel de l’homme à travers le concept très convoité de l’état de nature à l’époque du XVIIIème siècle. Mais, découvrir l’homme tel que la nature l’a formé se laisse voir comme une tâche difficile, au sens où sa nature originelle n’a cessé de subir une dégradation et une dénaturation au fur et à mesure qu’il avance dans le temps. En d’autres termes, clarifier ce qui tient de la nature primitive de l’homme, et ce que les « circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif 3 », devient un exercice ardu à cause de la réalité complexe que constitue l’homme. Pourtant, Rousseau se vante d’avoir diagnostiqué ce qui paraît difficile à voir dans la mesure où il part de l’hypothèse de l’état de nature considéré comme un état antérieur aux changements intervenus dans la société.
La bonté originelle de l’homme
S’il est une affirmation centrale dans la pensée de Rousseau, c’est bien celle de la bonté originelle de l’homme. Cela revient à dire que la réflexion de Rousseau repose sur une anthropologie totalement optimiste, contrairement, à l’auteur du Léviathan, Thomas Hobbes qui affirme que « l’homme est un loup pour l’homme1 » ; Rousseau, lui ne cesse de croire en l’inclination spontanée de l’homme vers le bien, il est beaucoup plus explicite à travers sa lettre adressée à Christophe de Beaumont lorsqu’il affirme : « Le principe fondamental de toute morale, sur lequel j’ai raisonné dans tous mes écrits, et que j’ai développé dans ce dernier avec toute la clarté dont j’étais capable, est que l’homme est un être naturellement bon, aimant la justice et l’ordre ; et qu’il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain, et que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits 2 ». Ce postulat de la bonté originelle de l’homme prend avec Rousseau une originalité et une force telles qu’il deviendra le leitmotiv même d’une doctrine auquel on adjoint le corollaire obligé de la corruption sociale. En d’autres termes, l’homme naît bon, mais sa dépravation survient à en croire Rousseau au cours de sa socialisation. L’idée de bonté naturelle soulève incontestablement la justification de la Providence, cette justification est l’enjeu de ce que l’on appelle la théodicée. Selon la définition du Littré, la théodicée est la partie de la théologie naturelle qui traite de la justice de Dieu, et qui a pour but de justifier sa Providence, en réfutant les objections tirées de l’existence du mal. « Tout est bien en sortant des mains de l’Auteur des choses 3 » proclame Rousseau, Dieu n’est pas responsable du mal. Il est au principe de l’ordre harmonieux qui règne dans les êtres et dans leur rapport tant qu’un élément de désordre étranger à l’ordre naturel ne vienne pas déranger le bel et bon ordonnancement. Cette affirmation est l’objet d’une véritable profession de foi rousseauiste. Il l’expose par la voix du vicaire savoyard, et signifie par-là que la religion naturelle joue un rôle cardinal dans l’architecture de sa pensée. Dès lors pour rendre compte de l’ordre et de l’harmonie qui existent entre les différents éléments qui composent le cosmos, Rousseau écrit : « Je ne vois rien qui ne soit ordonné dans le même système, et qui ne concoure à la même fin, savoir la conservation du tout dans l’ordre établi. Cet être qui veut et qui peut, cet être actif par lui-même, cet être, enfin, quel qu’il soit, qui meut l’univers et ordonne toutes choses, je l’appelle Dieu. Je joins à ce nom les idées d’intelligence, de puissance, de volonté, que j’ai rassemblées, et celle de bonté qui en est une suite nécessaire1 ». En un premier sens, le thème de la bonté naturelle est donc une justification de la Providence divine. Au niveau du tout, le monde est en ordre. « Le mal général ne peut être que dans le désordre, et je vois dans le système du monde un ordre qui ne se dément point2 ». Au niveau de la partie, c’est moins évident car l’homme souffre de certains maux, il craint la mort, redoute la maladie. Mais précisément « le mal particulier n’est que dans le sentiment de l’être qui souffre ; et ce sentiment, l’homme ne l’a pas reçu de la nature, il se l’est donné. La douleur n’a que peu de prise sur quiconque ayant peu réfléchi, n’a ni souvenir ni prévoyance 3 ». A la suite de ce qui précède, Rousseau s’est efforcé de résoudre le problème de la théodicée, sans imputer l’origine du mal ni à Dieu ni à l’homme pécheur. Nous pouvons, dans une certaine mesure justifier la bonté originelle de l’homme par rapport à la position religieuse de Rousseau qui attribue nécessairement à Dieu la caractéristique de la bonté outre celles de la perfection et de la toute-puissance. Ce qui nous semble fondamental à souligner c’est que tout ce qui vient de Dieu étant bon, il est exclu, à moins de perversité, que la créature humaine fasse exception en apparaissant comme une espèce mauvaise.
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