Dynamique naturelle du bois mort en forêt boréale Québécoise
La forêt boréale continue de l’est de l’Amérique du Nord se classifie selon deux domaines bioclimatiques, soit la sapinière à bouleau blanc et la pessière à mousse, qui sont caractérisées par la nature de la végétation de fin de succession (Saucier et al. 2009). Les régimes de perturbations naturelles sont les principaux éléments conditionnant la structure et les fonctions écologiques des forêts (White et Pickett 1985; Franklin et al. 2002), et sont également à l’origine de la production de certaines formes de bois mort (Harmon et al. 1986; Franklin et al. 2007; Angers 2009).
En sapinière à bouleau blanc, ce sont principalement les épidémies d’insectes, dont la tordeuse des bourgeons de l’épinette (Choristoneura fumiferana), qui influencent la dynamique du bois mort (MacLean 1980; Morin et al. 2007). Les feux de forêt couvrent de petites superficies et cela permet généralement aux peuplements d’excéder la longévité des espèces d’arbres présentes (Gauthier et al. 2009). En pessière à mousse, ce sont les feux de grande envergure qui influencent majoritairement la disponibilité du bois mort tandis que les agents de perturbations secondaires agissent plutôt en toile de fond (De Grandpré et al. 2000; Harper et al. 2002; Pham et al. 2004). En effet, en l’absence de perturbations majeures dans ces deux domaines bioclimatiques, ce sont les épidémies légères, les chablis, les agents pathogènes ainsi que la sénescence naturelle qui assurent un apport relativement constant en bois mort, favorisant alors une structure forestière inéquienne (Desponts et al. 2004; Aakala et al. 2007; St-Denis et al. 2010). Bien qu’elles affectent de plus petites superficies, ces perturbations partielles façonnent tout de même la composition en bois mort de façon importante à l’échelle du paysage (McCarthy 2001).
De plus, chaque arbre a le potentiel de passer par différents stades de décomposition suite à sa mort et ainsi de persister longtemps dans l’écosystème. Bien qu’il existe de nombreux systèmes de classification du bois mort (p.ex. Thomas 1979; Imbeau et Desrochers 2002), tous se basent sur l’aspect visuel de l’arbre (p.ex. présence et couleur du feuillage, présence de brindilles et d’écorce, rupture de la cime, port de l’arbre) et sur la densité de la matière ligneuse (Angers et al. 2012a). Ainsi, la décomposition du bois peut s’amorcer dès la mort d’une branche ou de l’arbre entier, au stade sénescent ou chicot, et s’accélérer une fois tombé au sol, sous forme de débris ligneux (Yatskov et al. 2003; Angers et al. 2012a).
De même, la quantité et le type de bois mort présent sur un territoire sont conjoncturels de nombreux facteurs, dont l’intensité et la prévalence des perturbations, le temps écoulé depuis la mort, ainsi que l’espèce d’arbre (Angers 2009). Par exemple, une épidémie ou un feu de grande intensité produira un fort apport momentané de bois mort (Nappi et al. 2011), tandis que des évènements de plus faible intensité entraineront une mortalité décalée dans le temps, qui se reflètera alors par des stades de dégradation variées (Vaillancourt 2008; Nappi et al. 2010). La dynamique de trouée, qui est omniprésente en vieille forêt boréale (Bergeron et al. 1998; Pham et al. 2004; St-Denis et al. 2010), assure également une disponibilité constante de tous les stades de décomposition de bois mort (Desponts et al. 2004; Aakala et al. 2008), en plus de favoriser la croissance des arbres, et donc de permettre la présence de gros chicots (Aakala et al. 2007; Vaillancourt et al. 2008).
En forêt boréale, les feuillus intolérants favorisent un développement rapide de structures de grandes tailles (p.ex. chicots, cavités naturelles, débris ligneux), puisque ces essences ont une croissance plus forte que les résineux et sont plus susceptibles d’être affectés par divers agents pathogènes (Darveau et Desrochers 2001; Martin et al. 2004; Angers 2009). Cependant, la présence de ces attributs ne permet pas de combler toutes les fonctions écologiques liées au bois mort en forêt boréale, car de nombreuses espèces dépendent plutôt du bois mort issu de résineux (Saint-Germain et al. 2007; Tremblay 2009). De plus, les chicots de feuillus se dégradent plus rapidement que ceux de résineux et ont ainsi un taux de chute plus élevé (Angers et al. 2010; Angers et al. 2012b). Par exemple, le temps médian entre la mort et la chute (c.-à-d. demi-vie) des chicots de peuplier faux-tremble (Populus tresmuloides) est d’environ 15 ans, tandis qu’il peut atteindre plus de 25 ans pour le pin gris (Pinus banksiana) (Angers et al. 2010). Chez l’épinette noire (Picea marianna) et le sapin baumier (Abies balsamea), la demi-vie est estimée à 18.1 et 19.5 ans respectivement (Angers et al. 2010), mais ces valeurs augmentent en fonction du diamètre des chicots (Aakala et al. 2008).
Rôle écologique du bois mort
Le bois mort remplit de nombreuses fonctions écologiques au sein de tous les écosystèmes forestiers mondiaux (Stokland et al. 2012; Seibold et al. 2015). Au Québec, il est documenté qu’un peu plus de 90 espèces de vertébrés utilisent le bois mort pour diverses fonctions et à certains moments de leur cycle de vie (p.ex. nidification, alimentation, repos; voir Lang et al. 2015). Bien que l’utilisation du bois mort par la faune aviaire soit généralement la plus documentée (Imbeau et Desrochers 2002; Drapeau et al. 2009; Ouellet-Lapointe et al. 2015), il n’en demeure pas moins que plusieurs espèces d’autres groupes taxonomiques, tels que les invertébrés (Saint-Germain et al. 2006; Seibold et al. 2016), les mammifères (Trudeau et al. 2011; Fauteux et al. 2012) et les amphibiens (Otto et al. 2013; O’Donnell et al. 2014), sont étroitement associé à cette ressource. De plus, tant en stade chicot que débris ligneux, plusieurs espèces de bryophytes, de lichens et de champignons saprophytes croissent directement sur le bois mort (Söderström 1988; Boddy 2001; Kushnevskaya et al. 2007).
Enjeux écologiques liés au bois mort
Dans plusieurs écosystèmes mondiaux, il a été démontré que la diversité et la quantité de bois mort tendent à diminuer en raison de nombreux facteurs anthropiques (Siitonen 2001; Bouget et al. 2012; Lindenmayer et al. 2012). À titre d’exemple, plusieurs décennies de foresterie intensive ont entrainé une diminution importante de la quantité et de la diversité de bois mort au sein des forêts boréales Fennoscandinaves (Östlund et al. 1997; Linder et Östlund 1998; Siitonen 2001). Hekkala et al. (2016) résument d’ailleurs qu’il y a approximativement 5 à 7 m³ /ha de bois mort total dans les paysages aménagés, tandis que les forêts naturelles en comprennent entre 60 et 120 m³ /ha. Cette limitation de la ressource a ainsi contribué au déclin à grande échelle de nombreuses espèces associées au bois mort (Berg et al. 1994; Rassi et al. 2010).
Au Québec, bien que la situation générale soit moins dramatique qu’en fennoscandinavie, il est possible d’observer localement certains écarts dans les quantités de bois mort en lien avec l’aménagement forestier (Angers 2009; Côté et al. 2009). À cet égard, Tremblay et al. (2009) ont rapporté qu’une vieille pessière à mousse naturelle (>90 ans) comptait en moyenne 71,3 m³ /ha de bois mort total et que cette valeur diminuait à 29,7 et 18,1 m³ /ha respectivement dans les parterres de coupes récents (<5 ans) et les peuplements dénudés. Même si une comparaison directe entre les valeurs de bois mort observées dans les forêts fennoscandinaves et canadiennes ferait l’objet d’une étude en soit, les similitudes entre les deux milieux (p.ex. structure forestière, structure des populations d’oiseaux) rappellent qu’une foresterie intensive pourrait possiblement mener à des problèmes de conservation pour de nombreuses espèces locales associées au bois mort (Imbeau et al. 2001).
En effet, plusieurs facteurs inhérents à l’exploitation des forêts boréales limitent la disponibilité et le recrutement du bois mort (Gauthier et al. 2009). Dans les forêts équiennes matures, la récolte est souvent totale et la longueur des révolutions ne permet généralement pas la croissance d’arbres de fort diamètre en plus d’annuler la mortalité par sénescence (Desponts et al. 2002; Desponts et al. 2004; Roberge et Desrochers 2004). De plus, même si d’importantes superficies touchées par des feux ou des épidémies sont laissées intactes, les coupes de récupération de certains secteurs suite à une perturbation naturelle peuvent localement empêcher un apport massif de bois mort (Nappi et al. 2004; Nappi et al. 2011). Enfin, lors des interventions sylvicoles, le bois mort déjà présent est souvent éliminé par mesure de sécurité pour les travailleurs ou écrasé par la machinerie.
CHAPITRE 1 : INTRODUCTION GÉNÉRALE |