Rôle des cytokines dans la ciguatéra
La ciguatéra : du phénomène écologique à l’intoxication alimentaire
Les premiers écrits bibliques auraient autrefois limité les anciens Israélites du MoyenOrient dans leur consommation de crustacés et de mollusques ainsi que celle de certaines espèces de poissons sans écailles (Dor, 1937) dont les poissons-ballons de la famille des Tetraodontidae, responsables d’une forme d’empoisonnement pouvant être fatale et appelée tétrodotoxisme (Isbister et Kiernan, 2005) ; d’aucun pourrait alors spéculer quant à l’origine de ces injonctions, pouvant alors être basées sur une expérience empirique de formes d’intoxications suite à la consommation de produits de la mer par les sociétés de l’époque. De nos jours, la majorité des nutritionnistes recommandent à l’inverse un apport accru de ces aliments car les acides gras polyinsaturés présents dans ces produits ont montré une action significative sur la réduction des risques de maladies cardiovasculaires et la prévention contre l’apparition possible de cancers (Kris-Etherton et al, 2002 ; Larsson et al, 2004). Cependant, la présence et l’accumulation de biotoxines dans les organismes marins peuvent conduire à certaines intoxications humaines comme les ichtyosarcotoxismes – étymologiquement du grec ichtyos pour « poisson », sarcos pour « chair » et toxicon pour « poison » – qui sont dues à l’ingestion de chairs de poissons contaminés par des biotoxines marines. Reportée dans les eaux chaudes des régions tropicales et subtropicales du globe, la ciguatéra est une forme complexe d’ichtyosarcotoxisme qui désigne à la fois l’intoxication alimentaire, caractérisée par un tableau clinique polymorphe survenant suite à la consommation de certains poissons récifaux habituellement consommables, et le phénomène écologique conduisant à l’apparition de cette manifestation auprès des populations touchées. Elle est également désignée par les termes d’Intoxication Ciguatérique par les Poissons (ICP) soit en anglais Ciguatera Fish Poisoning (CFP). Les habitants de Nouvelle-Calédonie, terre française du Pacifique Sud introduite dans l’Annexe I, connaissent bien également cette pathologie notamment le prurit caractéristique de l’intoxication qui explique l’utilisation plus commune de son appellation locale de « gratte » (Laurent, 1993). A l’instar de ses synonymes, l’épithète ciguatera, quant à elle, fut introduite pour la première fois par l’ichtyologue cubain, Poey, en 1866 d’après la dénomination vernaculaire cubain sigua d’un petit mollusque gastéropode, Livona pica, dont l’ingestion fut à l’origine de plusieurs intoxications humaines (Laurent et al, 2005). Les plus anciennes notes concernant la ciguatéra furent cependant reportées bien avant son appellation, dès le XVIème siècle par les grands navigateurs tels que Magellan et Christophe Colomb et grâce aux récits de leurs hommes d’équipages (Legrand et Bagnis, 1991). Les marins de Fernandez da Queiros en ont pareillement fait la triste expérience dans les îles du Pacifique Sud et plus précisément au Vanuatu (anciennes Nouvelles-Hébrides) en 1606 (d’après Bagnis, 1968). En 1675, le philosophe anglais John Locke en donne une description clinique et épidémiologique qui situe déjà sa complexité (Bourée et al, 2002). A propos des îles Bahamas, il écrit : « Certains poissons là-bas sont empoisonnés, entraînant de sévères douleurs dans les articulations de ceux qui les mangent et aussi des démangeaisons…Ces troubles disparaissent en deux ou trois jours… Dans un lot de poissons de même espèces, taille, forme couleur et goût, seuls certains renferment le poison. Les autres n’entraînent aucun préjudice chez l’homme… Nous n’avons jamais entendu dire que la maladie fut mortelle, mais pour les chats et chiens qui consomment ces poissons, c’est souvent le denier repas… Chez les gens qui ont eu une fois cette maladie, une nouvelle ingestion de poisson, même sain peut raviver le ferment toxique dans l’organisme et faire réapparaître les douleurs. ». Par la suite, le célèbre capitaine James Partie I. Introduction 13 Cook reporta de même des cas d’intoxications ciguatériques lors de sa seconde expédition réalisée dans le Pacifique Sud entre 1772 et 1775 (Doherty, 2005). En Polynésie Française dans les îles de la Société, James Morrison, alors second maître à bord du HMS Bounty en 1792, mentionna également dans son journal de bord la présence de poissons toxiques dont la consommation provoqua des « démangeaisons intolérables accompagnées d’une sensation de brûlure intense (…) dans la paume des mains et la plante des pieds » (Morrison, 1935), rappelant le symptôme d’inversion de sensation du chaud et du froid souvent observé chez les patients atteints de la ciguatéra (Randall, 1958).
Répartition géographique
Les faits historiques précédemment cités relatent des observations de cas de ciguatéra dans le Pacifique Sud et les Caraïbes et confirment par là-même le fait que cette intoxication soit majoritairement présente dans la plupart des écosystèmes coralliens des zones intertropicales (Bagnis, 1979a ; 1979b ; Gollop et Pon, 1992 ; Habermehl et al, 1994 ; Glaziou and Legrand, 1994 ; Quod et Turquet 1996 ; Lewis, 2001a ; Morrison et al, 2008). De nombreux cas de gratte ont effectivement été reportés au niveau de l’Océan Pacifique dans des pays comme l’Australie, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie Française et le Vanuatu et dans le Nord du Pacifique, avec Hawaii et le Japon ; dans l’Océan Indien, Madagascar, l’Ile Maurice, les Seychelles, la Réunion ; en Floride et dans la Mer des Caraïbes (Figure I.1.1.2.a). Figure I.1.1.2.a : Distribution géographique de la ciguatéra dans la région intertropicale Cette distribution géographique semble cependant évoluer avec des signalements de cas d’intoxication en dehors des zones de distribution classique de la ciguatéra tels que sur les côtes Pacifique du nord du Mexique (Lechuga-Devéze et Sierra-Beltran, 1995) ou des états américains inhabituellement touchés comme le Texas et la Caroline du Sud ou encore le sud de la Californie (Barton et al, 1995 ; Villareal et al, 2006). Ces observations laissent alors penser que les régions propices au développement de la ciguatéra pourraient s’étendre au cours des prochaines décennies. En plus d’influer sur d’autres écosystèmes marins, les changements climatiques responsables de l’augmentation de la température des océans et des mers conduisent au blanchiment du corail (James et Crabbe, 2008) propice à l’apparition des dinoflagellés du genre Gambierdiscus, avérés comme étant les micro-organismes primaires impliqués dans le phénomène ciguatérique (Bagnis et al, 1980). Une recrudescence marquée du nombre d’empoisonnements ciguatériques a également été associée à la destruction des récifs coralliens par des perturbations climatiques ponctuelles – cyclones ou séismes – dans certains archipels comme les Iles Marquises (Bagnis, 1979a). Les suivis environnementaux réalisés en Polynésie Française concernant la présence de cette micro-algue ont par ailleurs montré que la croissance et la multiplication de cet organisme semblaient être corrélées à l’élévation de la température des mers survenant lors des saisons chaudes de cette région (Chinain et al, 1999a ; Chateau-Degat et al, 2005). Des travaux similaires tendent par ailleurs à démontrer la présence de Gambierdiscus dans des régions inhabituelles telle que la Mer Méditerranée, pouvant résulter de son introduction dans ces milieux conséquemment au réchauffement global (Aligizaki et al, 2008). Ajouté au vecteur climatique, des facteurs anthropiques peuvent également être à l’origine de l’apparition sporadique de la ciguatéra. En effet, les chantiers de constructions de ports ou les projets d’extension de terres sur les récifs coralliens semblent conduire à l’apparition de flambées ciguatériques (Laurent, communication personnelle). construction de plates-formes pétrolières au large du nord-ouest du Golf du Mexique depuis les « années 40 » aurait pareillement été favorable au développement des dinoflagellés ciguatérigènes et l’extension de la zone d’intoxication (Villareal et al, 2007).
Impact socio-économique et sanitaire
Le développement du tourisme international ainsi que la croissance des échanges commerciaux à l’échelle mondiale impactent également sur la répartition géographique des intoxications. En effet, les différents recensements effectués ces dernières années ont mis à jour une augmentation du nombre de cas d’intoxication dans des pays non habituellement associés à ce phénomène, entre autres des pays de la communauté européenne, et les rapprochements effectués ont montré que les personnes touchées par cette pathologie l’ont été soit suite à la consommation de poissons tropicaux importés, soit lors d’un séjour à l’étranger (Geller et al, 1991 ; Moulignier et al, 1995 ; Crump et al, 1999 ; de Haro et al, 2003 ; Wong et al, 2005). La ciguatéra, tout comme les autres formes d’ichtyosarcotoxisme, a un retentissement socio-économique important dans les collectivités où les produits marins représentent la principale source de revenus. En Europe, quelques 15 milliards d’euros de produits pisciaires sont consommés chaque année et le taux de consommation de poissons et de coquillages est tout aussi significatif aux Etats-Unis avec 7,4 kg de fruits de mer consommés par habitant en 2003 (Whittle and Gallacher, 2000 ; National Oceanic and Atmospheric Administration, 2004). Les pertes économiques dues aux restrictions à la vente et aux coûts sanitaires peuvent alors devenir conséquents. Pour la période de 1987 à 1992, l’impact des intoxications alimentaires dues aux produits de la mer a été estimé entre 18 à 25 millions de dollars US (Anderson et al, 2000). Concernant la ciguatéra, les coûts de santé publique ont été évalués à plus de 20 millions de dollars US par an aux Etats-Unis et dans les îles voisines (Anderson et al, 2000 ; Lehane and Lewis, 2000). De plus, la ciguatéra impose des interdictions de pêche et d’importation de poissons susceptibles d’être contaminés. Aux Antilles Françaises, un arrêté préfectoral réglemente la pêche des poissons dans les eaux de la Guadeloupe (N° 2002-1249 du 19 août 2002 ; Pottier et Vernoux, 2003) et dans l’Océan Indien, les autorités de régulation de la Réunion et de l’île Maurice ont imposé des restrictions de vente interdisant l’importation et/ou la vente de certaines espèces de poissons potentiellement ciguatérigènes (Quod et Turquet, 1996). Au-delà de son incidence socio-économique, la ciguatéra a un impact sanitaire non négligeable dans les pays tropicaux où l’alimentation de base repose sur la consommation des poissons et des produits de la mer. La crainte d’une intoxication ciguatérique incite les populations insulaires à remplacer leur nourriture initiale par des produits d’importations tels que les boîtes de conserve plus riches en sel et en matières grasses. Cette transition alimentaire accroît alors les risques d’apparition de diabète, d’hypertension artérielle et de maladies cardio-vasculaires dans des régions déjà particulièrement touchées par ces fléaux (Lewis et Ruff, 1993 ; Chinain et al, 2009 ; Solomona et al, 2009). D’après certains spécialistes de l’Organisation Mondial de la Santé (OMS), les pays insulaires tels que Tokelau et les Samoa Américaines battent les records avec 93,5 % de la population arborant des signes de surpoids et d’obésité (Tahiti Presse, 2009 ; Les Nouvelles de Tahiti, 2009). Viennent ensuite Nauru (93 %), Kiribati (81,5 %), les Iles Marshall (80,1 %), les Etats Fédérés de la Micronésie (73,1 %) la Polynésie Française (62 %) ou encore Fidji (62,9 %). Or ces territoires font partie des îles considérées à risque avec les plus forts taux d’incidence dans le Pacifique Sud. Le nombre de personnes intoxiquées par la ciguatéra est variable d’après les diverses études réalisées mais on estime aujourd’hui que cette pathologie affecte entre 10 000 à 50 000 personnes dans le monde chaque année (Anderson et Lobel, 1987 ; Van Dolah, 2000 ; Lewis, 2001a ; Fenner et Lewis, 2001). Dans les pays du Pacifique Sud, le plus haut taux d’incidence Partie I. Introduction 17 moyenne, qui est approximativement de 100 cas pour 10 000 habitants par année, est signalé dans plusieurs îles comme Kiribati, Tokelau et Tuvalu (Figure I.1.1.3.a). Il est cependant à noter que ces chiffres peuvent être bien en-dessous de la réalité : en Australie, seuls 20 % des cas seraient reportés et moins de 10 % seraient inventoriés aux Samoa Occidentales (Lewis et Ruff, 1993). Cette sous-estimation s’explique par le fait que les personnes intoxiquées ne consultent pas systématiquement les médecins de par la prescription de traitements occidentaux peu efficaces à soigner cette intoxication. Figure I.1.1.3.a : Incidence de la ciguatéra dans les iles du Pacifique Sud Le nombre de cas pour 10 000 habitants est indiqué pour Kiribati (KI), Tokelau (TO), Tuvalu (TU), la Polynésie Française (FP), le Vanuatu (VA), les Iles Marshall (MA), les Iles Cook (CO), Fidji (FI), les Mariannes du Nord (NM), la Nouvelle-Calédonie (NC), Wallis et Futuna (WF), les Samoa Américaines (AS), Niue (NI), les Samoa Occidentales (WS), Guam (GU), Nauru (NA), les Etats Fédérés de la Micronésie (FS), Palau (PA), Tonga (TO). Les données sont obtenues par année (p.a.) sur la période 1985-1990. (D’après Lewis et Ruff, 1993).
Toxicogénèse de la ciguatéra
Eco-toxicologie
L’évolution du nombre de cas d’intoxications ciguatériques est logiquement associée à l’extension des régions favorables à l’apparition du phénomène écologique. Or nous avons précédemment vu que la dispersion de ces zones dépend en partie de l’introduction et du développement de la micro-algue de genre Gambierdiscus (Figure I.1.2.1.a). La première espèce, G. toxicus, a été découverte en 1979 dans les Iles Gambier en Polynésie Française (Adachi et Fukuyo, 1979) et neuf autres espèces ont depuis lors été répertoriées portant à dix, le nombre total de Gambierdiscus recensées à ce jour : G. toxicus, G. belizeanus, G. yasumotoi, G. polynesiensis, G. australes, G. pacificus, G carpenteri, G. carolinianus, G. caribaeus, G. ruetzleri (Faust, 1995 ; Holmes, 1998 ; Chinain et al, 1999b ; Litaker et al., 2009). Considérés comme les maillons initiaux de la chaîne trophique ciguatérique (Bagnis et al, 1980), ces micro-organismes unicellulaires benthiques colonisent préférentiellement les coraux morts de façon naturelle ou anthropique (Bagnis, 1979a ; Gillespie et al, 1986) et certains produisent alors les toxines responsables de l’intoxication, les ciguatoxines (CTXs). A B Figure I.1.2.1.a : Observations d’une cellule de Gambierdiscus toxicus La micro-algue Gambierdiscus est l’agent primaire responsable de la production de toxines ciguatérigènes, les CTXs. Ici, est présentée l’espèce G. toxicus observée au microscope photonique (A ; photo de Yasukawa Fukuyo) et au microscope à balayage (B ; photo de Richard J. Lewis), les plaques thécales étant numérotées selon Adachi et Fukuyo (1979). L’étiologie du phénomène ciguatérique reste cependant non complètement élucidée de par la possible implication d’autres micro-organismes marins notamment les cyanobactéries du genre Trichodesmium ou Hydrocoleum sp. (Endean et al, 1993 ; Laurent et al, 2008 ; Golubic et al, 2009). Concernant le transfert des CTXs, John E. Randall (1958) émit initialement la possibilité que les toxines ciguatérigènes entraient dans la chaîne trophique par le biais de poissons herbivores comme les poissons perroquets (Scaridae) et s’accumulaient par la suite dans les poissons ichtyophages plus toxiques tels que les barracudas (Sphyraenidae) et les loches (Serranidae). Cette hypothèse a ensuite été confirmée avec l’établissement de la chaîne de transfert classique de la ciguatéra dans laquelle les toxines produites par les micro-algues sont ingérées dans un premier temps par les poissons herbivores brouteurs et détritivores avant d’être ensuite transférées via les espèces ichtyophages aux niveaux trophiques supérieurs jusqu’à l’homme qui s’intoxique alors par la pêche et la consommation des chairs pisciaires contaminées (Annexe II). En règle générale, toutes les espèces de poissons peuvent potentiellement être vecteurs des CTXs dès lors que les individus ingèrent les CTXs : une expérience de Helfrich et Banner (1963) a en effet démontré qu’un poisson sain nourri avec de la chair de poisson ciguatérigène devient à son tour toxique. Cependant, la majorité des intoxications est attribuée à des espèces tropicales en fin de chaîne notamment les grands poissons des récifs coralliens (Randall, 1958 ; Legrand et Bagnis, 1991 ; Glaziou et Legrand, 1994) comme les barracudas (Sphyraenidae) et les loches (Serranidae) ainsi que les murènes (Muraenidae). C’est d’ailleurs à partir de ces dernières que les premiers isolements et déterminations structurales des CTXs ont été effectués (Murata et al, 1990 ; Lewis et al, 1991).
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