Risques d’appauvrissement et développement
Justice sociale et déplacements involontaires
Les expulsions dues aux programmes de développement en constituent une contradiction intrinsèque et perverse. Elles soulèvent des questions éthiques majeures, puisqu’elles reflètent la distribution inégale des coûts et des gains du développement. Les déplacements forcés résultent des besoins d’infrastructure pour l’industrie, l’irrigation, les transports routiers, la production d’énergie, ou pour le développement urbain (hôpitaux, écoles, aéroports). On ne peut nier la nécessité d’une grande majorité de ces mesures. Elles contribuent à améliorer la vie de beaucoup de gens, à créer des emplois, à fournir de meilleurs services. Mais ces déplacements entraînent des dommages majeurs pour certaines parties de la population. L’intervention d’Etat obère les droits de cette population, selon des formes qui aboutissent souvent à des situations bien pires qu’au départ. Ceci soulève des questions fondamentales de justice sociale et d’équité. Le principe de «l’intérêt général », souvent utilisé pour justifier ces décisions, est aussi souvent détourné pour justifier sans grande argumentation des malheurs qui seraient évitables. Le résultat est injustifiable: certaines personnes bénéficient du développement, et d’autres en paient le prix. Le résultat le plus répandu du déplacement involontaire est l’appauvrissement d’un nombre très important de personnes. En Inde, par exemple, des chercheurs ont conclu que les programmes de développement ont provoqué au total le déplacement de 20 millions de personnes sur environ quarante années, mais que trois-quarts d’entreelles – 15 millions environ – n’ont pas été «réhabilitées» (Fernandes, 1991 ; Fernandes et Das and Rao, 1989). Elles n’ont même pas retrouvé leur niveau de vie; en fait, la majeure partie des personnes déplacées de l’Inde se sont appauvries (Mahapatra 1999b). Ceci n’est pas spécifique à l’Inde. Cet appauvrissement, produit de facto par un manque de justice sociale et d’équité, est récurrent dans de nombreux pays en développement sujets au déplacement forcé. Les dommages culturels et matériels sont importants. Les tensions politiques inséparables de ces déplacements ne sont pas moins importantes. Elles révèlent l’exclusion aussi bien physique – vers l’extérieur d’un territoire géographique donné – que surtout économique et sociale de certains groupes. Le concept d’exclusion (Rodgers, Gore et Figueiredo, 1995) permet une meilleure compréhension du processus de paupérisation. Sen (1997) va plus loin quand il note que les diverses formes d’exclusion sont contraires à la nature même du développement, entendu conune un processus de libération. Les processus de développement continueront cependant à mobiliser des espaces terrestres et aquatiques et auront donc pour conséquence inéluctable divers types de déplacement forcé et de réinstallation de populations. Ceci ne veut pas dire pour autant qu’une 176 répartition inégale des gains et des coûts est en soi inévitable, ou moralement justifiable. Cette inégalité est à l’inverse profondément contraire aux buts proclamés par le développement induit. Rien ne permet de considérer des restructurations spatiales aux conséquences néfastes comme des tragédies inéluctables. Les considérations de justice sociale et d’équité, le respect des droits de l’homme et de la personne, devraient être prises en compte chaque fois que le développement entraîne des risques et des dommages prévisibles. Si la paupérisation est le risque sous-jacent au déplacement forcé, le défi auquel on est confronté est d’organiser la prévention de ce risque et de fournir des procédures de sauvegarde. Il n’est peut-être pas possible de prévenir chacune des conséquences indésirables. Mais il est certainement faisable d’aboutir à une meilleure équité en mobilisant notamment des ressources financières; il est certainement faisable de protéger les droits, la dignité et l’autonomie économique des personnes déplacées. Les approches conventionnelles, qui « réhabilitent» seulement une minorité des personnes déplacées, n’offrent pas de capacités de protection adéquates. En n’intégrant pas de mesures de sauvegarde sociales elles ont abouti à des échecs répétés. La plupart du temps elles se sont avérées incapables d’éviter la victimisation, la perte de richesse et la paupérisation des personnes déplacées. Mais les exemples récurrents de déplacement sans réhabilitation montrent aussi les défauts congénitaux des politiques intérieures de beaucoup de pays, pas seulement des procédures de planification. On soutient ici que ces politiques de « développement» et les méthodologies de planification qui en découlent doivent être corrigées ou radicalement changées. Il existe beaucoup de moyens pratiques pour réduire les conséquences négatives des déplacements forcés, même s’ils sont inévitables, historiquement parlant. La lutte contre les inégalités engendrées par les déplacements forcés et pour l’accès des personnes concernées aux bénéfices de la croissance sont des impératifs économiques tout autant que moraux; il s’agit de proposer des procédures de réinstallation socialement responsables, ce qui signifie qu’elles doivent être guidées par ce qu’on peut appeler une « boussole de l’équité». Trop souvent, ceux qui créent et qui approuvent des projets entraînant des déplacements de population sont dépourvus de cette boussole, qui pourrait les guider dans l’allocation des ressources et la prévention (ou la minimisation) des risques de paupérisation. (Cernea, 1986, 1988, 1996b ; Mahapatra, 1991 ; Scudder, 1981). Ce texte essaie de contribuer à mettre au point cette « boussole de l’équité» en proposant un cadre d’analyse des opérations de réinstallation orienté sur le concept de risque-et reconstruction. II pointe les défauts chroniques des politiques et des méthodologies de planification et de financement dans ces domaines et recommande diverses améliorations des pratiques en vigueur
Une modélisation des risques et de la prévention des risques
On présente ici un modèle théorique du déplacement forcé, qui cerne les risques spécifiques de paupérisation, aussi bien que les moyens d’y faire face – de les minimiser ou les éliminer. Ce modèle est défini comme modèle de risques de paupérisation 011 d’appauvrissement et de reconstruction pour la réinstallation des personnes déplacées (IRR)2. Lors de son élaboration, les buts principaux ont été a) d’expliquer « ce qui se passe» pendant les déplacements forcés de population – une tâche fort importante en elle-même – b) de créer un outil théorique de sauvegarde permettant d’aider les politiques, les planificateurs et les responsables de projet à lutter contre les effets négatifs de leurs décisions. En présentant ce cadre d’analyse sur les risques de paupérisation et la reconstruction du cadre de vie, il faut insister tout d’abord sur la nécessité d’une modélisation théorique dans la recherche sur les problèmes de réinstallation des pers ormes déplacées et aussi d’examiner brièvement les modèles antérieurs. On soulèvera aussi la question des accompagnements institutionnels à trouver entre les processus de déplacement et de réinstallation, et . l’extension possible de ce modèle aux réfugiés au sens strict. On définira ensuite les quatre fonctions essentielles de ce modèle, puis les principaux risques de paupérisation les uns après les autres. Dans la section suivante on soutiendra que ce modèle, qui analyse les possibilités de réversion des risques, peut contribuer à des stratégies de reconstruction des cadres de vie, basées sur une «économie de la reconstruction ». Enfin on comparera cette réflexion à celles qui l’ont précédée. Depuis des armées les analystes de l’émigration planifiée ont proposé plusieurs cadres d’analyse pour décrire les processus à l’œuvre. A la fin des années 1960 Chambers (1969) a proposé un modèle comportant trois phases dans les processus d’occupation de nouveaux territoires en Afrique. Peu après, Nelson (1973) confirmait ces vues à partir d’une synthèse de nombreux cas d’Amérique latine.Ces deux approches ont permis de généraliser l’expérience de migrants volontaires et de conceptualiser les dimensions institutionnelles et organisationnelles des programmes d’installation sur des terres nouvelles. S’appuyant sur ces premiers acquis, Scudder et Colson ont formulé en 1982 un modèle théorique des processus d’installation qui distinguait quatre étapes et non trois: recrutement, transition, développement et intégration, ou prise de possession. Ce cadre d’analyse diachronique était construit autour du concept- clé «d’étape»; il portait essentiellement son attention sur les stress des migrants et sur leurs réactions comportementales à chaque étape du processus. Mais ce modèle concernait les réinstallations volontaires. Plus tard, Scudder l’étendit aux processus de réinstallationforcés, mais en le limitant aux situations comportant toutes les quatre étapes en question (le modèle ne prenant pas en compte les processus de réinstallation qui échouent – c’est-à-dire la majorité – et qui ne peuvent donc comprendre les deux dernières étapes). Si l’on en vient aux études concernant les réfugiés à proprement parler, on trouve le modèle proposé par Emmanuel Marx (1990). Il trouve sa source dans la sociologie des réseaux et est centré sur ce que l’auteur appelle « l’univers social des réfugiés ». Ces tentatives de’ synthèse ont créé des outils intellectuels qui ont aidé beaucoup de chercheurs à révéler des régularités. Néanmoins, sans nier leurs mérites, ces modèles montraient des faiblesses à différents égards. Aucun d’entre-eux ne s’est prioritairement attaché à l’analyse de la paupérisation, à sa naissance et à son aggravation, et aux processus permettant d’y échapper. Parmi eux, celui de Scudder et Colson traitait aussi de la réinstallation forcée, mais seulement dans les cas réussis. Pourtant la majorité des expériences de réinstallation ont été des échecs. Les impacts cumulés de ces échecs n’ont nullement été «modélisés» dans le cadre d’analyse de Scudder et Colson. On trouve d’autres discussions de ces modèles (De Wet, 1988 ; Partridge, 1989) mais le sujet est loin d’être épuisé, comme le note Scudder lui-même (1996), à juste titre. Il existe sur ce point un large consensus: les complexités des processus de réinstallation doivent être mieux comprises. Cette exigence fut peut-être formulée avec le plus d’éclat par Brechin, West et al. (1991) dans leur gros volume sur le déplacement 179 des populations indigènes hors de parcs naturels. Ces auteurs soutiennent que beaucoup de décisions impliquant un déplacement forcé sont faites sans une connaissance réelle des impacts futurs. Appelant de leurs vœux un modèle capable de définir et de prévoir les impacts cumulés du déplacement forcé et de fournir des guides d’action, ils écrivent: «Beaucoup de professionnels ct de chercheurs ne comprennent pas suffisamment l’impact social du déplacement forcé et de la réinstallation. Quand des résidents d’un lieu sont forcés à s’en aller, on peut s’attendre à cc que ça produise une série d’effets. Mais ces effets collectifs diffèrent considérablement scion les organisations sociales ct les communautés; à l’heure actuelle aucun modèle disponible ne peut prédire des effets cumulés» (1991 : 17). Le cadre d’analyse présenté ici vise précisément à la compréhension analytique de ces « effets cumulés », en eux-mêmes et dans leurs interrelations. Il inclut en effet les processus partiels constitutifs du déplacement forcé et les mécanismes qui permettent « d’influer» sur eux – c’est-à-dire de les prévenir ou de les éliminer par des actions concertées. Le modèle IRR a été formulé et pratiqué récemment, pendant les années 1990 dans une série d’études (Cemea, 1990, 1995b, 1996a, 1998 et 1999; World Bank, 1994). Une première version fut appliquée à large échelle sur un échantillon de près de 200 projets impulsés par la Banque mondiale en 1993 et 1994. Son origine est à la fois empirique et théorique. Empiriquement parlant il résulte de la somme extraordinaire d’observations accumulées, pendant le dernier quart de siècle, par les études sur les déplacements de population. Sur le plan théorique il bénéficie du nouvel état de l’art auquel est parvenue la recherche sur les déplacements de populations pendant la même période.
Similarités dans les situations des réfugiés et des personnes déplacées
Le modèle IRR a été utilisé dans beaucoup d’études et lors de quelques opérations de réinstallation (ci-dessous). On s’est demandé récemment si ce modèle pouvait aussi s’appliquer aux réfugiés ». Cette question a surgi dans un contexte où un « pont» entre le développement et le problème des réfugiés était souhaité; cette tendance ne fait que s’accentuer. De fait, les personnes déplacées par les projets de développement et les réfugiés fuyant la violence armée sont confrontés à des problèmes souvent similaires. Ce sont les deux principaux propres aux populations déplacées. La recherche gagnerait beaucoup à ne pas les isoler l’un de l’autres. Pour se rapprocher, chacun de ces domaines d’étude aurait besoin au départ, de plus de construction théorique. Extraire le général du particulier permet de mieux percevoir ce qui est commun aux réfugiés et aux personnes déplacées. Chacune de ces spécialisations doit aboutir à des concepts architectoniques, des comparaisons contrôlées, et donc à des modèles théoriques conune autant de pierres d’appui. (Cernea, 1996a). Il y a des problèmes institutionnels à résoudre, comme la question de la réciprocité du transfert de connaissances, notée à juste titre par Harrell-Bond et Voutira (2000). Ceci n’amenuise pas pour autant le rôle du chercheur; en fait, cette constatation lui donne encore plus d’importance. En une perspective comparative Harrell-Bond et Voutira soulignent le fait que « la paupérisation est une « conséquence de pratiquement toutes les situations de migration forcée … Du-point de vue méthodologique [la paupérisation] est incontestablement le dénominateur comrnun aux situations des réfugiés et des expulsés». Cependant, les causes de paupérisation ou de « succès» ne sont pas toujours les mêmes dans les deux cas ; il est donc nécessaire de garder en mémoire les divergences. En fait il ne s’agit pas de prendre un cadre d’analyse et de le transposer à l’identique sur des processus d’une autre nature ». Le problème ici est de tester la valeur ajoutée fournie par ces instruments, et de savoir s’ils peuvent éclairer d’autres situations. Dans cet esprit Kibreab (in Cernea and McDowell eds. 2000) pense que le modèle du déplacement forcé est valide pour étudier les réfugiés et pour tout travail d’assistance. « Malgré d’évidentes différences» écrit-il, «un examen plus attentif indique la nécessaire pertinence de ce modèle ».