Retour sur la construction de l’enquête ethnographique
Le travail dans les espaces en ligne soulève une série de problématiques méthodologiques et théoriques, concernant non seulement les variables liées à notre objet, mais aussi les éléments dont nous disposons pour construire un projet empirique d’ethnographie autour des spectateurs de l’audiovisuel. C’est pourquoi, dans ce chapitre, nous proposons de discuter l’ensemble des instruments choisis pour entreprendre ce dessein.
Nous reviendrons sur les problèmes affrontés dans la construction de notre objet : cela nous conduira à prendre du recul sur les modalités et sur le temps consacré à la construction de l’enquête et à en juger plus objectivement, à la lumière d’un retour critique sur les outils théoriques qui nous ont semblé indispensables pour ce projet. Il s’est agi pour nous de discerner, d’analyser et de comprendre les médiations en œuvre entre le produit audiovisuel et son audience : dans le contexte contemporain, ces médiations sont réalisées de plus en plus par des écrans. Des écrans qui, à la fois, exposent les produits, en les organisant, et mettent en forme les éléments qui composent l’identité de ceux qui consomment. Ainsi, les environnements numériques se trouvent au croisement de deux routes : la consommation, qui passe de plus en plus par les réseaux, et le partage d’un attachement qui se fait de plus en plus en ligne, dans des espaces qui façonnent les modalités de l’appropriation (Casetti, 2011). Ces médiations se réalisent, pendant et après le spectacle, par le contact avec le corps du spectateur et les corps d’un ensemble de spectateurs en situation. Il est nécessaire de trouver une méthode capable de fournir une représentation de ces médiations. Ajoutons que l’importance du contexte (physique, historique, social) est toujours à prendre en compte dans une analyse de la situation de la rencontre entre le spectateur et les produits audiovisuels, ce qui donne lieu, dans l’exploration des expériences filmiques, à une variabilité potentiellement infinie de cas à examiner et une différenciation relevant des caractères spécifiques de chaque communauté de réception. D’un point de vue interne aux œuvres, il devient nécessaire de constater que le film et la série télévisée ne sont pas définissables comme des objets à explorer exclusivement à travers un schéma rhétorique déterministe, idéalisant une série d’effets qu’en tant que textes ils imposeraient au spectateur, laissant peu de place au vécu et aux phénomènes de construction de sens et de réappropriation de la part des communautés. D’ailleurs, l’apport de films et de séries et leur influence dépendent également de leur langage spécifique, des contenus qu’ils véhiculent, des conditions de production. Imaginer un spectateur si éloigné des contenus et des suggestions provenant du produit audiovisuel au point que son activité créatrice construirait des productions tout à fait indépendantes nous conduirait à un relativisme peu productif : la limite des dérives interprétatives est posée par le modèle des « lectures perverses » décrites par J. Staiger (Staiger, 2000). Les appropriations des spectateurs constituent un objet difficile à cerner, car « il n’y a public que de quelque chose » (Esquenazi, 2003 : 3). Ainsi, notre point de départ a été Romanzo Criminale, que nous avons analysé à partir des briques narratives qui le composent pour ensuite arriver à le constituer comme un monde cohérent. Au lieu d’en poser les frontières au préalable, nous avons analysé ce phénomène étendu par le biais des opérations d’appropriation. Les problèmes qui se posent lorsque l’on veut approcher les pratiques de réception sont nombreux ; notre étude nécessite d’aborder une série de questions que les paragraphes précédents ont soulevée : il a été tout d’abord nécessaire de trouver des spectateurs ; il a fallu ensuite sonder la nature fuyante de leurs pratiques en ligne : cela a demandé à tout moment d’interroger notre implication de chercheur. Nous remarquerons tout au long de ce processus la nécessité de construire des outils dans l’interdisciplinarité.
l’investissement temporel), le travail ethnographique requiert la construction d’observations situées ainsi que la conception d’un ensemble de méthodes basées sur une réflexion sur le type de relation à établir avec les sujets. En ce qui concerne les données à disposition du chercheur, les espaces en ligne sont façonnés de manière visuelle : textes, images, nombre de pages visualisées, et d’autres données encore offrent une trace de toutes les actions que les internautes y mettent en œuvre, et donnent une importance significative aux données que les internautes désirent faire apparaître, différante en ceci des résultats que donnerait une enquête dans la vie réelle2. Nous n’avons pas défini a priori un champ (entendu comme microcosme structuré et démarqué de l’espace social global par une activité spécifique, dans laquelle les individus partagent un même intérêt, selon Bourdieu), mais nous avons voulu fonder notre typologie sur notre expérience de découverte des espaces en ligne. Si, finalement, après observation il s’avère que nous pouvons définir chaque espace (forum, blog, réseau social …) comme un champ, (nous avons observé que chacun de ces espaces est un dispositif en soi, déterminant des modalités particulières d’approche à la production de contenus grassroot),