Résistance aux insecticides
Résistance phénotypique des puces aux insecticides
Les tests insecticides que nous avons menés sur plusieurs populations de puces nous ont permis de faire un état des lieux de la résistance phénotypique des puces X. cheopis, aux insecticides appartenant aux familles utilisées en lutte anti-vectorielle à Madagascar. Nous avons étudié la sensibilité à la deltaméthrine de plusieurs populations récoltées au cours de programmes de surveillance et dans les foyers de peste (Article2). Il faut rappeler que cet insecticide fut utilisé pour la lutte contre les puces depuis les années 90 jusqu’au moment où nous avons publié les résultats de cette étude. Les mortalités des puces mesurées au cours de cette étude démontrent une diminution importante de la sensibilité des populations testées à la deltaméthrine. En effet, sur les 32 populations testées, 6 seulement ont montré une mortalité supérieure à 80%, et parmi elles, 100% de mortalité a été comptabilisé chez deux populations seulement (Article 2, Figure 2). Des résultats similaires ont été obtenus par Ratovonjato et al en 1998 et en 2000, avec des mortalités à la deltaméthrine 0.025% aux alentours de 30% en milieu urbaine et aux alentours de 80% en milieu rural. (Ratovonjato et al 1998, Ratovonjato et al 2000). A part la lecture de la mortalité après 24 heures, nous avons aussi calculé le KD 50 et le KD90 qui sont respectivement le temps au bout de lequel 50 et 90% des individus sont mourants ou paralysés. Dans notre étude, chez les populations sensibles et tolérantes (mortalité >80%), cette durée est de l’ordre de 10 à 100 minutes. Nous avons pu estimer un KD90 de plus de 800 minutes chez des populations ayant un taux de mortalité inférieur à 30% (Article 2, Table 1), une durée qui dépasse largement le temps d’exposition diagnostique pour les pyréthrinoïdes (8 heures). Chez des populations sensibles à la deltaméthrine 0,025%, 100% de mortalité a été trouvée après 1 heure d’exposition (Kumar et al 1996). La résistance des puces de Madagascar à la deltaméthrine 0,025% a été déjà rapportée depuis 1998 avec par exemple un KD90 de 310 minutes chez une population tolérante (84% de mortalité) et plus de 21 000 minutes chez une population résistante (25%) (Ratovonjato et al 2000). La diminution de l’effet knock- 130 VI. Discussion générale down d’un pyréthrinoïde ou du DDT, sur une population donnée indiquerait le développement d’un phénomène de résistance (Koffi et al 1998, Soderlund and Knipple 2003). Nos résultats montrent donc une résistance de la majorité des populations testées à la deltaméthrine 0,05%. Face à cette résistance des puces à la deltaméthrine, d’autres tests en utilisant d’autres insecticides ont été entrepris afin de trouver un insecticide alternatif à proposer en recommandation. La sensibilité des 8 populations résistantes à la deltaméthrine a été testée à 11 autres insecticides (Article 3). En parallèle, ces insecticides ont été testés sur des puces récoltées dans 6 prisons de Madagascar, au cours d’une étude de la surveillance de la sensibilité des puces en prison (Article 4). Toutes les populations ont été trouvées résistantes au DDT 4%, ce qui rejoint les observations faites sur les puces de Madagascar depuis 1965, après environ 15 ans d’utilisation massive du produit contre les puces du rat (Brygoo 1966, Coulanges et al 1982, Coulanges et Randrianantoanina 1984b) ainsi que dans beaucoup de pays où la peste sévissait (Gratz 1980). Toutes les populations, à l’exception de celle de la prison d’Antanimora étaient sensibles à la dieldrine, bien qu’une résistance à cet organochloré a été rapportée souvent en parallèle avec la résistance au DDT (Coulanges et al 1982, Coulanges et Randrianantoanina 1984b, Kumar et al 1996). Dans notre étude il est possible que les mécanismes responsables de la résistance aux organochlorés cycliques ne soient pas encore fixés dans les populations étudiées. En effet, l’utilisation de la dieldrine a été prohibée de Madagascar et d’autres pays à cause de sa toxicité et sa persistance dans l’environnement (Rakotovahiny 1993). Le cas de la prison d’Antanimora (prison de la capitale) a été exceptionnel avec une mortalité liée à la dieldrine inférieure à 80% (Article 4, figure 3). Par ailleurs les puces collectées dans cette prison ont été résistantes à tous les insecticides testés, ce qui dénote une forte pression insecticide subie par cette population (Brogdon and McAllister 1998a, Nauen 2007), bien plus que toutes les populations des autres prisons et celles collectées hors des prisons. Notre hypothèse concernant la résistance des puces dans les prisons n’a été vérifiée qu’à Antanimora, probablement à cause de sa situation stratégique (la capitale) et un accès plus facile aux intrants insecticides. Pourtant cette situation est problématique pour la lutte anti-vectorielle, en diminuant le nombre d’insecticides utilisables pour les ripostes. Dans les autres prisons, la sensibilité des puces a été comparable à celle obtenue dans les localités hors prisons, où les traitements insecticides ne doivent pas être si fréquents (voir paragraphe 1.2.).
Discussion générale
Une résistance à d’autres insecticides de la famille des pyréthrinoïdes (étofenprox 0,5%, lambdacyhalothrine 0,05%, alpahacyperméthrine 0,025%) a été observée chez les populations étudiées, même si ces insecticides n’ont jamais été utilisés en lutte anti-vectorielle à Madagascar (Articles 3 et 4). Ceci pourrait être dû à résistance croisée suite à la résistance prouvée au DDT et à la deltaméthrine. Néanmoins, plus de la moitié des populations testées restaient tolérantes à la perméthrine 0,75% et à la cyfluthrine 0,15%. Dans la prison de Morombe située au sud-ouest de l’Ile (Article 4, Figure 1), les puces ont été encore sensibles à ces pyréthrinoïdes et aux organophosphorés. Ces insecticides pourraient encore constituer des alternatifs dans ces localités. Nos études ont montré une forte résistance aux carbamates (bendiocarbe 0,1% et propoxur 0,1%) alors que dans d’autres études, les insecticides de cette famille ont été recommandés pour traiter des puces résistantes à la deltaméthrine à Madagascar (Ratovonjato et al 2000). Les populations étudiées ont montré peu de résistance au malathion et au fénitrothion, malgré l’existence de populations résistantes à ces insecticides signalés dans certaines localités à Madagascar (Coulanges et Randrianantoanina 1983, Coulanges et al1982). Ainsi le fénitrothion qui avait entraîné le plus grand taux de mortalité chez toutes les populations testées au cours de notre étude fut proposé pour remplacer la deltaméthrine lors des traitements en riposte des épidémies de peste à Madagascar.
Facteurs influençant le développement de la résistance aux insecticides
Les insectes comme d’autres arthropodes sont capables de résister à des substances toxiques présentes dans l’environnement. Cette caractéristique n’étant d’aucune utilité à l’insecte tant que l’insecticide correspondant n’est pas employé, sa fréquence est généralement très réduite dans les populations normales (Hamon and Mouchet 1961). Les études sur la résistance aux insecticides ont montré que ces facteurs sont d’ordre génétique et transmissible à la génération suivante (Roush and Mckenzie 1987). Cette capacité pourrait engendrer des «coûts» sous certaines conditions écologiques en rendant l’individu moins compétitif par rapport à ses congénères (Rowland 1987, Coustau et al 2000, Berticat et al 2008). La résistance aux insecticides chez une population est alors le résultat d’une pression insecticide qui sélectionne ces individus résistants, en éliminant les individus sensibles. Ainsi la présence de l’insecticide devient un facteur qui donne aux individus résistants l’occasion de se reproduire et la proportion d’individu portant le gène de résistance peut augmenter dans la population (Berticat et al 2008). La pérennisation de la résistance dans une population dépend des facteurs inhérents à l’insecte (longévité, taux de reproduction, migration…) et aux stratégies de lutte adoptés (Hemingway and Ranson 200, Nauen 2007). Les insectes ayant un cycle de développement court, un grand nombre de descendants ont plus des chances à développer une résistance au sein de leurs populations (Hemingway and Ranson 2000). Une stratégie de lutte utilisant un insecticide jusqu’à ce que la population cible développe une résistance à celle-ci favorise l’apparition de résistance croisée, et limite la possibilité d’utiliser des insecticides alternatifs (Haubruge and Amichot 1998, Hemingway and Ranson 2000). Le développement de la résistance aux insecticides chez les puces du rat serait entre autres tributaire des traitements insecticides lors des ripostes en cas d’épidémies de peste (Ratovonjato et al 2000). Le développement de la résistance au DDT était plus probable en réponse aux campagnes de traitements intensives au DDT effectués au cours des années 50 (Brygoo 1966). En zone urbaine et notamment à Antananarivo, de 1947 à 1977, deux campagnes de désinsectisations furent effectués chaque année (Coulanges et al 1982). En cas d’épidémie de peste, il a été recommandé de traiter «dans un rayon de 25 kilomètres du point infesté» même si cette distance a été donnée à titre indicatif. Toutes les chambres des habitations, les abris pour animaux ainsi que les abris temporaires dans les champs furent traités (Coulanges et al 1982). Il était évident alors qu’un tel traitement indiscriminé fut couteux, difficile à maintenir et surtout a entraîné une pression insecticide importante sur les puces aux endroits traités (Haubruge and Amichot 1998). Nos résultats ainsi que ceux des études précédentes indiquent une forte résistance au DDT 4% chez X. cheopis (Articles 3 et 4) (Coulange et al 1982, Coulanges and Randrianantoanina 1984a, 1984b). Ce traitement intensif a été la principale cause avancée pour expliquer la résistance aux pyréthrinoïdes décrites depuis la fin des années 90. Par ailleurs la résistance croisée vis-à-vis du DDT et des pyréthrinoïdes serait responsable de la rapidité avec laquelle certaines souches d’insectes ont développé des résistances aux pyréthrinoïdes (Haubruge and Amichot 1998). Cette hypothèse expliquerait la résistance phénotypique quasi généralisée à la deltaméthrine observée dans notre étude. Après cette période de traitement intensif au DDT, les traitements préventifs n’étaient plus recommandés (Coulanges et al 1982) et, lors des épidémies, seules les maisons où les cas sont suspectés ainsi que les bâtiments aux alentours sont traités. En effet, à Madagascar, les épidémies de peste sont à caractère familial, se propageant de proche en proche et très localisées dans l’espace (Chanteau 2006). Par ailleurs un changement fréquent des familles insecticides s’était opéré en réponse au développement des phénomènes de résistance (Chanteau 2006). Ainsi la pression insecticide semblait avoir considérablement diminué. D’ailleurs la pression insecticide qui s’exercerait sur les populations de puces n’est pas comparable à celle rapportée chez certaines populations de moustiques exposées aux moustiquaires imprégnées d’insecticide, aux aspersions intra domiciliaire et aux pesticides utilisés en agriculture (Akogbéto and Yakoubou 1999, Diabate et al 2002, Corbel et al 2007, Gnanguenon et al 2015). L’utilisation intensive du DDT en aspersion intra domiciliaire dans la lutte contre le paludisme et en riposte contre les puces a été souvent mentionnée comme facteur principal pouvant constituer des pressions insecticides majeures subies par les puces de rat dans les foyers de peste à Madagascar et dans le monde (Patel et al 1960, Sustriayu et al 1980, Renapurkar 1990, Ratovonjato et al 2000, Ames 2011). En milieu rural, une épidémie survient rarement dans le même hameau plusieurs fois de suite, même si certains districts accumulent des cas annuellement (Andrianaivoarimanana et al 2013). Une sélection à l’état larvaire pourrait avoir lieu par exposition continue dans les terriers. En effet le terrier du rat offre un environnement propice au développement des stades immatures (Kreppel et al2016), mais aussi à la persistance des produits insecticides photosensibles apportés par le rat ou insufflé dans les terriers. Donc une seule vague de traitement dans un espace très limité (hameau) pourrait sélectionner des puces résistantes aux insecticides. D’ailleurs, la dynamique de population (migration, colonisation…) est peu connue même si on pourrait penser qu’elle est dépendante de celle du rat, son hôte. La compréhension de cette dynamique couplée à l’étude des marqueurs génétiques de la résistance permettrait de comprendre le développement de la résistance qui semble très rapide chez X. cheopis (Ratovonjato et al 2000). Une étude de l’efficacité des poudres insecticides pour lutter contre les puces de rat, conduite en Indonésie a montré qu’un seul traitement au DDT suffisait à faire augmenter de 3 fois la TL50. Ce resultat a été obtenu en comparant la sensibilité des puces collectées avant et après épandage de DDT en poudre dans les mêmes maisons (Liat et al1987). A Madagascar, Il aurait été intéressant de confronter les données de sensibilité aux insecticides à l’historique de traitement contre les puces dans les localités échantillonnées. Mais dans notre étude, ces données n’étaient pas encore disponibles. Par contre en incluant les données de fréquence des Campagnes Aspersions Intra Domiciliaires (CAID) pour la lutte contre le paludisme pendant 17 ans, aucune corrélation n’a été trouvée avec le statut de résistance des populations des puce à la deltaméthrine (Article 2).