Réseaux techniques urbains historiquement caractérisés par une logique de croissance

Crise des grands réseaux et des firmes de grands réseaux et vulnérabilité infrastructurelle

 Longtemps, les réseaux techniques urbains sont restés un « truc d’ingénieurs » [« engineers stuff »] (Coutard, 1999). La transformation que certains réseaux connaissent depuis une vingtaine d’années et qui fait le cœur de notre travail ne se limite cependant pas à des enjeux techniques ou à des questions d’ingénierie mais engage plus largement des questions urbaines, économiques et sociales. Cette crise est multiple, multiforme et conduit à l’émergence de formes relativement inédites de réseaux. Pour mieux en déplier les ressorts et en expliquer les linéaments, nous avons cherché à faire dialoguer plusieurs blocs de littérature, qui interagissent rarement les uns avec les autres. Ce dialogue est relativement exploratoire. Il s’est construit autour d’une idée majeure : l’émergence d’une vulnérabilité infrastructurelle, sur laquelle nous reviendrons en détail (IV de ce chapitre). Comme tout dialogue, il est marqué par des frictions ou d’éventuelles disputes entre des visions divergentes du fonctionnement des grands systèmes techniques urbains.  « Instead of investigating the nature of the conflicting elements which erupt in the catastrophe, the apologists content themselves with denying the catastrophe itself and insisting, in the face of their regular and periodic recurrence, that if production were carried on according to the textbooks, crises would never occur. » (Karl Marx, Theory of Surplus Value, 1908, partie 2, p. 500, cité dans Harvey, 2014)

Ce dialogue permet en fait de mettre au jour ce qui fait à la fois l’attrait et la limite intrinsèque des grands réseaux techniques. Ils sont à la fois des objets essentiels voire consubstantiels au métabolisme urbain (Kaika et Swyngedouw, 2000), mais leur logique de fonctionnement s’inscrit dans un récit urbain orienté vers la seule croissance et qui a pu être appelé, après Harvey Molotch, « l’urban growth machine » (Molotch, 1976, repris par Schindler, 2014). Ce récit, qu’on retrouve dans le domaine des infrastructures de façon symétrique à ce qui se fait dans les études urbaines, a des accents quasi téléologiques, car il fait de la croissance à la fois un but et un moteur du fonctionnement urbain ou infrastructurel (I de ce chapitre). A cette limite intrinsèque des grands réseaux techniques urbains et des firmes de réseaux obnubilées par la croissance s’ajoutent deux éléments de déstabilisation de ces mêmes réseaux, qui concourent, chacun à leur manière, à l’amplification de la vulnérabilité infrastructurelle : une remise en cause externe du paradigme du grand réseau (II de ce chapitre) et un changement interne imprévu, la diminution de la consommation, dont nous analyserons l’extension et les facteurs (III de ce chapitre).

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Des réseaux techniques urbains historiquement caractérisés par une logique de croissance

Il ne s’agit pas ici de refaire une histoire des réseaux techniques urbains ou une histoire de l’analyse des réseaux, qui ont pu déjà être menées ailleurs de façon assez exhaustive (Bocquet, 2006 ; Dupuy et Offner, 2005, Graham et Marvin, 2001), mais de rappeler combien les réseaux techniques ont à la fois partie liée avec le développement urbain et s’inscrivent dans une logique historiquement marquée par la croissance, vue comme un processus quasi naturel voire éternel (Méda, 2013 ; Coutard, 2010a). Depuis une trentaine d’années, les travaux sur les réseaux techniques15 ont permis de montrer leur ancrage urbain. Trois aspects viennent en rendre compte : s’ils sont certes la Cendrillon des études urbaines, selon la figure utilisée par Graham et Marvin (2001) et Susan Leigh Star (1999), les réseaux n’en sont pas moins au cœur de la fabrique urbaine, tout du moins dans la ville industrielle (1) ; ils agissent, à ce titre, comme des outils de solidarisation territoriale (2) et peuvent être perçus comme des accompagnateurs de croissance urbaine (3). Comme le dit élégamment Fanny Lopez, « les urbanistes manient mieux la voie que les tuyaux et les canalisations » (2014, p.42). Derrière cette affirmation, on retrouve une idée classiquement développée par de nombreux travaux portant sur les infrastructures et les réseaux techniques, celle d’une invisibilité des réseaux dans la vie quotidienne et dans de nombreux débats publics (Joerges, 1988 ; Mau, 2003 ; Perry, 1995 ; Summerton, 1994) qui explique en partie la faiblesse de leur étude au sein du champ des études urbaines en dépit d’un « infrastructure turn » assez récent (McFarlane et Rutherford, 2008). Pour Joerges et Mayntz, les réseaux techniques n’ont d’ailleurs commencé à être abordés par les sciences sociales qu’au moment des débats sur la Big Technology et les débuts de l’informatique dans les années 1970 (Joerges, 1988, Mayntz, 2008).

 

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