Requalifier les data centers

Requalifier les data centers

En l’espace de quelques années, l’implantation des data centers à Plaine Commune est passée d’un régime de discrétion dans lequel prédominait la routine et le confinement administratifs ainsi qu’une relative invisibilité des infrastructures sur le territoire, à une question polémique, suscitant des rapports d’expertise, des prises de position publiques sur leur rôle dans l’avenir du territoire, des mobilisations locales, des débats et, à La Courneuve, un procès à l’encontre d’un opérateur.

Dans les chapitres précédents, j’ai mis en évidence les lignes de tension principales d’une lutte définitionnelle opposant d’un côté la promotion d’une activité au nom des avantages qu’elle présente pour le développement économique du territoire (attractivité internationale, essor de compétences locales liées aux nouvelles technologies, support du développement de l’économie numérique,

participant à la requalification urbaine d’un territoire sinistré et peuplé de trop nombreuses friches industrielles) ; de l’autre, des critiques qui dénoncent une infrastructure très gourmande en énergie, occupant de grandes surfaces foncières, générant peu d’emplois directs, dérangeant des riveraines et dont la contribution fiscale a drastiquement chuté suite à des changements législatifs. Dans ce chapitre, je vais prêter attention à des tentatives échouées et réussies de normalisation des data centers, c’est-à-dire de prise en charge des problèmes qui ont pu être soulevés précédemment.

Certaines tentatives de normalisation ont lieu au niveau local de la communauté d’agglomération, d’autres à l’échelle nationale, en faisant appel à l’État. Nous nous demanderons comment, dans ces espaces plus confinés, des acteurs publics et privés ont cherché à s’approprier les problèmes des data centers c’est-à-dire à les redéfinir de telle sorte qu’ils trouvent une solution, ou au contraire qu’ils soient déniés (Gusfield, 2012 [1996]).

Ces initiatives ont pu être amorcées parallèlement à la polémique qui a eu lieu à Plaine Commune entre 2012 et 2015. À l’écart des débats, des agents territoriaux et des bureaux d’études s’activaient déjà pour résoudre des difficultés isolées. Nous allons donc nous poser les questions suivantes : comment sont reconfigurés les problèmes lorsqu’ils sortent de l’arène publique ?

Qui s’en rend propriétaire ? Qu’est-ce qui est aménagé pour produire un data center territorialement acceptable ? Quels rôles jouent les opérateurs dans l’aménagement des infrastructures ? Quels types de promesses technologiques et d’arrangements politiques nouveaux cette forme de normalisation donne-t-elle à voir ? 

VOIR ET RENDRE VISIBLE

Ce chapitre analyse trois configurations d’acteurs visant à normaliser les data centers. D’abord, à l’échelle locale, nous verrons comment les collectivités territoriales se sont confrontées aux opérateurs de data centers dans leurs tentatives pour récupérer la chaleur fatale des infrastructures (c’est-à-dire la chaleur produite pour faire fonctionner les serveurs).

Ensuite, j’analyserai le travail mené aux échelles locale et nationale pour refaire des data centers des contributeurs importants aux impôts locaux, donnant à voir les agents territoriaux en prise avec l’administration fiscale et avec l’Assemblée Nationale. Enfin, l’attention portera sur les opérateurs de data centers eux-mêmes :

s’ils ont été présents jusqu’ici en creux, généralement en réaction vis-à-vis des cadrages et critiques qui leur étaient imposés, nous verrons comment le secteur du data center s’est réorganisé en 2016 pour se faire reconnaître auprès de l’État afin de trouver son soutien dans son implantation dans les territoires. Au travers de cette analyse, je montrerai que deux types de normalisation des data centers sont à l’oeuvre :

la première vise à aménager les data centers en tenant compte des préoccupations liées au changement climatique, et a pour objectif principal de raccorder les data centers aux réseaux de chaleur, une infrastructure urbaine symbolique de la transition énergétique (Rocher, 2013). Julia Valkova parle de « convergence infrastructurelle » pour désigner cet enchevêtrement dans lequel les infrastructures du numérique deviennent aussi des infrastructures pour d’autres réseaux plus anciens (Velkova, 2016).

Cette convergence infrastructurelle se heurte néanmoins à des tensions entre les exigences technico-économiques du développement d’un réseau de chaleur et celles des data centers. La seconde forme de normalisation entend agir sur les catégories administratives qui qualifient les infrastructures.

Il ne s’agira pas ici de réaliser une sociologie de l’État ou des instruments fiscaux, mais de voir que les requalifications administratives, qui peuvent à première vue sembler sans effet matériel évident sur les infrastructures, ont pourtant un pouvoir important dans la production de nouveaux appuis pour l’aménagement de la ville avec des data centers. Ces requalifications administratives offrent de nouvelles formes de stabilité et de légitimité pour ce secteur émergent, ainsi que de nouveaux intérêts à accueillir ces infrastructures pour les collectivités.

Formation et coursTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *