L’individu postmoderne : Narcisse jouisseur, mais anxieux et vide
Un nouvel individualisme naîtrait avec la postmodernité, moment de sortie, selon le philosophe Gilles Lipovetsky, de «l’ordre disciplinaire-révolutionnaireconventionnel5l » construit par la modernité, entraînant la désaffection et la désubstantialisation des institutions auparavant porteuses de sens et permettant à chacun d’affirmer librement son identitë2 • Ce nouveau rapport de l’être humain au monde, le penseur le nomme, dans L ‘ère du vide, le «procès de personnalisation» qui, condamnant la coercition, l’homogénéité et l’ austérité, valorise le choix, l’éclectisme, la séduction53 , la jouissance; le bien-être, la liberté et les intérêts de chacun paraissent plus que jamais au centre de tout54 . Cette donnée sociale prend tout de même racine dans la mode, phénomène moderne propulsant l’ autonomisation des individus 55 . Le caractère individualiste associé à la postmodernité se fonderait donc sur « l’extension de la logique de la mode à l’ensemble du corps social, lorsque la société tout entière s’est restructurée selon la logique de la séduction, du renouvellement permanent et de la différenciation marginales6. » Ainsi, le procès de personnalisation de la postmodernité aurait permis l’atteinte de l’ idéal démocratique moderne de l’autonomie individuelle à travers « le narcissisme, conséquence et manifestation miniaturisée du procès de personnalisation, symbole du passage de l’individualisme « limité » à l’individualisme « total », symbole de la deuxième révolution individualistes7. »
L’homme postmoderne incarne la figure mythologique de Narcisse, mais un Narcisse jouisseur, libertaire et décontracté né de « la nouvelle éthique permissive et hédonisteS8 » fondée par l’affranchissement des structures socialisantes et les valeurs associées au capitalisme et à la consommation de masse. L’ historien et sociologue américain Christopher Lasch parvient à cette même conclusion en étudiant les modifications psychologiques et culturelles de la modernisation du capitalisme en Amérique dans The Culture of Narcissism : American Life in an Age of Diminishing Expectationss9, dont les assertions sont partagées par Lipovetsky trois ans plus tard dans L ‘ère du vidéO. Lasch prétend que la société postmoderne est envahie par le Moi; la poursuite effrénée du bien-être immédiat devient sa principale obsession61 . Le rapport au temps et à la continuité historique se modifie : on refuse le passé, à l’instar des modernes, et on ne se préoccupe pas du futur, au contraire des modernistes futuristes, de sorte que le Moi vit dans l’instantanéité, dans l’immédiat62. L’expérience postmodeme du temps correspond au désir de son Narcisse qui veut atteindre le plaisir dans chaque dimension de son existence, «l’absolutisation du présent immédiat glorifiant l’authenticité subjective et la spontanéité des désirs, la culture du « tout, tout de suite », sacralisant les jouissances sans interdit, sans préoccupation des lendemains63 . » Cette recherche hédoniste ne peut être vécue dans un esprit d’ascèse, de rigueur ou discipline; ainsi émerge «cette nouvelle conscience cool et désinvolté4 . » Déchargé des idéaux révolutionnaires, il plonge dans une indifférence générale, faisant disparaître la valeur traditionnelle de l’effort65. La société adopte une attitude décontractée, la vie humaine est davantage centrée sur le personnel; néanmoins, cette dernière n’en est que plus vide66. L’obsession narcissique postmodeme découle bien de la personnalisation de la société, mais aussi de la popularité incontestable de la psychologie pour expliquer le monde67
• Un nouvel être humain voit le jour, absorbé par le besoin, le désir de prendre soin de soi: l’ homo psychologicus qui doit « être « plus » [lui]-même, à « sentir », à s’analyser, à se libérer des rôles et « complexes »68. » Sa quête première ne vise plus la reconnaissance sociale, mais la paix intérieure et la sécurité psychique, ce qui sousentend déjà que cet état est latent ou inexistant. La postmodemité serait une ère thérapeutique dans laquelle le repli sur soi amène à vivre mieux: L’atmosphère religieuse actuelle n’est pas religieuse mais thérapeutique. Ce que les gens cherchent avec ardeur aujourd’hui, ce n’est pas le salut personnel, encore moins le retour d’un âge d’or antérieur, mais la santé, la sécurité psychique, l’ impression, l’ illusion momentanée d’un bien-être personnel69.
La société branchée: technoculture et médias de masse
L’entrée dans une « ère de la technoculture98 » parait un trait dominant de la postmodemité et « tous les postmodemistes reconnaissent que l’ère postmodeme résulte de la mise en place de l’hégémonie technoscientifique (symbiose entre la science et la technique) » ; Boisvert utilise l’ expression « informatisation généralisée » pour nommer la montée vertigineuse de l’ informatique dans la société99. De cette réalité techno-informatisée naissent les médias de masseJOo, responsables de l’essor de la communication de masse 101, et « plusieurs postmodernistes affinnent que nous sommes actuellement [période postmoderne] à l’ère culturelle mass-médiatique 102. » Ce glissement est tout sauf imprévisible, il se fond dans la poursuite des idéaux modernes103 • On peut supposer que les technologies postmodernes se mettent au service de l’individualisme moderne: les avancées technoscientifiques améliorent la condition de vie des hommes; en revanche, les incidences ne peuvent pas être que positives. La révolution technologique aurait engendré une culture du vide, de l’image. Guy Scarpetta prétend que la nouvelle relation aux technologies fait entrer l’individu dans un monde de simulacres où la représentation et le réel se distinguent difficilement104 .
Dans une même perspective, Jameson qualifie la postmodernité de dephthlessness pour désigner cette culture de l’ image, du simulacre, entretenue par les technologies et les médias de masse 105, tout comme plusieurs intellectuels dénoncent l’abêtissement généralisé que la télévision et la publicité auraient provoqué 106 . La conception selon laquelle la consommation culturelle des médias de masse exprime le besoin de fuir son existence misérable et ennuyante, vide et sans aspiration profonde, demeure assez partagée lO7 : la culture d’ évasion ne sert qu’à assouvir jusqu’aux moindres désirs et fantasmes du Narcisse postmoderne. Le retentissement le plus inquiétant du virage technoscientifique est l’obsession du rendement et de l’ efficacité, amplification dangereuse de ce que Taylor nomme « la primauté de la raison instrumentale 108. »La valorisation de la nouveauté perpétuelle et le culte du présent représentent une autre transformation sous le mode de l’intensification: on ne peut nier «le rôle des nouvelles technologies (et de leur consommation) dans une postmodernité qui ne s’ intéresse à l’évidence plus à la thématisation et à la valorisation du Nouveau en tant que te1 109. »Selon Charles, cette recherche effrénée de nouveau efface également la valeur de la durabilité en faveur de l’éphémérité: «les techniques informatiques et communicationnelles ont dissous l’humanisme moderne en faisant prédominer les visions à court terme, rationnelles et pragmatiques, sur les visions à long terme, soucieuses d’universalité et de bonheur collectif »110. L’orientation technoculturelle et médiatique de la postmodernité participerait à «[c]ette aliénation de la nature humaine annihil[ant] le fantasme humaniste au profit d’un rationalisme technicien Ill. » Ce rationalisme transformera également la sphère religieuse et spirituelle de la postmodernité.
Le croire postmoderne : sortie de la religion et spiritualité individualisée Alors que la modernité souhaite s’affranchir des institutions religieuses, la postmodernité est le véritable moment de cette émancipation idéologique. Ce recul du discours structurant qu’est la religion, Marcel Gauchet l’identifie comme une discontinuité historique puisque le religieux, depuis les origines de l’humanité, occupait un « rôle dans cette structuration primordiale du champ collectifl12 »; il baptise cette nouvelle ère celle de la « sortie de la religion 113. » Peter Bürger explique que le phénomène de sécularisation est le « processus par lequel des secteurs de la société et de la culture sont soustraits à l’autorité des institutions et des symboles religieux l14• » Cette dynamique engendre une conséquence importante: la perte de repères, de références chez l’ individu, qui l’aident à se définir, à se construire; qui peut mener également à une perte du sens de l’existence: « le problème de soi pour soi [ . .. ] s’impose dans un univers où [sa] place ne [lui] est plus assignée clairement du dehors [institutions religieuses] 115. »
La fonction identitaire de la religion décline, mais elle n’implique pas la disparition de toute forme de croyance, au contraire: « Pour les postmodernistes, la postmodernité s’ est mise en place afin de pallier ce vide du nihilisme moderniste, car l’être humain a un besoin profond de croire en quelque chosel16• » Cette position nous parait une des premières, voire la seule, réelles oppositions du paradigme postmoderne par rapport au projet moderne. Néartmoins, la foi postmoderne ne ressemble en rien à celle qu’avait transmise la tradition: elle s’anime de mouvements intermittents et n’exerce plus sa fonction communautaire en raison de la désagrégation des collectivités occidentales depuis les années 1960117. Malgré le slogan alarmiste du déclin du religieux, associé à l’ère postmoderne, les adhésions religieuses ou spirituelles ne sont pas complètement disparues: Rien n’est plus étrange en ce temps planétaire que ce qu’on désigne par « retour du sacré» : succès des sagesses et religions orientales [ … ], des ésotérismes et traditions européennes [ … ], il s’agit là d’un phénomène très post-moderne en rupture déclarée avec les Lumières, avec le culte de la raison et du progrès 118.
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