Représentation des classes et portrait socio-économique de la Révolution Industrielle

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• La pauvreté volontaire, une philosophie anticapitaliste

Depuis le début de notre réflexion, nous ne cessons de parler de l’exclusion de Thoreau, à la fois poétique et politique. En réalité, la vie qu’il mène au bord du lac Walden repose sur un principe qu’il théorise dans son essai : la pauvreté volontaire. Ce principe fait écho à celui que l’on retrouve dans sa dernière œuvre, La vie sans principe338 : il y expose une série de principes qui ont régi sa propre vie, et qui, pour la plupart, rejettent purement et simplement l’implication de l’argent. Il ne peut y avoir de vie heureuse et vertueuse dans un monde d’argent, or la société du XIXe siècle repose sur ce fondement. Le travail conduit à la rémunération par l’argent, de même l’emploi d’un homme, le logement, la nourriture, l’existence sont contrôlés par un rapport à une valeur étalon. L’argent permet de déterminer ce que vaut un travail, et non pas s’il a été fait avec intérêt, passion, ou par pur appât du gain. Le monde, selon Thoreau, a perdu ses vocations, ses passions et sa réflexion : il s’enferme dans le milieu intellectuel préfabriqué et rassurant de la religion, compte sur la technologie, s’éloigne de la nature et lui préfère la consommation capitaliste. En ce sens, le philosophe dégage dans La vie sans principe une vue panoramique de ce que nous nommons aujourd’hui « le système » : cet espace de vie dans lequel nous existons pour faire circuler l’argent, en travaillant et en consommant, par nécessité de subsistance. Certains, dans ce monde, cherchent à être riches, d’autres craignent la pauvreté, sans comprendre qu’il ne s’agit que d’une déformation de l’esprit par le capitalisme. La pauvreté volontaire de Walden modifie l’orientation du prisme : on ne doit pas percevoir le manque d’argent comme une fatalité sociale, mais au contraire comme la possibilité d’une remise en question du système. Most of the luxuries, and many of the so called comforts of life, are not only not indispensable, but positive hinderances to the elevation of mankind. […] None can be an 338 Life without Principle est publié en 1862, juste avant la mort d’Henry David Thoreau. Il s’agit d’un essai, né d’une conférence donnée en 1854, qui énonçait des principes de vie censés guider l’individu dans la société, en l’encourageant à mener une vie honnête et lucide, loin de l’argent et du capitalisme. Thoreau y délivrait les conseils suivants : quitter ses zones de confort social, et ne pas s’y réfugier simplement parce qu’elles sont faciles ; ne pas travailler principalement pour un salaire, mais faire de son emploi un passe-temps, une passion ; dans l’ensemble, ne pas échanger sa vie et son temps contre de l’argent, ni proposer un tel accord à autrui en l’employant, s’il n’est intéressé que par l’argent ; ne pas se laisser dévorer par la politique et l’Etat ; ne pas confondre progrès de la civilisation et esprit commercial, car le commerce n’est pas nécessairement le progrès. Dans l’ensemble, Life without Principle ne bannit pas l’existence du capitalisme, mais tend à en minimiser l’impact sur l’individu. En ce sens, il s’agit d’une pensée anticapitaliste moderne, qui ne demande pas l’exclusion totale du monde commercial, mais simplement une vie plus responsable vis-à-vis de la consommation. Walden, pour sa part, évoque la solution plus radicale et misanthrope de l’exclusion. 148 Affirmation du capitalisme dans la littérature de la Révolution Industrielle FAUBERTEAU Romain – Master 2 Littératures Françaises et Comparées impartial or wise observer of human life but from the vantage ground of what we should call voluntary poverty339. Traduction : La plupart des luxes et presque tout ce qu’on appelle le confort de l’existence sont non seulement des choses superflues, mais d’authentiques obstacles à l’élévation de l’humanité. […] Personne ne saurait être un observateur impartial ou sage de la vie humaine, sinon en se situant du point de vue de ce que nous devrions nommer la pauvreté volontaire340. La pauvreté volontaire (« voluntary poverty ») a pour but de transformer positivement une valeur perçue comme étant négative, principalement parce que la société capitaliste définit la richesse comme Souverain Bien341 moderne. Or, le rejet du luxe (« comforts of life ») est perceptible d’une autre manière : dans une optique minimaliste, il ne faut rien désirer de superflu, car les plaisirs viennent par l’élévation de l’esprit, et non par la possession matérielle. Comme il l’est dit dans Walden et La vie sans principe, Thoreau a construit sa propre demeure car elle est nécessaire pour le protéger des intempéries ; il ne l’a pas acheté, ni bâti par vanité, afin de l’exhiber comme atour social. La valeur de son travail n’est pas monnayable, et la reconnaissance vient de l’effort, non du prix. Souffrir de la pauvreté, pour Thoreau, c’est souffrir d’une habitude capitaliste qui nous pousse à consommer, à désirer et à acheter, raisons pour lesquelles nous travaillons parfois toute une vie, sans passion ni intérêt, afin d’acquérir un salaire. La privation du superflu n’est pas une privation, dans l’esprit d’un minimaliste, car le non-nécessaire n’a pas sa place dans son univers. Yet men have come to such a pass that they frequently starve, not for want of necessaries, but for want of luxuries; and I know a good woman who thinks that her son lost his life because he took to drinking water only342. Traduction : Pourtant, les hommes sont tombés si bas qu’ils souffrent souvent de la faim, non par manque des aliments nécessaires, mais par manque des produits de luxe ; et je connais une brave femme qui pense que son fils est mort parce qu’il ne s’est mis à boire que de l’eau343. On retrouve ici l’opposition entre le nécessaire (« necessaries ») et le luxe (« luxuries »). L’exemple final témoigne bien d’une forme de condescendance à l’encontre des pauvres, 339 Op.cit. Henry David Thoreau, Walden ; or Life in the Woods, p.14 340 Op.cit. Henry David Thoreau, Walden, p.23 341 Selon la doctrine aristotélicienne du plaisir, le Souverain Bien est un bien parfait qui, une fois atteint, se suffit à lui-même, non pas pour un seul homme mais également pour la communauté tout entière, étant donné que la nature humaine se base nécessairement sur un modèle social et politique avant un modèle individuel. Notons que dans cette doctrine, le bonheur n’est pas un moyen mais une fin en soi. Au XIXe siècle, la possession d’un capital recoupe un certain nombre de ces caractéristiques, et mériterait donc, d’une certaine manière, l’appellation de Souverain Bien. (Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, éd. Jules Tricot, Paris, J. Vrin, 1959.) 342 Op.cit. Henry David Thoreau, Walden ; or Life in the Woods, p.47 343 Op.cit. Henry David Thoreau, Walden, p.73 149 Affirmation du capitalisme dans la littérature de la Révolution Industrielle FAUBERTEAU Romain – Master 2 Littératures Françaises et Comparées pas encore éclairés par le minimalisme, qui désirent toujours au-dessus de leurs moyens sans comprendre que la pauvreté est davantage une solution qu’un problème. L’anecdote de la brave femme (« good woman ») n’est qu’un exemple par l’absurde qui démontre que boire de l’eau, disponible partout dans la nature, n’est pas plus néfaste que de payer une bouteille d’alcool, au contraire. On retrouve le même argument lorsque, dans Walden, Thoreau raconte sa rencontre avec une famille de pauvres Irlandais qui, s’ils l’avaient voulu, auraient pu adopter le même mode de vie que lui et ne plus avoir à travailler pour un salaire de misère. Vivre de la pêche, de la chasse et autres activités hors de la société, toutefois, relève de la désobéissance consciente à l’autorité de l’Etat, à moins de réaliser cela sur une propriété privée, comme c’est le cas pour Thoreau. Son expérience de la pauvreté volontaire, aussi intéressante qu’elle soit philosophiquement, ne propose qu’un modèle d’échappatoire, mais n’a pas une valeur universelle, ni une prétention absolue. Qui plus est, notons que l’exposition d’un livre de compte au sein de l’essai est une preuve que, malgré sa volonté, le philosophe n’a pas réussi à se détacher totalement de l’argent. Il ne parvient qu’à minimiser l’impact de l’économie sur sa vie, mais a besoin de la société pour se procurer des matières premières ; le commerce, sous sa forme primitive, persiste donc, sans pour autant relever totalement du capitalisme. Toutefois, la théorie de la pauvreté volontaire connaît une postérité jusqu’à nos jours, car ses possibilités d’applications restent multiples, et reposent souvent sur le principe de la désobéissance civile344, adorée de Thoreau. Il s’agit donc d’une échappatoire possible que de limiter sa consommation au strict minimum – voire aux matières premières, afin de produire soi-même de quoi subvenir à ses besoins, et donc retrouver une valeur autre que la valeur financière. Cependant, cette pratique concerne l’individu, et implique une exclusion assez radicale, presque misanthrope, qui pourrait ressembler, d’une certaine manière, à la vie sauvage d’un Robinson Crusoé.

Table des matières

Introduction : Avènement du capitalisme à l’ère industrielle en Occident
1- Histoire(s) et définition(s) du capitalisme
2- La Grande-Bretagne, berceau de la Révolution Industrielle : entre économie de marché
contestations sociales
3- Expansion de l’industrialisme et conflits sociaux dans la France du XIXe siècle
4- Les Etats-Unis : jeunesse d’une nation et fondation du temple capitaliste
5- Capitalisme et littérature industrielle au XIXe siècle
I- Littérature et évolutions sociales : le nouveau système économique du XIXe siècle vu par les romans de la Révolution Industrielle
A- La littérature du XIXe siècle, témoin de la conception d’une société moderne
1- Elizabeth Gaskell et le roman industriel à l’ère victorienne
 Genèse et écriture de Nord et Sud
 Elizabeth Gaskell, une autrice à l’époque victorienne
2- Des sciences empiriques à l’économie dans Les Cinq Cents Millions de la Bégum
 La genèse atypique des Cinq Cents Millions de la Bégum
 Jules Verne et l’Atlantide à l’ère industrielle : lectures et analyses de l’oeuvre
3- Walden : l’inclassable ouvrage
 Le lac Walden, une porte spirituelle pour les transcendentalistes ?
 Le caractère polymorphique de Walden
B- Le capitalisme en toutes lettres : avatars littéraires d’un système socio-économique
1- La Bourse, temple moderne de la Fortune : spéculations, profits et échappatoire
 Fortune et Folie dans Les Cinq Cents Millions de la Bégum
 Condamnation morale et religieuse de la spéculation à l’époque victorienne
 Thoreau à Walden : échappatoire de la société moderne et critique du temple de la finance
2- Le locus horribilis industriel au coeur d’une écriture du contre-nature
 Le cauchemar de la Cité de l’Acier
 La déchéance des Hale à Milton
3- Les rouages techniques d’une production économique
 Critique d’un outil dénaturé
 Manufactures et production de masse dans la fiction
4- Une conception littéraire de la nature en contre-point du capitalisme
 L’espace poétique de Walden
 Contrebalancer l’horreur du charbon et de l’acier dans le roman industriel
II- Représentation des classes et portrait socio-économique de la Révolution Industrielle
A- Reconstruction sociale autour du capitalisme industriel
1- Extinction aristocratique et triomphe de la bourgeoisie marchande
 Une vieille aristocratie sur le déclin
 Patronats et manufacturiers : une nouvelle bourgeoisie capitaliste
2- Lutte des classes et émergence du socialisme
 Le roman social face au capitalisme
 L’expérience vernienne de la pauvreté
 Hiérarchie socio-capitaliste et poétique de la pauvreté
3- Démon de l’argent et théâtre social
 Thoreau et la mascarade sociale
 Perception sociale et situation financière
4- Survire hors du système : une fuite en avant proposée par la littérature
 La pauvreté volontaire, une philosophie anticapitaliste
 Margaret Hale, une héroïne anticapitaliste ?
 Le progrès scientifique comme progrès moral, malgré tout ?
B- L’écriture des opprimés : critique du patriarcat et de la domination occidentale
1- Patriarcat et société capitaliste
 L’idéal féminin dans Nord et Sud
 Le mariage de Marcel Bruckmann
2- Economie et domination occidentale
 La question de l’esclavage aux Etats-Unis à la veille de la Guerre de Sécession
 Le cas des immigrés irlandais
 Racisme et esprit colonial chez Jules Verne
Conclusion : Le capitalisme, ce grand scandale silencieux de l’Occident ?
Annexes
Ressources annexes 1
Ressource annexe 2
Ressource annexe 3
Document annexe 4
Références bibliographiques
Remerciements

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