REPENSER LES PROCESSUS OPÉRATIONNELS

REENGINEERING LE CHEMIN DU CHANGEMENT

S’il fallait définir en quelques mots le Reengineering de l’entreprise, nous proposerions « recommencer à zéro ». Le Reengineering (on pourrait en bon français parler de « reconfiguration majeure », et nous utiliserons parfois le verbe reconfigurer ») ne consiste pas à rafistoler l’existant ni à le modifier une énième fois sans toucher à la structure de base. Il ne consiste pas à redistribuer les systèmes en place dans l’espoir d’améliorer leur fonctionnement. Il consiste à renoncer aux procédures établies de longue date et à jeter un regard neuf sur le travail nécessaire pour créer le produit ou le service de l’entreprise et satisfaire son client. Cela revient à se poser la question suivante : « Si je recréais cette entreprise aujourd’hui, sachant ce que je sais et compte tenu de la technologie actuelle, à quoi ressemblerait-elle ? » Reconfigurer une entreprise signifie se débarrasser des systèmes anciens pour repartir de zéro. Pour y parvenir, il faut commencer par le commencement et inventer une meilleure façon de faire son métier.
Cette définition approximative convient parfaitement dans la conversation, car elle donne aux gens une idée de ce que nous entendons par Reengineering en action. Mais elle n’est pas suffisante pour celui qui veut appliquer le Reengineering à une entreprise.
Comment une entreprise reconfigure-t-elle ses modes de fonctionnement ? Par où commencer ? Qui est concerné ? Où trouver des idées de changement radical ?
Nous avons scruté les réponses que les entreprises, en tâtonnant, apportent à ces questions. Nous avons conseillé des entreprises qui ont opéré de tels changements, et nous en avons observé d’autres. De leur expérience et de la nôtre, nous avons tiré la notion de Business Reengineering, que nous avons développée jusqu’à en faire une méthode de réinvention de l’entreprise. Avec les sociétés que nous avons accompagnées, nous avons développé un ensemble de techniques permettant de mener à bien ce processus. Il ne s’agit pas de formules toutes faites mais d’outils à la disposition des entreprises pour réinventer la façon dont elles exercent leur activité.
Ce que nous-mêmes et nos clients avons tiré de ces techniques est encourageant. Utilisées à bon escient — c’est-à-dire avec intelligence et imagination — elles se révèlent efficaces et peuvent déboucher sur de stupéfiantes améliorations des performances. Tout le reste de ce livre est consacré au Reengineering et aux moyens de le réussir dans une entreprise.

UNE DÉFINITION FORMELLE DU REENGINEERING

Commençons donc par donner une définition plus satisfaisante. Le « Reengineering », à proprement parler, est « une remise en cause fondamentale et une redéfinition radicale des processus opérationnels pour obtenir des gains spectaculaires dans les performances critiques que constituent aujourd’hui les coûts, la qualité, le service et la rapidité ». Cette définition contient quatre mots clés.
Mot clé : fondamentale
Le premier mot clé est fondamentale. Les dirigeants qui s’engagent dans un Reengineering doivent se poser les questions les plus élémentaires sur leur entreprise et sur sa façon de fonctionner : Pourquoi faisons-nous ce que nous faisons ? Et pourquoi le faisons-nous comme nous le faisons ? Ces questions essentielles obligent les gens à considérer les règles e présupposés tacites qui sous-tendent leur façon de gérer leurs activités.
Souvent, ces règles se révèlent obsolètes, erronées ou inadaptées.
Reconfigurer, c’est d’abord renoncer aux présupposés et principes établis ; en fait, les entreprises qui entreprennent un Reengineering doivent se garder des idées reçues déjà contenues dans la plupart des processus eux-mêmes. Se demander : « Comment assurer plus efficacement la vérification du crédit client ? » présuppose qu’il soit nécessaire de vérifier le crédit client. Dans bien des cas, le coût de cette vérification risque pourtant d’excéder celui des impayés qu’elle permet d’éviter. Lors d’un Reengineering, on commence par déterminer ce qu’une entreprise doit faire avant de dire comment elle doit le faire. Le Reengineering ne tient rien pour acquis. Il ignore ce qui est et s’attache à ce qui devrait être.
Mot clé : radicale
Le second mot clé de notre définition est radicale, qui vient du latin « radix », racine. Opérer une remise en cause radicale signifie aller aux racines des choses : non pas apporter des changements superficiels ou bricoler l’existant, mais faire place nette des vieilleries. Par remise en cause on entend ici négliger toutes les structures et procédures existantes pour inventer des façons entièrement nouvelles d’accomplir son travail. Le Reengineering se veut réinvention de l’entreprise, et non amélioration, renforcement ou modification de celle-ci.
Mot clé : spectaculaire
Le troisième mot clé est spectaculaire. Le Reengineering ne vise pas à réaliser des améliorations marginales ou additionnelles mais à provoquer un bond quantitatif des performances. Si une entreprise est à 10 % de son objectif, si elle a des coûts 10 % trop élevés, si sa qualité est de 10 % trop faible, si elle doit améliorer de 10 % son service à la clientèle, elle n’a pas besoin d’un Reengineering. Des méthodes plus traditionnelles, de la remotivation des troupes aux programmes d’amélioration de la qualité sont susceptibles de combler un écart de 10 %. Il ne faut engager un Reengineering que s’il est nécessaire de frapper un grand coup. Pour réaliser une amélioration marginale, des ajustements suffisent ; pour obtenir une amélioration spectaculaire, il faut démolir l’ancien et bâtir du neuf à la place.
D’après notre expérience, les entreprises qui entreprennent un Reengineering peuvent être regroupées en trois catégories. Il y a d’abord celles qui éprouvent de graves difficultés. Elles n’ont pas le choix. Si les coûts d’une société sont plusieurs fois supérieurs à ce que sa concurrence ou son modèle d’activité permettent, si son service à la clientèle est à ce point désastreux que les clients s’en plaignent ouvertement, si le taux de panne de son produit est deux, trois ou cinq fois supérieur à celui des concurrents, autrement dit si ses performances doivent changer d’échelle, cette société exige à l’évidence un Reengineering. Tel était le cas de Ford Motor Company au début des années 80. Viennent ensuite les entreprises qui n’ont pas encore de problèmes mais dont les dirigeants se rendent compte qu’elles vont en avoir. Aetna en a donné un exemple dans la seconde moitié des années 80. Sans doute les résultats financiers paraissent-ils satisfaisants pour l’instant, mais on voit monter à l’horizon des nuages — nouveaux concurrents, évolution des besoins ou des caractéristiques de la clientèle, transformation de l’environnement réglementaire ou économique — annonciateurs d’un orage qui pourrait bouleverser les bases sur lesquelles la société a fondé sa réussite. Ces entreprises ont suffisamment de recul pour entreprendre leur Reengineering avant que l’adversité ne les frappe.
La troisième catégorie d’entreprises justiciables d’un Reengineering regroupe celles qui sont au mieux de leur forme. Aucune difficulté n’est discernable, ni actuellement ni à l’horizon, elles ont des dirigeants ambitieux et ardents. Hallmark et Wal-Mart en sont des exemples. Les sociétés de cette troisième catégorie voient dans le Reengineering une opportunité de conforter leur avance sur la concurrence. En améliorant encore leurs performances, elles cherchent à placer la barre encore plus haut pour les concurrents et à rendre la vie plus difficile pour tous les autres. Evidemment, il est pénible d’opérer un Reengineering quand on est en position de force. Pourquoi modifier les règles quand la situation vous sourit ? On dit parfois qu’une société qui réussit vraiment se reconnaît à ce qu’elle est prête à abandonner ce qui marche depuis longtemps.
Une entreprise réellement ambitieuse ne se contente jamais de ses performances actuelles. Elle abandonne de son plein gré des pratiques depuis longtemps fructueuses avec l’espoir et la conviction qu’elle fera mieux encore.
Nous dirions que ces trois types d’entreprises se distinguent ainsi : Celles de la première catégorie sont dans une situation désespérée ; elles ont heurté un mur et gisent à terre. Celles de la seconde catégorie roulent à bonne vitesse mais voient quelque chose venir vers elles dans le halo de leurs phares ; serait-ce un mur ? Celles de la troisième catégorie se promènent par un clair après-midi, sans obstacle en vue. C’est le moment rêvé, se disent-elles, pour dresser un mur entre les autres et nous.
Mot clé : processus
Le quatrième mot clé de notre définition est processus. Il en est aussi le mot le plus important, et c’est celui qui pose le plus de problèmes aux dirigeants d’entreprises. La plupart d’entre eux ne raisonnent pas en termes de processus ; ils se polarisent sur les postes, les tâches, les gens, les structures, mais pas sur les processus.
Un processus opérationnel est une suite d’activités qui à partir d’une ou plusieurs entrées (inputs) produit un résultat (output) représentant une valeur pour un client. Nous avons montré au chapitre 1 ce qu’est un processus en évoquant le traitement des commandes, qui est déclenché par la commande et qui a pour résultat la livraison des biens demandés. Autrement dit, c’est la livraison au client des biens commandés qui constitue la valeur créée par le processus.
Influencés par l’idée d’Adam Smith sur la division du travail en ses tâches les plus simples, assignées chacune à un spécialiste, les entreprises modernes et leurs dirigeants se focalisent sur les tâches individuelles du processus – réception du bon de commande, prélèvement des marchandises dans un entrepôt, etc. – et ont tendance à perdre de vue l’objectif d’ensemble, qui est de faire parvenir les biens au client qui les a commandés. Les tâches individuelles participant au processus sont importantes, mais aucune d’elles ne vaut quoi que ce soit aux yeux du client si le processus dans son ensemble ne fonctionne pas – c’est-à-dire s’il n’aboutit pas à la livraison des marchandises.
Pour illustrer comment fonctionne le Reengineering et ce à quoi il peut aboutir, nous ferons appel à trois exemples. Lisez-les en gardant à l’esprit les quatre mots clés qui caractérisent le Reengineering — fondamental, radical, spectaculaire et processus — mais plus particulièrement le mot « processus ». Un raisonnement centré sur les tâches — la fragmentation du travail en ses composants les plus simples, confiés à des travailleurs spécialisés — influence depuis deux cents ans les organigrammes des entreprises. Une évolution vers une réflexion en termes de processus est déjà en cours : c’est ce que démontrent les changements radicaux opérés par des sociétés aussi en vue que IBM Credit, Ford Motor ou Kodak.

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L’exemple de IBM Credit

Notre premier cas concerne IBM Credit Corporation, filiale à 100 % d’IBM, qui, si elle était indépendante, figurerait parmi les cent premières sociétés de service américaines. IBM Credit a pour vocation le financement des ordinateurs, logiciels et services vendus par IBM Corporation. IBM est très attaché à cette activité, car le financement des équipements est un métier extrêmement rentable.
A ses débuts, IBM Credit fonctionnait de façon absolument courtelinesque. Lorsqu’un vendeur d’IBM téléphonait pour une demande de crédit, l’une des quatorze personnes assises autour d’une table de réunion dans les bureaux de la compagnie décrochait le téléphone et enregistrait la demande sur une feuille de papier. Telle était la première étape.
Au cours de la seconde étape, quelqu’un montait cette feuille de papier à l’étage au-dessus, au service du crédit, où un spécialiste saisissait l’information à l’aide d’un système informatisé et contrôlait le montant du crédit susceptible d’être accordé au demandeur. Il inscrivait ce montant sur la feuille de papier et la transmettait au maillon suivant, le service des engagements.
Le service des engagements, troisième étape, était chargé d’adapter les conditions du prêt en fonction de ce que demandait le client. Après quoi, un agent du service joignait ces clauses particulières au formulaire de demande.
Puis la feuille de papier passait à un tarificateur, quatrième étape, qui enregistrait les données sur son micro-ordinateur pour déterminer à l’aide d’un tableur le taux d’intérêt applicable. Il inscrivait ce taux sur un nouveau formulaire. La liasse parvenait alors entre les mains du service administratif, cinquième étape.
Là, un rédacteur établissait à l’aide de ces différentes informations une lettre de proposition, qu’on expédiait au vendeur par Federal Express.
L’ensemble du processus demandait en moyenne six jours, mais il exigeait parfois jusqu’à deux semaines. De l’avis des vendeurs, ce délai était trop long, car il laissait au client six jours pour trouver une autre source de financement, se laisser séduire par un autre vendeur de matériel ou tout simplement renoncer à l’opération. C’est pourquoi les commerciaux téléphonaient sans relâche pour demander : « Où en est ma demande, et quand allez-vous me donner une réponse ? » Naturellement, personne n’en avait la moindre idée, car la demande était perdue quelque part dans la chaîne.
Dans l’espoir d’améliorer ce processus, IBM Credit essaya différents remèdes. On décida de créer un bureau de contrôle qui serait en mesure de répondre aux questions des commerciaux sur l’état d’avancement de leurs demandes. Au lieu de faire suivre le dossier, chaque service devait le retourner au bureau de contrôle où avait été enregistré l’appel d’origine. Là, un agent notait l’étape achevée avant de réexpédier le dossier vers la suivante. Ce palliatif régla effectivement un problème : le bureau de contrôle savait où chaque demande en était dans le labyrinthe et pouvait renseigner le vendeur. Malheureusement, cette information était obtenue au prix d’un allongement du temps total de traitement.
Un beau jour, deux cadres supérieurs de IBM Credit décidèrent de s’attaquer au problème. Ils prirent une demande de financement et suivirent eux-mêmes son cheminement d’étape en étape, en demandant aux agents de chaque bureau de laisser de côté ce qu’ils faisaient et de traiter leur demande comme ils le feraient normalement, en évitant seulement de la faire attendre dans une pile de papiers. Ils constatèrent ainsi que le travail réel ne durait au total que quatre-vingt-dix minutes – une heure et demie. Le restant – à cette époque plus de sept jours en moyenne – représentait le temps nécessaire à la transmission des formulaires entre les services. Les dirigeants avaient ainsi mis le doigt sur le noeud du problème, le processus global d’octroi des crédits. Bien entendu, si par quelque coup de baguette magique la société avait pu doubler la productivité de chacun de ses agents, le temps de traitement total aurait été ramené à quarante-cinq minutes. Le problème ne résidait pas dans les tâches ni dans les gens qui en étaient chargés mais dans la structure même du processus. Autrement dit, c’était le processus qu’il fallait changer, non ses différentes étapes.
En fin de compte, IBM Credit remplaça ses spécialistes (vérificateurs, tarificateurs, etc.) par des généralistes. Désormais, au lieu de faire passer la demande de bureau en bureau, un unique agent, intitulé deal structurer, traite toute la demande du début à la fin : il n’y a plus de manipulations.
Comment était-il possible qu’un unique généraliste remplace quatre spécialistes ? L’ancien processus avait en fait été conçu à partir d’une hypothèse bien admise (mais bien cachée) selon laquelle chaque demande était particulière, difficile à traiter, et exigeait donc l’intervention de quatre spécialistes parfaitement formés. C’était faux : la plupart des demandes étaient simples et sans complication. L’ancien processus avait été conçu de manière à pouvoir traiter sans peine les demandes les plus délicates que les dirigeants aient pu imaginer. Lorsque les cadres supérieurs de IBM Credit étudièrent le travail des spécialistes, ils s’aperçurent que, pour sa plus grande part, ce n’était guère plus que du travail de secrétariat : rechercher la notation du client dans une base de données, saisir des données pour alimenter un modèle standardisé, extraire d’un fichier des clauses toutes rédigées. Ces tâches sont à la portée d’une même personne pour peu qu’elle dispose d’un système informatisé suffisamment convivial lui permettant d’accéder à la totalité des données et outils utilisés par les spécialistes.

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