Repenser la culture des enfants qui grandissent en migrancy
Repenser la culture
En partant de la prémisse que la culture n’est pas statique, homogène et cohérente (AbuLughod, 1991), cette étude mobilise des approches théoriques pour proposer une alternative afin de repenser la culture, approches qui sont présentées dans cette partie. Dé-essentialiser la culture et les différences culturelles Dans une approche qui mobilise des éléments de la psychologie et de l’anthropologie, Rogoff essaye de comprendre le rôle de la culture dans le développement de l’enfant, et notamment dans ses apprentissages. Le développement humain est, selon elle, un processus culturel. Son ouvrage The Cultural Nature of Human Development (Rogoff, 2003) montre comment les individus se développent en tant que participants à des communautés culturelles. Afin d’utiliser le langage et d’autres outils culturels et d’apprendre les uns des autres, les individus s’appuient sur l’héritage culturel et biologique. Au lieu de considérer les façons de faire spécifiques à une certaine communauté comme étant « naturelles », l’auteure les considère comme des possibilités de faire (Rogoff, 2003, p. 3), pour ainsi mettre en question les postulats incontestés issus des pratiques d’une communauté. En partant d’exemples concrets, elle montre que les objectifs du développement humain varient considérablement en fonction des traditions culturelles et des situations des différentes communautés, qui sont continuellement en train de changer. Par exemple, plusieurs études mettent en lumière l’âge à laquelle l’enfant devrait avoir certaines compétences. L’approche culturelle du développement proposée par Rogoff montre que différentes communautés culturelles peuvent avoir des attentes concernant la participation des enfants à certaines activités à des moments très différents de leur enfance, et considérer les « calendriers » de développement dans d’autres communautés comme surprenants ou même dangereux (Rogoff, 2003, p. 4). Il s’agit donc des variations culturelles de représentations de l’enfance et du développement. Ainsi, aux États-Unis et en Angleterre les enfants sont considérés comme étant incapables des garder d’autres enfants, et cela jusqu’à l’âge de 14 ans. Dans d’autres communautés culturelles, les enfants commencent à être responsables de leurs frères et sœurs entre 5 et 7 ans, comme dans la communauté Maya de Guatemala, ou même avant cet âge, comme dans la communauté 43 Kwara d’Océanie, où les enfants travaillent dans les jardins et à la maison et prennent soin de leurs frères et sœurs dès leurs 3 ans. Rogoff s’appuie sur les travaux du psychologue russe Vygotski (1978) et sa théorie socioculturelle du développement. Contrairement aux théories du développement qui traitent l’individu séparé de son contexte social et culturel, l’approche de Vygotski suppose que le développement de l’individu doit être considéré dans son contexte social, dans le cadre des institutions qu’il fréquente et dont il fait partie. L’enfant a un rôle actif dans le développement humain et son développement social est le résultat de l’activité collective, activité qui est située dans une société, à travers les interactions avec les autres. Selon Vygotski, dans l’appropriation de la culture par l’individu, le langage joue un rôle essentiel, qui est à la fois un outil pour participer au sein d’une communauté et un porteur de codes culturels, outre son rôle cognitif. L’enfant acquiert et utilise la langue et ainsi reproduit une culture construite depuis des générations. Les enfants apprennent à utiliser les outils de réflexion à travers leurs interactions avec des adultes et des pairs dans le cadre de la zone proximale de développement. Selon Vygotski, s’engager dans des interactions avec d’autres pairs plus expérimentés, ou des parents ou des enseignants, permet à l’enfant de mieux apprendre, par rapport à des interactions avec des enfants d’un même niveau cognitif. Dans la même lignée, Rogoff souligne dans ses démarches théoriques l’importance de l’activité collective de l’enfant avec ses pairs et les adultes. Elle affirme que « le développement humain est un processus de participation des personnes aux activités socioculturelles de leurs communautés » (Rogoff, 2003, p. 52). Elle suggère d’étudier le développement de l’enfant et son engagement dans les activités socioculturelles en prenant en compte à la fois la communauté, la dimension interpersonnelle et celle individuelle au sein des activités collectives (Rogoff, 1996).
Apprendre en participant aux pratiques culturelles
Les enfants développent leur répertoire culturel à travers leur participation aux pratiques quotidiennes dans les différents contextes qu’ils fréquentent. Dans mon étude, il s’agit d’explorer leurs expériences observées à l’école maternelle, ainsi qu’au sein de la famille, comme racontées par les parents. La participation des enfants est considérée comme un processus d’apprentissage essentiel. Selon Brougère (2002a, 2011, 2012), l’apprentissage par 48 participation a lieu dans les différents mondes sociaux où l’enfant agit, et notamment dans les situations de la vie quotidienne (mais également à l’école qui se caractérise aussi par des situations non formalisées ). « (…) l’enfant apprend à travers des situations de la vie quotidienne qui n’ont rien d’éducatif a priori : conversations, promenades, télévision et autres spectacles, activités de la vie quotidienne. » (Brougère, 2002a, p. 11) La petite enfance constitue en particulier un moment propice pour observer des aspects concernant le développement des répertoires, notamment quand se réalise la transition entre le milieu domestique et celui scolaire, où les changements se produisent dans la vie sociale de l’enfant et où il doit faire face à une langue et une culture plus ou moins nouvelles pour lui. Ces contextes sociaux offrent à l’enfant la possibilité de s’engager et de participer, pouvant ainsi apprendre des pratiques culturelles spécifiques. Pour Brougère (2012, p. 3), apprendre par participation : « implique de faire avec (observer, essayer, prendre en charge des tâches faciles pour commencer, être soutenu et guidé pour faire, être impliqué dans une tâche collective, progresser dans la maîtrise de la performance, etc.) et s’accommoder de modalités différenciées de participation (avec une place donnée dans certaines situations à l’apprenti, à celui qui ne sait pas encore). » Dans ses recherches auprès des enfants, Rogoff illustre comment les pratiques culturelles auxquelles participent les enfants s’imprègnent dans leur quotidien à travers des routines considérées comme allant de soi, en fonction des contextes culturels. Elle donne l’exemple des routines des enfants appartenant à des classes moyennes nord-américaines, par exemple des histoires au coucher, ou le fait de dormir dans une pièce séparée (Rogoff et al., 2007). La participation à ce type de routines quotidiennes, rencontrées dans l’espace familial, ainsi que d’autres dans le cadre des institutions éducatives, contribuent à l’apprentissage des normes et des valeurs de contextes socio-culturels où elles ont lieu. Dans cette perspective, la notion d’apprentissage par participation peut être mobilisée dans mon travail pour redéfinir la socialisation comme participation (Brougère, 2011), sans entrer dans des débats concernant les différentes définitions de la socialisation, et se focaliser plutôt sur la participation et les apprentissages situées. Les enfants de migrants participent à des pratiques culturelles au sein de leur famille et du cadre de l’école maternelle, ce qui offre des occasions d’apprentissages culturels. Les comportements, les coutumes, les traditions, les règles d’une culture peuvent 49 être apprises, et la culture peut changer (Abu-Lughod, 1991). C’est dans cette dynamique que les enfants de migrants construisent un répertoire hybride de pratiques.
La culture comme expériences incarnées et situées
Dans « Writing Against Culture » (Écrire contre la culture), Abu-Lughod (1991) s’attache à critiquer le concept de culture tel qu’il est souvent utilisé par les anthropologues culturels, comme un outil qui les placent dans une position d’autorité. Selon Abu-Lughod (1991, p. 446) « la culture agit dans le discours anthropologique pour renforcer des séparations entre soi et autrui, ce qui crée inévitablement des hiérarchies ». En citant l’ouvrage Writing Culture (Écrire la culture) (Clifford & Marcus, 1986), une collection d’essai qui met en question les écrits ethnographiques de l’anthropologie culturelle, Abu-Lughod réclame l’absence de deux groupes de cet ouvrage, groupes qui contribueraient à la critique des travaux portant sur la culture. Il s’agit des féministes et des « halfies » (moitiés) qui sont « des personnes dont l’identité nationale ou culturelle est mixte due à la migration, à l’éducation à l’étranger ou à la filiation » (Abu-Lughod, 1991, p. 446). Ces catégories permettent une mise en question des frontières entre soi et les autres, et ainsi de réfléchir sur la nature conventionnelle et les effets politiques de cette distinction, pour repenser le concept de culture. Les féministes et les halfies critiquent une vision rigide, stricte et homogène de la culture, cet outil anthropologique qui créé l’autre et la différence, et implicitement une relation de pouvoir. Pour cette raison, l’auteure suggère que les anthropologues devraient envisager des stratégies pour écrire contre la culture. Abu-Lughod suggère trois stratégies pour confronter le concept de culture et ses effets problématiques de positionnalité, notamment les inégalités. La première stratégie vise à démonter des discussions théoriques sur le concept de culture en se concentrant davantage sur les pratiques et les discours des individus. La deuxième stratégie souligne l’importance des connexions locales, nationales et mondiales contemporaines et historiques pour mettre en question la culture, comme entité homogène d’une certaine communauté. La troisième stratégie consiste dans l’écriture des « ethnographies du particulier », qui reconnaissent que toutes les études et analyses sont partielles et positionnées (Abu-Lughod, 1991, p. 473). Abu-Lughod propose une perspective proche de l’approche de Rogoff sur la culture comme expérience des pratiques culturelles, en redéfinissant ce terme comme étant des expériences incarnées des individus ayant des vies humaines particulières et participants à des pratiques 50 recréées en permanence par des personnes ayant des relations sociales. Elle propose une stratégie pour écrire contre la culture comme entité homogène, afin d’éviter la généralisation. La généralisation, comme utilisée dans les écrits en sciences sociales n’est plus considérée comme étant une description neutre (Foucault, 1975; Said, 2006), et dans le cadre d’une science qui se veut objective, elle implique un langage de pouvoir. Un autre problème de la généralisation que l’auteure signale est qu’elle représente les effets d’homogénéité, de cohérence et d’intemporalité qu’elle produit. La réalité est caractérisée par des exceptions et des nuances au sein des contextes culturels, que la généralisation risque d’effacer. « Quand on généralise des expériences et des conversations avec un certain nombre de personnes spécifiques dans une communauté, on a tendance à aplanir les différences entre eux et les homogénéiser. L’apparente absence de différenciation interne rend plus facile le fait de concevoir un groupe de personnes comme un groupe distinct, une entité homogène, comme « le nuer », « les balinais » et « les bédouins d’Awlad Ali », qui font cela et qui ont telles ou telles croyances. L’effort de produire des descriptions ethnographiques générales de croyances ou d’actions des personnes tend à atténuer les contradictions, les conflits d’intérêts, les doutes et les querelles, sans parler de l’évolution des motivations et des circonstances. » (AbuLughod, 1991, p. 475) Ainsi, l’auteure propose une ethnographie du particulier selon laquelle les individus occupent des positions particulières dans un temps et un lieu spécifique, la réalité quotidienne de chacun étant unique et distincte. Il faudrait donc focaliser l’analyse sur des personnes et raconter les expériences des individus particuliers, dans des lieux et des périodes de temps déterminés. Cette approche bouleverserait, selon elle, les connotations négatives portées par le terme de culture, notamment l’homogénéité, la cohérence et l’atemporalité. Mon étude se focalisera ainsi sur l’analyse des pratiques des enfants, en tant que personnes singulières, dans des contextes spécifiques (des classes d’école maternelle à S) et pendant des périodes de temps précises (première et, en partie, deuxième année de l’école maternelle). Elle contribue à lutter aussi contre une perspective illusoire de l’homogénéité de l’enfance (Danic et al., 2006).