Rencontres numériques réelles et itinéraires potentiels des élèves au collège
DES RENCONTRES À OBJECTIVER
La finalité de ce chapitre est de caractériser ce que nous désignons comme une rencontre. Pour cela, nous ferons des emprunts aux champs qui ont étudié les relations entre un objet technique et l’Homme. À cet effet, la sociologie des usages et l’ergonomie cognitive seront convoquées. Dans cette partie, nous chercherons, dans un premier temps, quel cadre théorique peut être utilisé et adapté pour objectiver les rencontres. Puis nous mettrons à l’épreuve la pertinence et la légitimité de la rencontre comme support de cohérence et donc comme aide pour compenser la cacophonie des activités numériques du collégien et pour créer du lien entre ces moments apparemment disparates. Dans la mesure où une rencontre fait intervenir un acteur, sujet, apprenant, usager, utilisateur, élève, opérateur d’un ordinateur dans un contexte particulier, scolaire ou privé, pour la réalisation d’un projet, alors la caractérisation d’une rencontre doit prendre en compte différents éléments. Notamment, nous étudierons l’interaction entre l’usager et le système informatisé, instrument, outil, média, interface, ainsi que ce qui va se produire au cours de la rencontre, c’est-à-dire l’activité, la tâche, l’action, la mobilisation de connaissances, de schèmes, de savoirs en actes, etc. Cette profusion de désignations indique que l’approche est différente selon les problématiques propres à chaque champ. II.1 USAGE, UTILISATION ET RENCONTRE Préalablement, il est utile de préciser pourquoi usage a été préféré à utilisation. En effet, utilisation et usage sont souvent pris l’un pour l’autre. Pour les distinguer, Puimatto (2007, p. 324) énonce : « Les utilisations sont épisodiques, individuelles, procédurales, intuitives et centrées sur le recours à un outil ou à un média en particulier ; les usages, en revanche, requièrent durée, récurrence, réflexivité et continuité : ils peuvent mobiliser plusieurs outils et médias simultanément ou successivement et, surtout, ils s’inscrivent dans des projets et – 89 – ils sont portés par des représentations conférant aux usagers une dimension collective, des statuts et aussi des droits et des devoirs ». Selon cet auteur, l’usage est lié à la compétence, alors que l’utilisation se rapporte aux savoirs et savoir-faire. Un essai de clarification des usages en éducation est proposé par Blondel et Bruillard (2006, p. 163) : « Les usages s’inscrivent dans le temps long de pratiques éducatives et sociales et stabilisées ; ils portent la marque des usagers et des transformations que ceux-ci imposent, plus collectivement, qu’individuellement, aux cadres fixés par l’offre technologique et les politiques réglementaires et incitatives ; ils ont une consistance qui s’exprime au-delà des effets de nouveauté (les effets de la dernière technologie en date) ou de rupture (solution de continuité d’une technologie à l’autre) ». De plus, pour Fluckiger (2007, p. 8) : « Le terme d’usage renvoie à une conception plus large que celui d’utilisation (Millerand (2003) ; Messin (2002), etc.), l’usage renvoyant à une dimension sociale de l’appropriation des technologies. À l’inverse, la notion d’utilisation sert à « évoquer l’acte d’emploi du dispositif technique par l’usager » (Millerand (2003), p. 35) ». Dans cette recherche, l’usage correspond à la mise en œuvre d’une ou plusieurs compétences que des utilisations répétées, souvent individuelles et contextualisées, ont permis d’acquérir. Prises en ce sens, les rencontres s’apparentent plus à des utilisations (Puimatto, 2008), mais leur prise en charge vise leur transformation en usages.
LE SOCIAL ET LE TECHNIQUE ENTREMÊLÉS
Cette partie vise à montrer comment technique et social sont entremêlés lorsqu’il s’agit d’étudier les interactions entre l’Homme et les objets communicationnels36 , comme les systèmes informatisés. 36 « Les « objets communicationnels » sont précisément des dispositifs techniques qui peuvent être considérés comme des agents médiateurs suscitant les interactions sociales » (Proulx, 2005, p. 8). – 90 – Quel que soit le champ qui étudie ces objets singuliers, la double approche, sociale et technique, est commune. Le Marec (2001) analyse cette dualité à travers l’étude de la complexité et de la diversité des approches de la notion d’usage. De la même façon, Jouët (1993), à propos des pratiques de communication, explique que celles-ci reposent sur une double médiation : d’une part, une médiation technique et, d’autre part, une médiation sociale. Elle refuse tant le déterminisme technique que son opposé, le déterminisme social. Selon elle (1993, p. 2) : « La médiation est technique car, l’outil utilisé structure la pratique, mais la médiation est aussi sociale car, les mobiles, les formes d’usage et le sens accordé à la pratique se ressourcent dans le corps social ». La médiation par ces objets dits communicationnels oscille entre technique et sociale, selon les domaines d’études et les époques. Ainsi, le déterminisme technique des débuts de l’introduction de ces objets dans la vie quotidienne a été rapidement dépassé par la prise en compte des rapports sociaux entre objets et humains. Ainsi, la sociologie de la technique, puis celle de l’innovation (Akrich, 1990 ; Callon, 1987 ; Latour, 1992) ont reconnu au processus d’innovation un caractère social et un caractère technique, entremêlés et évoluant de concert. Par la suite, l’explosion du caractère communiquant des outils informatiques a suscité des travaux de recherche qui ont vu, dans le même temps, se créer des courants de recherche comme la sociologie des usages des TIC. Aujourd’hui, les sciences de l’information et de la communication (SIC) questionnent plus particulièrement la communication en tant que « réalité culturelle et sociale » (Wolton, 2004a, p. 11). Leur approche envisage le double point de vue des moyens et des processus. La prédominance de la qualité communicationnelle des dispositifs, accélérés par les progrès technologiques et l’arrivée d’Internet, a déplacé les problématiques de recherche, lesquelles sont aujourd’hui plus centrées sur l’approche sociale que technique des interactions entre utilisateur et objet communicationnel. Notamment, le poids du contexte élargi est devenu plus fort. Ainsi, pour Proulx (2005, p. 10) : « L’environnement organisationnel comprend non seulement les groupes et réseaux d’acteurs humains mais aussi un certain nombre de supports cognitifs externes agissant – 91 – comme instances de médiation dans l’appropriation et l’usage des dispositifs techniques » Cette cohabitation complexifie la compréhension de ce qui se passe au sein des rencontres du fait de l’évolution du poids que le social a pris sur le technique. Pour autant, Jouët (1993) voit une convergence entre les évolutions techniques et le changement social. Pour étayer cette double approche des outils numériques, Perriault (1989) envisage la relation d’usage comme « un composé complexe d’instrumentalité et de symbolique ». Il précise que cette relation est « une confrontation itérative de l’instrument et de sa fonction avec le projet de l’utilisateur ». De la même façon, Chambat considère que les outils peuvent être pris comme des outils, des signes sociaux ou bien encore des dispositifs (1994, p. 252) : « Les disparités d’acception [de l’usage] renvoient aux manières de répondre à trois types de questions relatives au statut de la technique, à celui des objets et à celui du quotidien ». Selon un point de vue complémentaire, la médiation sociale a une influence sur les pratiques de communication. Ainsi, l’ethnographie des usages (Proulx, 2005a) voit l’ordinateur comme un objet médiateur, un objet informationnel. La sociologie des médias (Millerand, Proulx & Rueff, 2011) et celle des TIC ont une approche commune sur certains points. Dans les deux cas, c’est l’appropriation des TIC qui est questionnée. Le concept d’appropriation est central dans les usages des outils informationnels ; il fait l’objet d’un chapitre dans cette recherche. Très proches quant aux problématiques de recherche, les études relatives à la médiatisation et la médiation de l’apprentissage par les médias et l’éducation aux médias (Leclercq & Poumay, 1999) envisagent l’ordinateur comme un médiateur dans la situation d’apprentissage. Ce courant canadien reprend les avancés des travaux de Mallein et Toussaint (1994) sur les significations projetées et construites par les usagers sur le système. En effet, dans l’usage des objets informationnels fantasmés, la représentation que les usagers ont de ces objets est à prendre en compte dans la relation – 92 – Homme-machine. À la limite de la psychologie, ce regard sur les relations qui se tissent entre le jeune et l’ordinateur intervient dans l’apprentissage de ses usages. Ainsi, cette partie peut se résumer en employant trois des cinq niveaux d’analyse retenus par Proulx (2005b). L’interaction dialogique entre l’utilisateur et le dispositif technique, la situation d’usage dans un contexte de pratiques et l’ancrage social des usages dans un ensemble de macrostructures. Le premier niveau fait référence aux interactions Homme-machine. Le deuxième niveau d’analyse s’intéresse aux pratiques sociales (travail, loisirs, famille), et voit l’objet technique investi par l’usager de significations subjectives (projections, associations), ce que Le Marec (2001) qualifie de représentations. Enfin, le troisième niveau retenu est l’ancrage social dans un ensemble de macrostructures qui en constituent les formes, les patterns et les routines. En ce sens, Chambat précise (1994, p. 252) : « L’usage fait retour sur la technique qui, loin d’être stabilisée définitivement dans un objet, se transforme à mesure qu’elle pénètre la société ». C’est pour cette raison que le collégien, utilisateur fréquent et prescripteur, a des usages objets de toutes les attentions des fabricants de matériels et des fournisseurs d’accès. L’exemple des récents produits de la firme Apple montre que ces allers-retours entre usagers et objets sont essentiels dans leur appropriation. Ce fabricant a réussi à inverser le lien de causalité, puisque ce sont les objets proposés qui créent l’usage. Pourtant, un point de vue répandu est d’opposer l’usage pensé par le concepteur de l’objet et celui de l’usager final. L’usage est alors vu comme le fait d’allers-retours complexes entre des logiques de production et des logiques de réception (Le Marec, 2001). L’évolution actuelle, liée à une plus grande accessibilité des objets informatisés, tend à favoriser l’articulation entre logiques techniques et logiques sociales.
LA RENCONTRE PILOTÉE PAR LE PROJET
Portés par la sociologie de l’action, plusieurs champs questionnent la finalité de l’action. Que ce soit le courant de Touraine (1965), celui de Thévenot (1993) ou encore celui de Le Marec (2001), tous considèrent que l’usager oriente son action en fonction d’un but, d’un projet. En ce sens, l’affectation sociale des systèmes informatisés dépend de plusieurs paramètres : l’imaginaire, le milieu et sa culture technique de l’usager et de – 93 – son projet. Or, dans les rencontres de l’adolescent, au collège et chez lui, si le but d’une même opération est identique, les façons de les atteindre peuvent être différentes du fait de son implication et de son degré de liberté à réaliser la tâche. Pour exemple, pour le collégien, retoucher une photographie en cours d’arts plastiques, ce n’est pas pareil que le faire pour mettre une photo de ses vacances sur Facebook. Selon une approche complémentaire, l’usage est envisagé en considérant au préalable les intentions des usagers à l’égard de la proposition technologique (Davallon, Gottesdiener & Le Marec, 1997). Le projet d’usage de l’utilisateur conditionne ses attentes et donc son usage. L’hypothèse des auteurs est que l’usager veut être actif, non seulement dans la mise en œuvre des fonctions interactives, mais aussi dans la réalisation d’un projet personnel. Cette idée de projet liée aux finalités de l’action met en jeu les représentations que l’usager investit dans l’usage d’une technique. Selon ces auteurs, le projet d’usage détermine considérablement les représentations à l’égard de l’objet et donc de son usage. De façon complémentaire, Touraine (1965) précise que le but de l’action est porté vers des valeurs. Nous verrons, dans la partie consacrée au caractère social de la rencontre, comment ces valeurs interfèrent dans l’usage.
DES RENCONTRES MÉDIÉES
La présence du système informatisé au sein d’une rencontre implique une médiation entre cet objet et le collégien. Cette médiation est de plusieurs ordres : instrumenté, social et psychologique. Médier est entendu au sens donné par Leclercq et Poumay (1999, p. 9) : « C’est être un intermédiaire, c’est faciliter le passage entre le monde extérieur et sa mentalisation. C’est faciliter la construction de schèmes mentaux, de structures cognitives permanentes et de la connaissance, c’est-à-dire ce qui, de l’information, est conservé à long terme ». Dans cette partie, pour faciliter la compréhension et ne pas dénaturer les travaux sur la relation de l’Homme avec des objets, nous employons les désignations : usager, – 94 – opérateur, sujet, en référence à la personne qui manipule un objet technique au cours d’une activité. Après avoir présenté le concept d’artefact, indispensable à la compréhension de l’usage médié, nous proposerons les approches des champs qui se sont intéressés à la relation entre un objet et l’Homme.
Un concept central : l’artefact
Pour l’anthropologie, est considéré comme artefact : « Toute chose ayant subi une transformation, même minime d’origine humaine [y compris] les systèmes symboliques37 ». À ce titre, l’ordinateur est un artefact, c’est-à-dire un objet (réel ou symbolique) fabriqué par l’Homme. Ce concept est central dans plusieurs champs : la psychologie cognitive, l’ergonomie cognitive et les SIC. Ce statut d’artefact conféré à l’objet (ici, le système informatisé) lui confère des fonctions de partenaire, de ressources au cours de l’activité, dans la mesure où il prend en charge une partie de l’activité cognitive. En ce sens, l’artefact participe à l’activité cognitive de l’utilisateur. L’approche des sciences cognitives s’intéresse à la conception de l’artefact cognitif et à son influence sur l’utilisateur et sur la tâche effectuée (Norman, 1993). La présente recherche, plus particulièrement axée sur l’usage, peut cependant s’inspirer de ces travaux. En effet, selon ce point de vue, un système informatisé assure les fonctions d’amplification et d’amélioration des aptitudes humaines. Pour Norman (1993), un artefact cognitif acquiert une fonction en tant qu’outil représentationnel. Il est conçu pour conserver, rendre manifeste de l’information ou opérer sur elle, de façon à servir une fonction représentationnelle. Il joue un rôle dans le traitement de l’information. La qualification de cognitif que Norman (1993) attribue à l’artefact fait que l’objet technique peut être considéré comme une ressource cognitive, comme un support stratégique dans la réalisation d’activités cognitives par l’individu humain qui utilise l’objet technique (Millerand, 2001, p. 3-4) : Cité par Leclercq et Poumay (1999). – 95 – « L’idée forte de cette perspective consiste à envisager les objets techniques comme des artefacts agissant comme partenaires dans l’activité cognitive de celui ou celle qui l’utilise. Ils peuvent ainsi être considérés comme des ressources permettant d’alléger les tâches cognitives d’attention, de raisonnement, de mémorisation, de planification, etc., chez l’usager dans la mesure où ils prennent en charge une partie de l’activité cognitive humaine ». De la même façon, Agostinelli (1999) qualifie l’ordinateur d’artefact : « C’est le cas de l’ordinateur et des objets supportés par les écrans que l’individu visite. Ces artefacts peuvent bien sûr modifier les activités cognitives : ce sont les artefacts cognitifs ; ou les activités de communication : ce sont les artefacts communicationnels qui amplifient la communication, organisent l’interaction humaine, modifient les modes de production de l’information ». De ce fait, la formation à l’usage d’un tel objet technique doit tenir compte de ce rôle très particulier de partenaire-médiateur. Ce rôle va avoir un impact sur la situation d’enseignement-apprentissage dans la mesure où il va modifier la tâche et sa réalisation, ainsi que la relation maître-élève. Enfin, pour Nicolle (2001, 2002), les artefacts produits par l’informatique ne sont pas seulement des artefacts matériels. Ce sont des artefacts sémiotiques qui permettent de transporter, mémoriser et transformer des textes et des dialogues, de la musique, des images, de la vidéo, des mondes virtuels (2002, p. 1).
L’objet transforme et est transformé
Que ce soit pour l’ergonomie cognitive (Rabardel, 1985, 1995) ou encore la sociologie pragmatique (Conein, 1993 ; Thévenot, 1993a, 1993b, 2000), au cours de l’activité, il se produit une double transformation : celle de l’outil et celle de l’usager. Ce point de vue est partagé par différents domaines de recherche : l’ergonomie cognitive et la sociologie pragmatique. Les recherches sur cette relation Homme-objet utilisent les travaux de la psychologie cognitive, et en particulier les théories de l’activité, ainsi que celle de la psychologie du développement. Thévenot (2006) qualifie cette transformation, empruntée à la sociologie de l’action, de « façonnement conjoint de la personne et de son environnement ». Pour compléter ce – 96 – point de vue et en s’appuyant sur les théories de l’action située, Corcuff précise (1998, p. 2) : « Les objets, les institutions, les contraintes extérieures aux personnes sont donc pris en compte, mais tels qu’ils sont identifiés et/ou engagés dans l’action, dans la façon dont les acteurs repèrent, ont recours, s’approprient, prennent appui sur, ou se heurtent à eux ». En cela, la sociologie de l’action, et en particulier celle des régimes d’action, que Corcuff (1998) qualifie de sociologie de second degré, en ce sens qu’elle est une construction savante à partir des constructions ordinaires des acteurs, est donc une construction de construction (Schütz, 1954). C’est-à-dire qu’elle s’intéresse aux interactions entre les individus et les choses du quotidien, et aux savoirs pratiques et/ou formalisés (Corcuff, 1998, p. 1). Selon ce même auteur (Corcuff, 1998, p. 2) : « Ce n’est pas ce qu’est le monde “objectivement” qui est visé, ni non plus seulement la vision subjective de chaque acteur, mais le monde à travers les sens ordinaires de ce qu’est le monde mobilisé par les acteurs en situation et le travail réalisé par les personnes pour s’ajuster en situation à ce monde ».
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