Rencontres en ligne, abstraction des corps et esthétique de la coïncidence
Depuis plus d’une décennie, les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) jouent un rôle significatif dans les vies quotidiennes des jeunes Mascatis, comme dans d’autres régions du Moyen-Orient (Gonzalez-Quijano 2012 ; Guaaybess, Gonzalez-Quijano 2009). En 2015, l’usage des TIC comprendrait plus de 3 200 000 utilisateurs en Oman, nombre important compte tenu de la population totale du pays (Breteau, Melouah, 2015). Internet fournit de nouvelles formes d’interactions où les rôles de genre et les espaces et temps de la séduction sont renégociés. Il permet de dépasser les contraintes de mobilité, les séparations qui agissent entre les sexes, mais aussi les injonctions familiales relatives aux alliances matrimoniales. Le virtuel produit en retour des formes variées d’interactions amoureuses, qui complexifient la délimitation des contours de l’intimité. Mais il s’agit aussi d’un moyen de contrôle des individus et plus particulièrement des femmes (al-Saraai, 2014 : 32). Et, par l’absence matérielle des corps et la perception distendue qu’il donne à l’espace et au temps, le virtuel peut être considéré comme un médium par lequel les interactions sont désincarnées, désynchronisées et déterritorialisées (Proulx, 2006). Il est d’usage de considérer les réseaux sociaux dans une opposition avec la réalité, autrement dit le vécu hors ligne. Or, les interactions en ligne suivent des dynamiques déjà présentes hors ligne en termes de visibilité publique et de respectabilité. Il ne s’agit donc pas de considérer la sphère en ligne séparément de la sphère hors ligne, mais comme son prolongement, car elle constitue un lieu d’élaboration de normes et de valeurs morales propres au contexte dans lesquelles elles s’inscrivent (Castells, 1998 [1996] ; Nissenbaum, 2004). Un certain nombre d’anthropologues ont analysé Internet comme le prolongement du « monde réel ». Ils ont permis d’abolir la dichotomie entre réel et virtuel qui donnait à ce dernier un sens imaginaire et donc « irréel », par l’impossibilité de la matérialisation du réel (Hine, 2000 ; Miller, Slater, 2000 ; Pastinelli, 2011 ; Selim, 2012). Ils ont également pris cette tension à partir des notions de privé et de public, et ont souligné comment ces catégories ont participé de la dichotomisation du virtuel et du réel, en raison du fait qu’elles sont communément pensées en termes spatiaux (Loveluck, 2003). Il semble plus pertinent de penser le rapport entre les deux en termes dialectiques. Manuel Castells parle ainsi de « culture de la virtualité réelle » (Castells, 1998 [1996] : 421) afin de signifier que, si la culture est le fruit d’un langage et de signes, le virtuel a lui-même « toutes les conditions essentielles à [la] réalisation » (Castells, 1998 [1996] : 421) du réel. Ainsi, « la réalité, telle qu’elle est vécue, est donc toujours virtuelle puisque toujours perçue au travers de symboles qui enferment l’expérience dans une signification qui échappe à leur définition sémantique stricte » (Castells, 1998 [1996] : 421). Le virtuel n’est donc pas seulement un écran à travers lequel se produit le réel, mais le réel lui- même.
Un grand nombre de rencontres et d’échanges amoureux mascatis se déroulent sur Internet. Afin de saisir ces phénomènes, je propose de m’appuyer sur les critères relatifs à la visibilité et l’accessibilité des contenus partagés, puisque ce sont ceux-là même qui apparaissent dans l’observation des rencontres hors ligne. Guillaume Latzko-Toth et Madeleine Pastinelli définissent l’accessibilité comme l’ensemble des « représentations spatiales ou topologiques, lesquelles invitent à concevoir le statut privé ou public comme une propriété d’un lieu, domaine ou espace où seraient situées les pratiques étudiées » (Latzko-Toth, Pastinelli, 2013 : 153). Internet soulève effectivement la question de l’accessibilité des contenus partagés, ainsi que leur visibilité. Les réseaux sociaux permettent de créer des espaces personnels à travers l’utilisation d’un « profil », tout en donnant accès aux profils des autres utilisateurs et de développer des liens sur ces réseaux. La production de ces réseaux est basée sur différents paramètres de partage qui diffèrent selon le site Internet ou l’application utilisée (Mercklé, 2001 [2004] : 81). Les réseaux sociaux numériques mettent à distance différents éléments physiques des individus, en donnant des « repères et des signes qui organisent l’espace social de la vie quotidienne et orientent les interactions : le corps physique, mais aussi les gestes, la tenue vestimentaire, les mimiques, l’intonation de la voix, le regard » (Velkovska, 2002 : 194). Ils donnent des moyens de contrôler ce que les individus veulent partager, ce qui rend l’accès aux informations dépendant des conditions de leur visibilité. Les jeunes Mascatis peuvent posséder un ordinateur ou un réseau Internet à domicile, mais c’est avant tout à partir de leurs smartphones qu’ils se connectent, autrement dit des téléphones dotés d’une connexion Internet et d’un appareil photo. Les réseaux sociaux utilisés sont basés sur la possession d’un compte