Mon impulsion artistique existe grâce à ma préoccupation pour l’individu, à ce qui le façonne. L’expérience individuelle est mon moteur de création dans ma recherche de l’intimité sans masques, c’est-à-dire l’intime dans toute sa vivacité. Enfant, j’ai toujours aimé qu’on me raconte des histoires et observer les gens, leur façon de parler, de se tenir, me captivait. Je m’inventais des récits, des histoires, pour échapper à un quotidien où je souhaitais le bonheur de mes proches sans vraiment trouver ma place. L’écoute et l’observation des autres ont toujours fait partie de moi et aujourd’hui, elles nourrissent ma création. Après l’obtention d’un baccalauréat français en lettres, je complétai une licence en cinéma et littérature à l’Université Lumière Lyon II, en déployant un goût prononcé pour la musique, la photographie et le cinéma. C’est ainsi que mon envie d’écouter les gens et de raconter des histoires se coupla avec mon amour pour les images et plus particulièrement des mises en scène, mêlant l’onirique et le coloré de Jacques Demy, le contemplatif et le grandiose de Stanley Kubrick, ou encore la force et l’intime de Nan Goldin. Ces intérêts me poussèrent à continuer une maîtrise en études cinématographiques et audiovisuelles et un mémoire sur le cinéma québécois qui me permit d’accéder à la maîtrise de l’UQAC. C’est donc en août 2012 que j’entrepris une réelle production. Avec ma première expérimentation, La petite robe rouge (UQAC, automne 2012), je développai mes premiers gestes d’artiste. Dans cette sorte d’action-performance contextuelle, j’extériorisais mon sentiment d’angoisse face à un lieu choisi : une forêt. J’ai alors entrepris une réécriture du conte Le Petit Chaperon Rouge de Charles Perrault d’une manière sonore, mélangeant œuvres littéraires, musiques, dialogues et bruitages pour exploiter le mal-être profond et l’incapacité à se reconstruire. L’image était façonnée grâce au travail de mon corps qui devenait étranger à mon être pour se transformer en simple sensation. Je souhaitais élaborer une sorte de poésie violente, rendre le spectateur très sensible, et cette souffrance agréable à regarder. Adapter le conte comme s’il s’agissait d’une scène cinématographique et réaliser un tableau vivant, visuel et sonore, à la fois étrange et onirique. C’est ainsi que j’ai pris conscience que je peux raconter des choses et que mes premiers intérêts de création sont apparus : le rapport entre la douleur psychique et la beauté esthétique au cinéma, avec pour objectif d’établir une violence poétique.
LE VÉCU, L’INDIVIDU ET L’IMAGE : UNE RENCONTRE INTIME
L’INTIMITÉ DÉVOILÉE
Indélicatesse : représenter l’invisible
Mon arrivée à la maîtrise marque mes débuts dans la création artistique. Tout en cherchant un langage, j’apprenais à exprimer ma sensibilité. Après une expérimentation dans mon premier cours de production, nous devions produire une œuvre sur le thème « Illusion apparente » en vue d’une exposition collective. Animée par mon goût pour les images et l’écriture cinématographiques, je me suis alors tournée vers la réalisation d’un film. Étant dans un besoin émotionnel de comprendre et d’extérioriser certains maux, j’ai décidé de mettre en scène des moments de ma propre vie et plus spécifiquement des sensations fortes, des ressentis : le malaise et la solitude, la dissimulation dans le paraître et la libération.
Indélicatesse est donc une immersion dans la solitude d’un personnage, dans son intimité. Je voulais travailler les ressentis pour les rendre apparents grâce à des images métaphoriques, réels « tableaux mentaux » poétisant le moment vécu. Le but n’était pas de comprendre l’histoire, mais de se concentrer sur l’action, sur la sensation exprimée, tenter de rendre visible ce qui ne peut pas être exprimé par des mots, traduire le désir et l’impossibilité de montrer ses émotions . En fait, d’après des sensations vécues, je procédais à une sorte de « symbolisation émotionnelle », essayant de me concentrer sur un cinéma très plastique où l’image devient intériorité, pensée, psychique du personnage.
À travers un rapport au corps et à la sensualité féminine et grâce à la grammaire cinématographique, je voulais sublimer le personnage tout en faisant partie de son espace intime. J’écrivais une poésie visuelle sur le vécu en utilisant des plans proches du corps, mais aussi un contraste de couleurs, d’éclairages, d’éléments (eau/glace)… le but étant de donner une certaine matérialité à l’image pour lui octroyer un aspect de réalité subjective et onirique .
Le film se baladait entre pensées et ressentis du personnage, entre réel et rêverie. Pour renforcer cet aspect de réalité onirique, j’ai élaboré un « scénario musical », qui devenait à la fois trame et force narrative de l’œuvre, évoquant l’état émotionnel du personnage. Indélicatesse recèle une certaine mélancolie et la difficulté du dévoilement. C’est à partir de cette œuvre que j’ai développé mon envie de travailler l’intime à travers des ressentis, des moments vécus, en me questionnant sur la plasticité de l’image.
L’intimité, le vécu et l’image
L’intimité par la sensation
Gilles Deleuze, philosophe français, définit le terme de « sensation » dans son œuvre Francis Bacon : logique de la sensation (1984). En citant Henri Maldiney, qui reprend une pensée du peintre Paul Cézanne, Deleuze explique que la sensation « n’a pas de faces du tout […] : à la fois je deviens dans la sensation et quelque chose arrive par la sensation, l’un par l’autre, l’un dans l’autre » . Cézanne nous explique deux choses. Premièrement, la sensation est un processus, une progression, un mouvement dans le corps et par le corps. Puis, elle n’est pas quelque chose que nous voyons, mais une action en nous, un état. Le corps est à la fois « sujet et objet». La sensation est « le corps, non pas en tant qu’il est représenté comme objet, mais en tant qu’il est vécu comme éprouvant telle sensation » , et c’est donc au moment de ce vécu que l’intime est dévoilé. Elle devient alors fondatrice de l’intimité.
La « représentation imagée » des sensations
Le travail de l’artiste consiste en une « représentation imagée » , terme exposé par Serge Tisseron, psychiatre, docteur en psychologie et psychanalyste. En fait, ce sont les aspects sensoriels et affectifs de l’image qui priment, aussi bien dans leur captation que dans leur réception. Tisseron explique ce concept en citant le philosophe Henri Bergson qui développe l’idée de certaines « puissances » liées à l’image. Celle de la sensorialité est associée à « un halo sensoriel qui s’y trouve (…) toujours présent », ce qui veut dire que l’image, liée à un état du corps, permet d’enfermer une sensation, à la manière d’une empreinte. Tisseron poursuit avec la « puissance de mémoire » , dont les « effets sont perçus comme liés au passé ou bien confondus avec des perceptions actuelles ». En fait, cette recherche se questionne sur la réalisation de ce que Deleuze nomme une « imageobjet » , soit une image qui peut représenter un affect grâce à une forme de symbolisation . Ce travail s’inscrit donc dans un système symbolique de représentation.
INTRODUCTION |