RELIGION ET POLITIQUE DANS LA I PENSEE MODERNISTE DE L’ISLAM
LA FONDATION DE LA CITE MUSULMANE
La situation de l’Arabie antéislamique était surtout marquée par son manque d’homogénéité aussi bien sur le plan religieux que politique. Ainsi que l’écrit Dominique Sourdel, « quand l’Islam apparut, la péninsule d’Arabie (Jazîrat al —Arab) se trouvait, tant du point de vue religieux que sous l’angle politique et social, dans un état inorganique » 2 . En effet, dans cette Arabie antéislamique, il existait une pluralité de croyances religieuses qui reposaient essentiellement sur le polythéisme. Ce dernier constituait la religion traditionnelle des anciens Arabes et se présentait sous de multiples facettes. A ce propos, il faut remarquer que les divinités étaient liées à des lieux, des tribus, des clans, des familles, voire même des individus. C’est ainsi que d’une localité à une autre, d’une structure sociale à une autre, l’on pouvait vénérer des dieux différents. Cette idée recoupe amplement le point de vue de Cheikh si Hainza Boubakeur pour qui : « la grande masse des Arabes, avant l’Islam, était idolâtre. Ils adoraient des divinités d’importation babylonienne ou grecque et des divinité locales : Hubal, Quzah. Les unes étaient adorées par tous les clans, les autres avaient un caractère strictement tribal. Un proverbe souvent cité recommande : « quand tu entres dans un village, jure par son dieu ».» . Il en résultait alors la vénération de plusieurs centaines d’idoles à travers l’Arabie, et, la Mecque, en ce qu’elle accueillait les dieux de toutes les tribus arabes, constituait un véritable sanctuaire païen. Ces idoles étaient symbolisées par des statuettes faites à partir de pierres et d’objets tenus pour sacrés. Ces statuettes représentaient les divinités de ceux-là même qui les avaient façonnées, et c’était autour d’elles que s’accomplissaient les pratiques liées au culte. Ces dernières consistaient non seulement en des rites et prières, mais aussi en des pèlerinages, des sacrifices ou encore en l’adoration de certains éléments de la 2Dominique Sourde!, l’Islam, (20è édition) Paris, PUF (Collection « Que sais-je » ? le point des connaissances actuelles ; 355) nature comme les arbres. C’est ainsi que selon Dominique Sourdel, « des interdictions sacrées entouraient ces idoles : territoire saint, où l’on ne pouvait ni tuer d’animal ni abattre d’arbre, et prescriptions de pureté rituelle obligatoires, avant tout sacrifice. Les devins enfin étaient consultés pour tous les actes importants de l’existence et, censés recevoir leur science des « inns. », ils répondaient par des formules en prose rimée et rythmée à valeur magique (sa» »4 . Nous ‘remarquons par là que la religion traditionnelle des anciens Arabes se limitait essentiellement au culte des idoles et à des pratiques divinatoires. Par conséquent, elle n’impliquait pas véritablement les moeurs et cela pouvait expliquer en partie le fait que les anciens arabes n’étaient pas du tout regardants sur les questions.morales. D’où l’ambiance de déperdition dans laquelle évoluait cette société arabe minée par le vice. Cependant, même si les anciens Arabes s’accrochaient jalousement à leurs croyances traditionnelles, les religions monothéistes avaient commencé à faire leur percée dans une bonne partie de l’Arabie. Le Yémen du début du IV` siècle, par exemple, connut le Judaïsme tandis que le Christianisme s’introduisait petit à petit dans les deux grands Etats du nord des Ghanassides et des Lakhtnides. Eu égard à tout ce que nous venons d’évoquer, nous pouvons convenir avec Cheikh Si Hamza Boubakeur et dire que l’Arabie antéislamique apparaissait comme un « complexe religieux ». Au plan politique, l’Arabie antéislamique constituait également un vaste ensemble divisé en plusieurs petits royaumes sans frontières précises. A l’image des agglomérations de Khaybar, de Yathrib (fùture Médine), ceux-ci se formèrent aux alentours des zones d’oasis- les seuls lieux fertiles où pouvait se faire l’agriculture — ou encore aux abords des grandes routes commerciales. En .effet, à cause de l’aridité des sols, le moindre point d’eau attirait les groupements arabes . Nous comprenons ainsi pourquoi la rareté des points d’eau » Dominique Sourdel, op.cit., p. 8. I5 avait pu occasionner d’âpres luttes entre les tribus arabes : c’est que le contrôle des zones d’oasis revêtait une importance vitale pour celles-ci. Alors, pour ce faire, la seule morale qui prévalait était celle du plus fort. C’est ainsi que, à travers toute la péninsule arabique, allait s’instaurer une situation de guerre de tous contre tous. En conséquence, meurtres, pillages, prébandes, viols, avidité, déchéance humaine… constituaient le lot quotidien dans cette Arabie antéislamique. Pour Cheikh Si Hamza Boubakeur, « ces agrégats de tribus dont les tentes étaient dressées les unes au voisinage des autres, formaient de petites agglomérations mouvantes qui organisaient pour des motifs parfois futiles des raids (razzia) meurtriers contre leurs voisins pour les piller, saccager leurs domaines, s’emparer de leurs troupeaux, asservir leurs femmes et leurs enfants, faisant régner sur toute l’étendue de l’Arabie une insécurité endémique. Ces formations tribales étaient mues non pas par un idéal politique, un sentiment national, une idée morale, mais uniquement par l’esprit de rapine (nahh, ghanîma) et de vendetta (ihéir). Aussi leur existence, pénible en elle-même, était-elle marquée du signe de l’instabilité et de l’incohérence. De ce fait, l’histoire des Arabes païens apparaît, surtout dans le centre et le nord, comme une histoire de razzias, de lutte pour les zones de pacage et d’oasis ». De là, nous. pouvons donc dire que la discorde régnait partout dans la péninsule tout entière et cela rendit impossible tout effort vers une centralisation. De même, les guerres incessantes que se livraient les principaux souverains, l’incapacité pour l’un d’eux de s’imposer durablement, les querelles de ■ succession qui minaient les familles princières et les attaques répétées d’Etats mieux organisés empêchaient toute possibilité d’unification de l’Arabie. De la sorte, il semblait bien que seul un miracle pouvait sauver cette Arabie morcelée. Du moins, il fallait une réalité supérieure qui transcendât toutes les entités de la péninsule et les unifiât. En ce sens, l’apparition de l’Islam survenue au VIlèsiècle après Jésus Christ constitua une sorte de lueur d’espoir pour construire un discours neuf, une cité neuve et aussi une nation neuve qui se fonderaient non pas sur les rapports de force, mais sur la justice sociale, l’égalité et l’unité de tous. Ainsi que l’écrit Cheikh Si I laniza I3oubakeur, « il fallait, pour faire des Arabes un grand peuple, une force supérieure aux lois de la nature, à leur atavisme fortement enraciné et cette force fut l’Islâm qui a galvanisé leur énergie, secoué leur torpeur pour faire d’eux une masse d’un dynamisme irrésistible, capable de culbuter des empires, de construite des cités… »6 . En effet, le message islamique, en :tant que porteur d’une dynamique unificatrice, devait mettre fin à l’anarchie et lui substituer l’institution d’une communauté soudée et organisée, un cadre de vie dans lequel perdraient leur sens les notions de différence et de hiérarchie sociales. Sous ce rapport, nous pouvons soutenir que l’Islam est un projet social qui intègre toutes les races, toutes les conditions sociales et toutes les qualités humaines. C’est ainsi que selon Cheikh Si flainza Boubakeur : « L’Islam, révélation divine est une religion monothéiste de vérité spirituelle, de lumière intérieure, d’amour, de fraternité humaine, de justice sociale ouverte à toutes les races et à tous les peuples sans aucune distinction, aux hommes et aux femmes de toutes les contrées et de tous les siècles, quels que soient le degré de leur savoir et l’importance de leur fortune » 7 . Comme nous pouvons donc le remarquer à travers ces lignes, l’Islam est à proprement parler une religion de paix et de soumission à Allah, c’est-à-dire à Dieu. Il véhicule en même temps une civilisation qui Façonne la manière d’être de la communauté dans le monde. C’est ainsi qu’il peut « … se définir comme un dogme (D’in), une loi (sharî’a), une communauté ( ‘Utimia) et une civilisation (madannlyya)» Et, pour porter ce message divin, transmettre à l’humanité tout entière la Loi religieuse et construire une cité neuve qui refléterait celle de Dieu, ce Dernier choisit le Prophète Muhammad parmi tous les hon.mes. Cependant, sa mission fut difficile, car l’avènement de l’Islam constitua un véritable renversement aussi bien sur le plan religieux que politique et social. Il bouleversa alors les anciens modes de vie des groupements arabes et proposa de nouvelles valeurs. Cela lui valut l’hostilité des anciennes formations tribales très attachées à leurs coutumes. C’est ainsi qu’elles manifestèrent une indifférence hautaine à l’égard de la prédication du Prophète, surtout en son début, c’est-àdire lorsqu’il s’en limitait uniquement aux exhortations morales. Mais, dès qu’il posa le principe d’un Dieu unique ou condamna l’idolâtrie, ses relations avec les Mecquois ne tardèrent pas alors à prendre l’allure de celles de l’eau et du feu. En effet, ces derniers commencèrent à mépriser les paroles du Prophète et à lui rendre la vie dure surtout quand il appela à bannir les anciennes croyances traditionnelles fondées sur le polythéisme et l’idolâtrie. De même, ses compagnons s’exposèrent à la persécution des Mecquois qui, indignés et irrités, passèrent de l’indifférence à l’hostilité. C’est ainsi qu’« ils défendent aux Musulmans de prier publiquement. Les filles de Muhammad sont répudiées, les esclaves battus. Le Prophète ne peut plus passer dans les rues, ni s’approcher du Temple sacré sans être injurié, menacé, couvert d’immondices. Des poètes stipendiés composant de violentes satires contre lui » 9 . Dès lors, la vie pour la poignée des nouveaux convertis n’était plus sûre et le Prophète dut émigrer avec eux vers Yathrib -future Médine- où il trouva du soutien. Survenu en 622, ce départ pour cette agglomération, depuis toujours rivale de la Mecque, fut l’Hégire ou encore l’émigration. Cette date allait marquer le point de départ de l’ère islamique d’autant que, désormais, l’Islam tendait de plus en plus à devenir politique, en plus de sa dimension spirituelle. En effêt, à Vali:rit) se forma le premier noyau dur de la communauté, celle-ci Cheikh Si Hamza Boubakeiir. ‘s étant un groupe solidaire et homogène constitué de Muhammad et de ses compagnons : ce fut alors la communauté des croyants ou [Zinnia. Ainsi, firentils de Yathrib non seulement leur nouvelle patrie, mais aussi la vraie Cité de Dieu. C’est ainsi qu’elle fut érigée en ville du Prophète et devint alors Maclinat an Nabi ou tout simplement Médine. Ce fut ainsi la fondation de la première Cité musulmane de l’histoire. Comme l’écrit Marcel A. Boisard, « le premier Etat islamique voyait le jour avec son dogme divin, ses institutions et ses lois. A la période religieuse à tendance plutôt mystique succède la période politique durant laquelle commence à s’affirmer le caractère temporel de l’Islam » H) Il devient dès lors tout à fait compréhensible que la vocation de la Cité musulmane devait consister à organiser les hommes vers la Cité de Dieu. C’est pour cela d’ailleurs que la foi y constituait le seul lien véritable. Aussi, la seule aristocratie reconnue y était-elle celle de la piété. De là, nous pouvons dire que l’institution de la Cité musulmane allait apporter un nouvel ordre social et politique fondé sur la religion. En effet, les anciennes structures sociales établies sur la puissance, les rapports de force ou la lignée disparurent et cédèrent leur place à un cadre de vie homogène ou le règne de la justice et de l’égalité devait garantir la pacification et l’harmonisation de l’espace communautaire. Cet idéal de vie en commun porté par le message islamique fut une consolation pour toutes les victimes de l’injustice, du racisme, de la domination dans toute cette péninsule arabique. C’est ainsi qu’il exerça une certaine attirance sur tous ceux qui avaient des comptes à rendre avec l’ancien ordre social. Du coup, la communauté musulmane s’acicroissait de jour en jitir et la ville de Médine, quant à elle, devenait de plus en plus petite pour contenir tous ces nouveaux adeptes de la religion musulmane. Aussi, l’augmentation de l’espace vital devenait-elle une nécessité. Muhammad entreprit alors une série d’expéditions militaires en vue de conquérir de nouvelles terres.
LA LEGISLATION ISLAMIQUE
Notre propos n’est pas ici d’énumérer, dans leur littéralité, toutes les règles du droit musulman. Mais, nous allons plutôt sacrifier l’exposé de son contenu à l’étude de ses sources et de ses finalités. Dans cette perspective, nous pouvons affirmer dès l’abord que la législation islamique renvoie à deux sources fondamentales auxquelles s’ajoutent des référencçs additionnelles dont les plus fréquemment invoquées sont I ‘ifinâ et le alyels. Allant dans le même sens, Chikh Bouamrane et Louis Gardet écrivent : « Les sources du droit musulman comprennent le Coran, la tradition- du Prophète (Sunna), l’accord de la communauté (ijmâ) et le raisonnement par analogie (qiyeis)» . 15 Par là, nous voyons que le droit musulman se fonde en premier lieu sur le Coran qui constitue, pour cette raison, la base essentielle sur laquelle reposent les lois et les institutions musulmanes. C’est pourquoi, en terre d’Islam, tout se ramène à lui et par voie de conséquence, il est constamment sollicité pour organiser la vie publique. Ce qui explique d’ailleurs son extraordinaire impact sur le inonde musulman : en fait, toute l’existence de la communauté musulmane en demeure fortement pénétrée. De ce point de vue, nous pouvons le considérer comme étant l’ensemble des principes directeurs qui forment la Loi islamique souvent désignée par le terme arabe sharî’a qui signifie la voie à suivre pour respecter les recommandations divines. C’est donc l’ouvrage qui structure la façon dont la communauté se définit dans le monde puisqu’il contient en lui-même l’ensemble des Injonctions divines devant orienter l’action humaine sur terre. Partant de là, nous pouvons affirmer qu’il traduit la Parole divine. Ainsi que l’écrit Tariq Ramadan, « le Coran est pour les musulmans la parole de Dieu révélée par fragments au Prophète Muhammad par l’intermédiaire de l’ange Gabriel pendant les vin gt-trois années de sa mission ».16 15Chikh Bouamrane et Louis Garder Panorama (le la pensée islannque. Paris. Islam/Sindbad. 1987. p.86 H>Tariq Ramadan, op. cil., p.43. 24 En d’autres termes, le Coran a été révélé sur une durée de vingt-trois ans. plusieurs fois et en groupes de versets. Mais, de façon générale, nous pouvons diviser cette Révélation coranique en deux grandes étapes. Nous avons tout d’abord la période mecquoise qui s’est étalée sur treize ans. Dans cette première phase historique, la Révélation a consisté à poser les fondements de la nouvelle religion. C’est pourquoi on y trouvait surtout des instructions rituelles. contrairement à la seconde période qui, quant à elle, était surtout ciblée sur l’aspect politique. Cette dernière étape, celle de Médine, a duré dix ans et nous y trouvons des versets de plus en plus législatifs, persécutifs et prescriptifs. Sur cette base, nous pouvons donc affirmer que le Coran constitue à la fois la source du dogme et celle des règles devant régir la vie publique. Et, comme nous l’avons déjà dit, cela explique justement qu’il est sans cesse invoqué pour éclairer et orienter aussi bien l’action et la manière d’être dans le monde du croyant que celles de la communauté en général. C’est ainsi qu’il est une véritable présence en terre d’Islam dans la mesure où les fidèles le conservent dans leur mémoire, afin de le traduire en actes. C’est d’ailleurs ce que semble indiquer l’étymologie même du mot. kn effet, le terme COI ail a une origine arabe puisqu’il provient d’AI-Ouar’an qui signifie lecture ou récitation. Autrement dit, il s’agit d’une Parole divine destinée à être intériorisée pour être récitée en des occasions en guise de louange à Dieu ; cela explique bien le fait qu’il est longtemps demeuré en phase d’oralité, puisque c’est seulement après la mort du Prophète, c’est-à-dire plus précisément sous l’autorité du troisième calife Othman, que les fragments coraniques seront rassemblés et puis classés sous la forme d’un ouvrage écrit. Cette classification va répartir la Révélation en cent quatorze sourates -ou chapitres- dont chacune se compose d’un ensemble de versets qui sont au nombre de six mille deux cents trente huit. Cependant, à mesure qu’évoluait et s’agrandissait la communauté musulmane, de nouveaux problèmes que le Coran n’avait pas prévus surgirent. Ainsi, pour les prendre en charge, celle-ci avait l’habitude de s’en remettre aux prescriptions et aux suggestions du Prophète considéré lui-même, par le Coran, comme source de loi, puisqu’étant divinement inspiré. L’ensemble de ses directives constitue ce que nous appelons communément la tradition prophétique ou encore la Sunna. Cette dernière consiste en une compilation des faits et dires du Prophète devenus eux-mêmes des directives à suivre, voire des principes nouveaux pour la communauté nuistilmane Sous ‘cc rapport, la Sunna constitue la deuxième source principale du droit musulman après le Coran. Elle a pour vocation d’expliciter certaines dispositions de ce dernier qui paraissent vagues ou de combler ses silences sur les cas nouveaux. C’est ainsi que selon Dominique Sourdel, « pour répondre aux problèmes nouveaux posés par l’évolution de la communauté primitive, on s’enquit des usages pratiqués du temps du Prophète, on interrogea les Compagnons sur ses dits, faits et gestes et on recueillit un ensemble de « traditions » (hadîth) qui servit de base à la science juridique et constitua « une loi de tradition orale se superposant à la loi écrite »…» Dès lors, la Sunna apparaît, pour le musulman, comme un patrimoine de sagesse et de préceptes dont il doit s’inspirer pour éclairer son action et sa conduite. De là, nous pouvons dire que celle-ci consiste en l’imitation de la vie du Prophète, le modèle des croyants. Dans la pratique, il s’agit bien, en l’absence de textes coraniques statuant sur un cas nouveau, de suivre l’exemple du Prophète, c’est-à-dire la manière dont il avait pris en charge la question. C’est ainsi que la Sunna constitue, avec le Coran, les deux références de base de la communauté musulmane. Et, c’est justement en ce sens que « le prophète précisait à la communauté des musulmans que désormais les deux sources fondamentales de la foi, de la pensée et de l’action islamiques étaient le Coran et sa tradition (la Sunna) ». Mais, qu’adviendrait-il si ces deux sources fondamentales demeuraient toutes les deux silencieuses sur le nouveau cas en question ‘? Il s’agira alors pour la communauté de s’atteler à la mise en place de mécanismes fiables qui puissent lui permettre de trouver une solution pour ce cas nouveau sans pour autant s’éloigner de l’orientation islamique, c’est-à-dire donc d’émettre un jugement qui serait dans les limites de l’esprit du Coran. C’est d’ailleurs dans ce sens que nous pouvons comprendre l’exercice de l’Utnéi. Celui-ci consiste, en fait, à consulter la communauté en vue de dégager un consensus autour d’une question qui l’interpelle et ce sans contredire les données de base. Dès lors, le principe d’ limé’, pourrait signifier l’accord de la communauté sur un fait. S’il en est ainsi, il faut dire alors que tout croyant doit participer au consensus d’autant plus qu’il revient à chaque musulman de faire le bien pour vaincre le mal. C’est certainement pour cela que la consultation est suggérée par le Coran et encouragée par le Prophète lui-même. Nous comprenons ainsi pourquoi, pour la conscience musulmane, la pratique du principe d ‘ijmâ, est perçue comme un acte de foi, un devoir religieux. Mais, de plus, il faut remarquer que celui-ci -le principe d’ipnüs’applique à tous les sujets ayant trait à la vie collective. Et, ce qui, justement, garantit ses conclusions, c’est non seulement l’adhésion populaire, c’est-à-dire l’unanimité de la communauté sur un fait, mais également l’appréciation des docteurs compétents qui sont les seuls habilités à délibérer quant à leur accord ou non aux principes fondamentaux. C’est ainsi que selon Frédéric-Jérôme Pansier et Karim Guellaty, «…ce terme désigne un usage, une règle de droit, un fait juridique acquis aux débats parce qu’il réunit l’unanimité, en pratique constaté par les juristes affectés à la jurisprudence (aluni, pl.oulémas), ainsi que ceux qui l’attestent dans un acte de notoriété, sous leur responsabilité… Il s’agit 27 d’une garantie accordée à une solution par les savants qui ont tiré de la loi les applications pratiques, qui sont valables sur un plan général ».’ 9 Cependant, même s’il est vrai que le principe d’ inné » a pu grandement contribuer à la prise en charge de bon nombre de questions laissées sans réponse par les sources originelles, il faut remarquer que celui-ci présente aussi ses limites, surtout lorsque la communauté elle-même ne parvient pas à s’accorder sur un fait. S’il en est ainsi, c’est-à-dire s’il s’avère impossible de réaliser le consensus, il convient alors de rapprocher le cas nouveau d’un ancien similaire : c’est le principe de qiyâs ou raisonnement par analogie. Celui-ci relève en fait de la compétence des docteurs de chaque époque, mais aussi de chaque lieu et il consiste en la comparaison d’un fait nouveau à un autre déjà évoqué et dont il se rapproche. C’est d’ailleurs sur cette base, par exemple, que le cannabis, dont la consommation produit ‘les mêmes effets que celle de l’alcool -déjà formellement interdit par le Coran-, a été prohibé. Dès lors, le raisonnement par analogie constitue, de même que le principe de consensus, une source sûre du droit musulman. En d’autres termes, ils s’affirment, tous les deux, comme des éléments de législation qui ont fini par tenir une place très importante dans le monde de l’Islam. Allant dans le même sens, Tariq Ramadan écrit : « ainsi, le raisonnement par consensus, ou Unili, et le raisonnement par analogie, ou qiyiis, sont-ils considérés comme les sources du droit les plus fiables après le Coran et la Sunna »20 . Cependant, il convient de préciser que le principe d ‘ijnid et le raisonnement Par analogie (f ‘,yds) ne sont pas les seules références additionnelles puisqu’il en existe d’autres dont l’usage reste moins fréquent. Nous pouvohs souligner, dans ce cadre, le cas du principe d’istiskih qui consiste à porter son choix sur la meilleure solution — choix guidé par l’intérêt public- ou 19Frédéric-Jérôme Pansier et Karim Guellaty, op. cil.. pp.27-28. 20Tariq Ramadan, op. cil , p.96. 28 encore celui du principe d’urf qui intègre certaines coutumes. Choir; enfin le principe selon lequel la nécessité fait loi. Il s’agit là d’appliquer temporairement une solution’ qui préserverait notre vie si le besoin s’en faisait sentir : dans un tel cas, l’illicite devient licite. Pour illustration, retenons tout simplement que le musulman peut être amené, par exemple, à consommer la viande de porc – pourtant interdite- s’il s’avère qu’il se trouve dans une situation d’extrême nécessité comme la famine. Cependant, ce qu’il finit nit surtout retenir, c’est que ces références additionnelles constituent les éléments de la jurisprudence islamique ou encore ,figh. Ce dernier est un travail d’adaptation qui est le fruit d’un effort de réflexion des juristes musulmans. Il s’agit d’un jugement pratique qui décide de la conformité ou non d’un cas nouveau avec les sources. En d’autres ternies, c’est un mécanisme par lequel le juriste élabore rationnellement une réglementation qui débouche sur une conciliation des facteurs du temps et de l’espace aux données de base, c’est-à-dire une conciliation entre l’absoluité des sources et la relativité de l’histoire. De ce point de vue, nous pouvons dire que le figh définit les actes du croyant qu’il fixe en conformité avec la Volonté divine. C’est ainsi qu’il recouvre aussi bien les aspects cultuels -ahhadate- que les affaires publiques (al mu’amalate). Mais, il faut dire que, à cause des problèmes politiques soulevés par l’évolution de la communauté, cette spéculation juridique a plutôt mis l’accent sur les questions liées à la vie collective, d’autant plus que, selon Tariq Ramadan, si « le premier de ces domaines a un caractère quasi définitif, le second demande une adaptation en fonction de l’époque et du lieu ».
LE PROJET MODERNISTE
Le monde musulman, après une longue période de grandeur, a basculé, à partir du XIll e siècle, dans la décadence. Pour un penseur moderniste comme Muhammad lqbal, les causes de cette dernière sont au nombre de quatre. C’est ainsi que. la première d’entre elles est d’ordre politique, avec notamment l’abandon des principes de l’institution du calipt au profit d’autres qui, en réalité, rappellent ceux de la monarchie héréditaire. De plus, la conquête mongole de Bagdad a contribué davantage à précipiter l’empire musulman dans la dégénérescence. C’est pourquoi, selon Chikh Bouamrane et Louis Gardet, « le déclin politique date, en fait, de l’invasion mongole et de la destruction de Baghdâd (1258). Après la brillante civilisation que l’Islam a connue jusque-là, l’autorité de l’Etat s’affaiblit progressivement, malgré l’effort de redressement que l’on constate ici ou là. Le principe de la concertation (shût-c2) a été abandonné au profit du pouvoir monarchique ». 44 Les Mongoles, de ce point de vue, se sont très vite détournés de la voie de Dieu et, conséquemment, ils ont avili la politique islamique. Ils ne se soucient plus de l’intérêt général, niais la politique leur pet-met plutôt d’assouvir leurs propres passions. Dès lors, tous les moyens sont bons pour satisfaire leur ego. C’est ainsi qu’ils sèment la tyrannie, apportent la désolation et la servitude, entravent les libertés, violent les droits fondamentaux des croyants et retirent à la communauté sa capacité de contrôle ; ce qui a l’inconvénient d’étouffer l’énergie créatrice d’autant plus que, pour maintenir leur domination, ils n’hésitent pas à interdire toute activité intellectuelle : c’est la « fermeture des portes de l’ifithad» survenue au XIII’ siècle après Jésus Christ. Ainsi que l’écrivent Chikh Bouamrane et Louis Gardet, « cherchant à sauvegarder l’ordre social, ils font tout pour le maintenir uniforme. Le conservatisme et le conformisme deviennent la règle et entravent la liberté créatrice. Malgré l’effort de quelques rénovateurs remarquables comme Abel Hanîfh, Ibn Taymiyya, Waliullah et al-At-gl -Mi, la pensée religieuse reste pratiquement stationnaire ». 45 Par là, il transparaît clairement que la paralysie de fi/jihad constitue le deuxième facteur du déclin de l’empire islamique. L’abandon de sa pratique a pour conséquence de faire reposer la communauté sur ses acquis ; d’où la stagnation, le conservatisme de celle-ci : ce qui débouche sur la clôture du inonde musulman, puisque, avec la « fermeture des portes de l’ijiihati », c’est aussi l’affirmation de la finitude du monde, de la limite même des possibilités. Dès lors, il n’y a pas besoin d’aller au-delà des choses d’autant plus qu’elles sont déjà bien ordonnées par le divin créateur. Il v a là une conception harmonieuse du inonde et donc une impérieuse nécessité pour l’homme de se conformer à l’ordre prescrit par Dieu. Une telle attitude fait naître chez les musulmans un sentiment de quiétude, de suffisance qui les empêche d’innover : ce qui a rendu statique la communauté qui s’est, par la suite, laissée enfermer dans des certitudes. S’il en est ainsi, c’est que les musulmans se sont détachés du monde et, pour Iqbal, il faut tenir le mysticisme pour responsable de cette attitude, luimême qui enseigne le désintéressement face aux affaires terrestres et la contemplation du monde des essences. A l’image de Platon, le mystique considère que le vrai monde n’est pas celui des apparences, mais plutôt l’arrièremonde des essences. En conséquence, vivre, c’est préparer la mort ou, du moins, c’est accepter de mourir dans le monde d’ici-bas. Il y a là un dénigrement systématique de la vie qui débouche sur une attitude de renonciation et de résignation face aux affaires terrestres. C’est pour cette raison d’ailleurs que Mohammed Iqbal considère le mysticisme comme le troisième facteur du déclin de l’empire islamique d’autant plus que celui-ci, en neutralisant l’énergie créatrice des musulmans, les empêche d’évoluer. Ainsi que l’écrit Iqbal, « loin de rétablir dans leur intégrité les forces de vie intérieure de l’homme moyen, et 45 Chikh bouamrane et Louis Garde, op. tir., id. u I I 1 I 49 le préparer ainsi à participer au mouvement de l’histoire, elle [la mystique] lui a enseigné une fausse renonciation et l’a rendu parfaitement satisfait de son ignorance et de sa servitude spirituelle ». 46 Eu égard à cette affirmation, nous pouvons donc dire que le mysticisme est source de passivité, de paresse et, par voie de conséquence, il conduit à l’immobilisme et au fatalisme. C’est pourquoi, selon lqbal, il faut le bannir, de même que l’imitation servile qu’il considère comme étant le quatrième et dernier facteur du déclin de l’empire. islamique. En effet, après la « fermeture des portes de l’ifilhad », les penseurs musulmans, cerminemen pour s’occuper, s’en sont limités à traduire, voire reproduire en langue arabe les théories des grands philosophes grecs. Cette imitation servile à l’égard de ces derniers a eu un effet dévastateur pour le monde de l’Islam dans la mesure où, en manifestant une réelle attention à la pensée grecque, il s’est détourné en même temps des sciences religieuses. De cette manière, il est devenu de plus en plus ignorant de sa propre religion et donc étranger à lui-même. Or, c’est de là que sont nées les idées fausses développées pour le compte de l’Islam. Nous comprenons ainsi pourquoi lqbal s’insurge contre la pensée de Platon : c’est que le platonisme que bon nombre de penseurs musulmans ont eu à imiter est étranger à l’esprit de l’Islam. Platon, il est vrai, enseigne le désintéressement par rappôrt aux choses sensibles, et ainsi il appelle à se détacher de tout ce qui est devenir, changement. Selon lui, il n’y a pas d’autre norme que l’intelligible. En conséquence, l’homme ne saurait être source de sens. Dans la pensée de Platon, toute forme d’humanité devient comme une impureté. Et, c’est sur cette thèse d’ailleurs que s’appuient les orthodoxes musulmans pour appeler au retournement de soi, à l’acceptation du déterminisme et de l’idée selon laquelle la réalité nous éloigne de la pureté de l’Islam. 46 Mohammed lqbal, Reconstruire la pensée religieuse de IMun, Pâris, Ed. Maisonneuve, 1955. p.202. I I I I 50 Pour Iqbal, une telle pensée, en proclamait que les choses sont établies une fois pour toutes et qu’il n’y a pas lieu à agir pour changer le cours de l’histoire, a davantage pollué la civilisation islamique. Dès lors, il urge de la débarrasser de la mentalité musulmane en vue de s’attaquer au seul véritable défi auquel fait face le monde de l’Islam : faire renaître la civilisation islamique de ses cendres. Partant de là, lqbal va entreprendre un travail de déconstruction de la pensée islamique conservatrice qu’il considère, en dernière analyse, comme responsable du déclin de l’empire islamique, en procédant à une mauvaise interprétation des textes fondamentaux. Selon lui, celle-ci s’est installée dans l’errance, dans l’illusion, dans la mesure où elle prend l’envers pour la réalité. De ce thit, l’histoire du monde de l’Islam, du moins à partir du Xille siècle après Jésus Christ, apparaît comme l’histoire d’une longue erreur, d’une mémoire falsifiée. En fait, ce qu’Iqbal reproche aux anciens, c’est d’avoir mis les choses sens dessus —dessous, c’est-à-dire d’avoir inversé les valeurs. Dès lors, il y a une impérieuse nécessité de les remettre à l’endroit ; ce qui revient à ébranler tout l’édifice de l’ancienne pensée islamique et à tout reconstruire sur des bases nouvelles qui, cependant, doivent cadrer avec les références musulmanes. C’est ainsi que selon lqbal, « la seule alternative qui nous reste donc est d’arracher de l’Islam la dure carapace qui a paralysé une conception iztè la vie essentiellement dynamique, et de redécouvrir les vérités originelles de liberté, d’égalité et de solidarité, en vue de reconstruire nos idéaux moraux, sociaux et politiques, en leur rendant leur simplicité et leur universalité premières ». De ce point de vue, il faut dire que, chez ce penseur, la reconstruction du monde de l’Islam passe nécessairement par une ré-islamisation de celui-ci. Et, pour ce faire, il faut revenir au commencement, le recréer. Autrement dit, il s’agit de devenir semblable aux premiers musulmans en redevenant comme ils durent être aux hautes périodes de l’histoire musulmane, c’est-à-dire créateurs et 47Mohammed lqbal, op. cit., p.170. I I I I I I libres. Or, si les premiers musulmans avaient connu un tel niveau de développement, c’est qu’ils avaient su bâtir une société ouverte, celle-là même fondée sur l’acceptation de la différence et sur une certaine pensée inquiète. Une telle société est donc une société qui ne repose jamais sur ses acquis, mais qui comprend la vie comme un perpétuel recommencement, une perpétuelle réécriture, une perpétuelle invention. Il y a là l’idée d’une incertitude, d’une certaine inquiétude qui fait ressentir à l’homme le besoin d’avancer. Cette attitude qui consiste à attribuer à la vie un caractère incertain introduit, en même temps, le devenir au coeur de celle-ci. Dès lors, contrairement à la pensée, Orthodoxe, le devenir, de même que le changement, cesse d’être synonyme de manque d’être encore moins de non-être. Il n’est pas non plus un mouvement chaotique, mais un changement ordonné susceptible de nous conduire vers plus d’être. De même, le temps cesse, lui aussi, d’être statique, stable, permanent et incorruptible. Au contraire, il est conçu sous le mode même du devenir, d’un dynamisme. Et, selon Iqbal, c’est justement dans une telle conception de l’impennanence qui confère à la vie un caractère dynamique, évolutif et qui, donc, appelle à l’action qu’il faut trouver les raisons du rayonnement d’antan de la société musulmane.
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