Réitération parodique la marque du carnavalesque

Le récit de la route comme hypotexte du récit de la route

Kerouac apparaît à certains égards comme une figure tutélaire accompagnant les deux voyageurs de Volkswagen Blues, et il est possible de voir dans le personnage de Jack Waterman une forme d’avatar du fondateur de la Beat Generation. Les deux hommes ont en partage leurs origines québécoises (et en ce sens, le roman de Poulin participe une fois encore de ce projet de réhabilitation de la minorité francophone) ainsi que leur prénom – le patronyme de «Waterman » renvoyant vraisemblablement à la grande marque de stylos, et, de ce fait, à la profession d’écrivain qu’ils ont également en commun. De façon surprenante, Kerouac devient même un personnage à part entière de ce road novel, puisqu’un vieux routard croisé en chemin affirme avoir un jour fait quelques kilomètres en compagnie du célèbre auteur :
Il avait rencontré beaucoup de monde sur les routes et sur les trains. Une nuit, il avait même rencontré Jack Kerouac. C’était sur un train dans le bout de Denver, et Kerouac n’était pas encore un écrivain connu à ce moment-là. Il faisait froid. Ils avaient bu du vin. Il se souvenait très bien de Kerouac […].
Au cours de la dernière phase du périple en direction de Théo, Kerouac fait figure d’étoile polaire à partir de laquelle les personnages se repèrent dans l’espace : Après avoir jeté un coup d’œil sur le plan de la ville, il décida de rouler un moment dans Bay Street, mais il tourna à droite et prit Columbus lorsqu’il vit un panneau signalant que le quartier de North Beach se trouvait dans cette direction. Le nom de North Beach évoquait pour lui des souvenirs liés aux beatniks et à Jack Kerouac.
Le parcours de Jack et Pitsémine à travers la Californie est ainsi prédéterminé par l’itinéraire tracé avant eux par Kerouac, dont on emboîte très naturellement le pas. Le territoire semble ainsi avoir été cartographié par l’auteur, chaque coin de rue renvoyant au souvenir de son passage : « Un peu plus loin, sur la gauche, il y avait un parc appelé Washington Square. – Ah oui, dit l’homme, Kerouac venait souvent par ici579 . » On découvre par ailleurs que Théo avait dans ses affaires un exemplaire d’On the Road, que Pitsémine entreprend de relire, durant leur traversée de San Francisco. L’ouvrage est alors presque directement intégré au texte :
On the Road était un des livres que la Grande Sauterelle avait « empruntés » au cours du voyage parce qu’il était mentionné dans le dossier de police de Toronto. Elle l’avait trouvé en version française dans une bibliothèque de Kansas City : elle le connaissait déjà, mais elle avait eu du plaisir à le relire. « Qui n’a pas relu n’a pas lu », disait-elle.
Pour sa part, l’homme avait préféré garder intact le souvenir de sa première lecture : il se souvenait d’un voyage ayant les allures d’une fête continuelle, qui était racontée dans un style puissant et enchevêtré comme les routes immenses de l’Amérique ; alors il s’était contenté de relire la préface, dans laquelle il avait souligné cette phrase :
La route a remplacé l’ancienne « trail » des pionniers de la marche vers l’Ouest ; elle est le lien mystique qui rattache l’Américain à son continent, à ses compatriotes.
Ainsi, Volkswagen Blues absorbe plus de quatre siècles d’exploration de l’Amérique, de Cartier à la Beat Generation581, et au même titre que les récits des premiers colons mentionnés précédemment, On the Road finit par s’insérer dans la trame de ce palimpseste.
L’œuvre de Kerouac, qui se trouve à l’origine de la tradition littéraire du road novel, finit ainsi par constituer un hypotexte dans les récits de la route plus récents, au nombre desquels nous pouvons ajouter, par exemple, Le voyageur discret de Gilles Archambaud, dont il sera question ultérieurement. Au cinéma, un film tel que Vanishing Point semble depuis peu faire l’objet d’une attention plus soutenue et apparaît de façon sous-jacente dans certains road movies, comme par exemple The Year Dolly Parton was my Mum, dont la petite héroïne porte le nom de Kowalski. Par ailleurs, le second volet de Death Proof – qui par certains aspects est à mettre en relation avec le récit de la route – se présente comme un hommage appuyé à l’œuvre de Sarafian, auquel on emprunte, entre autres, sa Dodge Challenger blanche et qui fait surtout l’objet d’allusions directes : les personnages cinéphiles, cascadeuses ou comédiennes de métier, expriment en effet leur admiration pour le film culte et leur volonté d’en rejouer quelques scènes, en allant « emprunter » la réplique du fameux véhicule à un paysan. D’emblée, le spectateur est placé dans le simulacre, puisqu’il s’agit pour les protagonistes de reproduire, dans leur réalité et par jeu, les images qu’elles ont un jour regardées sur grand écran. L’intrigue originale fait par ailleurs l’objet d’un certain nombre d’ajustements et même, pourrait-on dire, de retournements : le pilote masculin solitaire et mutique est ainsi remplacé par un groupe de femmes volubiles, et le dénouement permet d’assister, non plus à l’immolation du héros mais au massacre du « méchant » (incarné ici par Kurt Russell)582. Ainsi, le temps a permis au film de Sarafian, Vanishing Point, de devenir un classique du road movie et de constituer à son tour un texte de référence à partir duquel sont susceptibles de se construire de nouveaux récits de la route.Mais il est, dans notre corpus, un film qui, sans s’appuyer sur une œuvre de référence unique, semble prendre le contre-pied du road movie dans son ensemble pour en produire une image dégradée et peut-être en annoncer le déclin. Il s’agit de The Straight Story de David Lynch, dont la sortie en 1999 marque sans doute un tournant dans l’évolution du genre cinématographique. L’intrigue se construit autour d’un personnage chenu et fatigué, qui ne présente plus qu’un lointain rapport avec les motards fringants d’Easy Rider. Ironiquement, sa quête s’effectue non plus en Harley Davidson mais en tondeuse à gazon, dont la vitesse de croisière peine à atteindre les 30 miles à l’heure – Alvin Straight est d’ailleurs constamment représenté en train de se laisser dépasser sur la route par des automobilistes plus ou moins condescendants. De plus, le vieil homme perd un peu de sa crédibilité, puisqu’il doit s’y reprendre à deux fois pour mener à bien son projet de voyage, faute d’un véhicule suffisamment performant, ce qui permet au spectateur d’assister au redoublement de la scène des adieux. Le personnage apparaît alors comme un américain moyen, jardinier du dimanche égaré sur l’asphalte comme par mégarde alors qu’il entretenait sa pelouse. D’une certaine manière, The Straight Story fait écho, à 30 ans d’intervalle, à la  scène de la forge d’Easy Rider, dont il constitue le contrepoint cocasse. Alors qu’un montage alterné permettait de mettre en évidence, dans le film de Hopper, le caractère archaïque du cheval, dont la puissance ne pouvait rivaliser avec celle des motos, ce sont, chez Lynch, les montures des protagonistes qui semblent avoir vieilli en même temps que leurs conducteurs – prenant du poids, se déplaçant avec difficultés et nécessitant la présence d’un appui (une canne ou deux roues supplémentaires) pour mieux tenir en équilibre. Métaphoriquement est ainsi annoncé l’épuisement du genre cinématographique, à travers la déchéance concomitante des personnages et de leurs bolides. Cette agonie du road movie est par ailleurs rendue perceptible à travers la présence, au sein de The Straight Story, de comédiens de référence qui permettent d’établir des liens avec d’autres œuvres emblématiques. Ainsi, la fille d’Alvin est incarnée par Sissy Spacek, la jeune Holly de Badlands, et le frère malade n’est autre qu’Harry Dean Stanton, le Travis de Paris, Texas. En convoquant le souvenir de ces figures incontournables du récit de la route, le film de Lynch s’inscrit dans le sillage d’une tradition cinématographique, dont il donne à voir cependant toute la vulnérabilité. Ainsi, à travers l’étude de ces différents exemples, nous venons de montrer que le road novel et le road movie semblent délibérément se construire à partir de récits d’errance antérieurs – qui peuvent parfois même, dans le cas d’œuvres plus récentes, relever du récit de la route. Ces hypotextes s’expriment plus ou moins manifestement et semblent faire l’objet d’une forme d’édulcoration, voire même de distanciation, ce qui nous amène à parler, au sujet du récit de la route, de réitération parodique.
Il convient cependant de noter que la parodie, dans sa signification la plus basique, est généralement considérée comme une production comique. Le dictionnaire Larousse la définit ainsi comme une : « Imitation satirique d’un ouvrage sérieux dont on transpose comiquement le sujet ou les procédés d’expression587 . » De fait, Margaret A. Rose, qui consacre une monographie à ce sujet, présente dans son ouvrage l’évolution des différentes acceptions du concept de parodie à travers les siècles, et rappelle qu’à l’origine, le terme parodia permet de désigner chez les grecs anciens des textes d’imitation comique : Parodia = used by the time of the fourth century BC to describe the comic imitation and transformation of an epic verse work […] and is then extended to cover further forms of comic quotation or imitation in literature by Aristophanic and other scholiasts and to cover examples in speech by the rhetoricians.
La dimension comique figure également dans la définition synthétique de la parodie proposée par Rose à l’issue d’un premier tour d’horizon des différentes acceptions possibles du terme : « In all of these specific and general uses parody may be defined in general terms as the comic refunctioning of preformed linguistic or artistic material589 . » Le comique apparaît donc a priori comme un élément constitutif de la parodie. Or, tout bien considéré, et quoique présent par intermittences, le comique en tant que tel ne nous semble pas constituer un trait fondamental du récit de la route. Certes, des films tels que
Les doigts croches (Ken Scott, 2009), Little Miss Sunshine (Jonathan Dayton et Valeris Faris, 2006) ou Wir können auch anders (Detlev Buck, 1993), pour ne citer que quelques exemples, tirent franchement le road movie du côté de la comédie, chaque nouvelle situation incongrue étant destinée à provoquer le rire des spectateurs. Dans un film tel que Natural Born Killer, le comique côtoie l’insoutenable lors de scènes d’une violence extrême, dont l’exagération même finit par les rendre drôles. Plus généralement, quelques épisodes burlesques peuvent, de façon ponctuelle, s’immiscer dans le déroulement du récit de la route : nous pensons par exemple aux pitreries de Robert et Bruno en ombre chinoise dans Im Lauf der Zeit, aux scènes de jeu entre Travis et son fils ou entre Philip et Alice dans d’autres films empruntés au répertoire de Wenders, ou encore aux provocations ludiques de Thelma et de Louise. Mais dans l’ensemble, on perçoit au sein du récit de la route une infinité de nuances de tonalité. Certains parcours (celui de Sal et Dean ; celui de Jack et Pitsémine ; celui du couple de The Sugarland Express) semblent ainsi imprégnés d’une joyeuse insolence, quand d’autres (Two-Lane Blacktop, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Route 132) sont marqués d’une ineffable mélancolie. Plutôt qu’un aspect comique, nous percevons donc ici une forme de dérision, les personnages portant sur la vie un regard désabusé parfois éclairé d’un sourire. En l’absence d’un élément comique constitutif, est-il alors toujours pertinent de parler de parodie pour qualifier le mécanisme de redoublement-renversement observable dans le récit de la route ?
Ce questionnement se trouve au cœur d’un article de Linda Hutcheon, dont les travaux s’inscrivent dans la lignée de ceux de Bakhtine et font l’objet d’une présentation dans l’ouvrage de Rose. Elle propose d’élargir le concept de parodie afin de lui permettre d’embrasser certains phénomènes artistiques contemporains, justement marqués par ce rapport d’imitation-distanciation si caractéristique du road novel et du road movie : What I am calling parody here is not just that ridiculing imitation mentioned in the standard dictionnary definitions. […] Parody, therefore, is a form of imitation, but imitation characterize by ironic inversion, not always at the expense of the parodied text. […] Parody is, in another formulation, repetition with critical distance, which marks difference rather than similarity.
On retrouve ici l’acception bakhtinienne de la parodie, qui se construit dans un rapport d’opposition à un texte antérieur. Elle ajoute cependant : « Similarly, criticism need not be present in the form of ridiculing laughter for this to be called parody591 . » En l’absence d’un terme alternatif permettant de désigner adéquatement ce principe de redoublement critique à l’œuvre dans le récit de la route, il devient effectivement essentiel d’envisager une évolution de la définition de la « parodie », qui serait cette fois indépendante de la dimension comique qu’on lui assigne généralement. Nous rejoignons alors Hutcheon lorsqu’elle affirme :
I want to retain the term parody for this structural and functional relationship of critical revision, partly because I feel that a word like quotation is too weak and carries (etymologically and historically) none of those parodic resonances of distance and difference that we have found to be present in modern art’s reference to its past. Quotation might do, in a very general way, if we were dealing only with the adoption of another work as a guiding structural principle, but even then its usefulness is limited. We need a term that will allow us to deal with the structural and functional complexity of the artistic works themselves.
La révision du concept de parodie nous semble ainsi fondamentale et productive afin de permettre de rendre compte de la particularité du récit de la route. Nous la comprenons donc ici comme la reprise critique et distanciée d’un texte antérieur, sans que celle-ci soit pour autant nécessairement créatrice d’un effet comique.
La parodie, dont nous avons dit qu’elle permettait de caractériser le récit de la route, procède, par définition, d’une forme de retournement – dans la mesure où elle propose d’un texte antérieur une version critique et déformée. Or, en ce sens, nous pouvons considérer qu’elle participe d’un mouvement plus vaste, qui la comprend et la dépasse, et qui relèverait de ce que Bakhtine nomme le carnavalesque. L’auteur évoque en effet, dans Lapoétique de Dostoïevski, « la nature carnavalesque de la parodie593 ». De fait, nous allons voir que la dimension parodique que nous venons mettre au jour n’est en réalité qu’une des manifestations possibles de la carnavalisation irrigant le road novel et le road movie, et qui s’articule autour de l’ensemble chronotopique (formé par la route et le seuil) identifié précédemment.

La dimension carnavalesque du récit de la route

Le concept de carnavalesque est développé par Bakhtine dans les trois textes que sont la section « Formes et temps du chronotope » au sein de son Esthétique et théorie du roman, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, et La poétique de Dostoïevski, dans laquelle il en donne la définition suivante : « Nous appellerons littérature carnavalisée celle qui a subi directement, sans intermédiaires, ou indirectement, après une série de stades transitoires, l’influence de tel ou tel aspect du folklore carnavalesque (antique ou médiéval)594 . » Le carnaval, présenté par l’auteur comme un « spectacle syncrétique, à caractère rituel595 » mettant en contact toutes les franges de la société sans distinction de classe à l’occasion de festivités codifiées, est avant tout marqué par un principe de renversement : il constitue en quelque sorte l’envers du quotidien, dont il retourne les hiérarchies et les règlements pendant une durée bien déterminé.

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