Regard contemporain sur Shakespeare Hamlet et Richard III dans les mises en scène d’Ostermeier

Regard contemporain sur Shakespeare Hamlet et
Richard III dans les mises en scène d’Ostermeier

Rendre visible les jointures du texte

Une première étape dans cette esthétique est le rapport au texte traduit. En effet, il ne s’agit pas simplement de transposer Shakespeare dans la langue allemande. Le rapport au texte proposé par Mayenburg est tout à fait particulier et correspond à cette esthétique back together again. Making the joins visible is the goal of the aesthetic. I don’t deconstruct, I reconstruct”. 117 S. PALFREY et T. STERN, Shakespeare in Parts, Oxford, Oxford University Press, 2010. 52 « Kintsugi », comme s’il s’agissait, plus que de traduire Shakespeare, de recoller les morceaux d’Hamlet et de Richard III, de redonner une structure tout en mettant la structure originale en question. Il est intéressant de noter que, pour décrire la traduction, Walter Benjamin utilisait aussi la métaphore d’une céramique brisée. Ainsi, Joanna Rajkumar explique : « L’image employée par Benjamin des deux textes, original et traduction, “reconnaissables comme les morceaux brisés du langage plus grand, de même que des fragments sont les morceaux brisés d’un vase” ne veut pas dire que ces morceaux sont appelés à être réunis (…). Elle signifie au contraire qu’ils sont essentiellement fragmentaires. »118. L’image du vase brisée correspondrait donc à l’essence même de la traduction, qui ne peut en aucun cas proposer une copie identique, mais qui propose différents morceaux, qu’il s’agit de recoller. Ce nouveau collage laisse cependant visible les marques de fragmentation : c’est également ce que semble revendiquer le travail de traduction de Mayenburg. En observant en détail les deux traductions de Mayenburg, on constate plusieurs choses. D’abord, que le texte a été extrêmement raccourci : les deux pièces durent en effet deux heures trente, avec dans chacune des passages musicaux sans texte. Il est donc évident qu’une grande partie du texte shakespearien a été supprimée. Cependant on observe aussi que les passages conservés font preuve d’une traduction assez proche du texte, transposant la langue de Shakespeare dans un allemand clair et élégant. En regardant les deux mises en scène avec le texte shakespearien sous les yeux, on constate qu’il est assez facile de se retrouver dans le texte anglais écrit à partir du texte allemand oral, par exemple la scène d’ouverture de Richard III, qui ne présente pas de coupure ou de déplacement, ou la dialogue entre Hamlet et Ophélie dans la première scène de l’acte III, ou encore le monologue de Claudius dans la scène trois de la troisième partie . Dans ces passages, il est extrêmement facile de retrouver le texte anglais. Le texte a donc été largement transformé par un procédé de réduction, mais les passages conservés restent très proches du texte shakespearien. Ce phénomène permet de mettre davantage en valeur le texte, d’en faire ressortir les points forts. Mayenburg et Ostermeier semblent s’amuser à secouer le texte, à le casser pour le recoller dans un ordre particulier qui en laisse voir les morceaux, collés les uns aux autres de manière 118 J. RAJKUMAR, « La tâche du poète-traducteur ou l’impossible geste poétique », Revue Geste, s. d., p. 4. 119 Pour une comparaison en détail du texte shakespearien et de la traduction de Mayenburg, se référer aux tableaux comparatifs en annexe. 53 plus ou moins visible. La volonté d’avoir très peu d’acteurs sur scène appartient également à cette dynamique. Le choix de monter Hamlet et Richard III avec un très petit ensemble est certes motivé économiquement, mais il s’agit surtout pour Ostermeier d’avoir tous ses acteurs engagés de la même manière dans la pièce, afin que personne n’ait de « petit » rôle et ne reste dans l’ombre d’Hamlet ou de Richard. Cependant, pour parvenir à jouer les deux pièces avec moins de dix acteurs à chaque fois, le travail de collage et de déplacement devient vital, afin que tous les rôles nécessaires à l’avancement de la pièce puissent être assurés. Le texte shakespearien devient ainsi un « puzzle géant et complexe »120 comme l’explique Ostermeier : le besoin de déplacer, couper et recoller est ainsi une nécessité imposée par le choix d’une distribution resserrée. Il est vrai qu’au Globe, Hamlet pouvait sans doute être joué par une douzaine d’acteurs, mais le choix d’Ostermeier de jouer la pièce avec seulement six acteurs est assez radical121. Cette dynamique du collage est rendue volontairement visible. Un des premiers cas à considérer est bien sûr la répétition par trois fois du « Sein oder nicht sein». La pièce s’ouvre avec le monologue, manière pour Ostermeier de jouer avec les attentes du public en posant dès les premières minutes de la pièce ce passage connu de tous. Mais cette répétition est aussi représentative d’une esthétique des jointures. Ostermeier et Mayenburg savent que le « Sein oder nicht sein » sera d’emblée reconnu. Ils attirent donc l’attention du spectateur sur la structure du texte, l’invitant à penser dès l’ouverture de la pièce que le monologue n’est pas « à sa place habituelle ». Plus qu’une traduction de Hamlet, nous aurions à faire à un collage de Hamlet : Mayenburg s’amuse à en déplacer les morceaux pour nous laisser voir cette esthétique des jointures. Mayenburg ne se contente pas d’utiliser le monologue de Hamlet comme un leitmotiv qui structure la pièce : plusieurs changements ont lieu. La première scène du premier acte est supprimée (il est d’ailleurs étonnant de noter que le premier vers « Who’s there ? » qu’Ostermeier évoque à de nombreuses reprises dans ses écrits et interviews et qui a guidé toute sa réflexion sur la pièce, soit supprimé) et est remplacée par l’enterrement du père de Hamlet, scène qui n’existe pas dans le texte. C’est à l’acte IV et à l’acte V que les plus grosses modifications sont faites avec plusieurs scènes et répliques déplacées et regroupées avec d’autres passages (notamment l’annonce de la mort d’Ophélie déplacée dans la première 120 T. OSTERMEIER et P. M. BOENISCH, The Theatre of Thomas Ostermeier, op. cit., p. 200. “Marius and I are currently trying to resolve what seems like a huge and complex jigsaw.” 121 A. GURR, Playgoing in Shakespeare’s London, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 2008. 54 scène de l’acte V) et cinq scènes supprimées122. Dans Richard III, l’ordre du texte est davantage respecté, mais une attention spéciale est plutôt portée aux transitions : dans Hamlet le passage d’une scène à une autre est plus difficilement détectable car tout s’enchaîne sans pause. Au contraire dans Richard III, chaque scène se finit par un moment fort (rap de Lars Eidinger, mort d’un personnage, répliques dites en haussant la voix) et est suivie systématiquement par une transition musicale (principalement à la batterie), comme pour séparer visiblement chaque morceau du texte. C’est aussi lors de ces transitions que l’usage de la vidéo est le plus important. Selon Florence March, le texte shakespearien se prête particulièrement à ce jeu : « L’adaptation du théâtre pour le théâtre révèle au grand jour les sutures textuelles qui résultent des greffes, excisions, amputations, fractures, et réductions, décollements, déboîtements, et autres déplacements organiques. D’une certaine manière le théâtre élisabéthain, connu pour sa violence spectaculaire, semble se prêter particulièrement bien à l’exploration chirurgicale comme mode opératoire de l’adaptation. » 123. Cette description semble particulièrement adaptée aux deux traductions de Mayenburg. L’acte chirurgical consiste principalement à éliminer (le superflu?) pour proposer au spectateur les morceaux les plus importants en sélectionnant seulement certains personnages avec une distribution resserrée, et certains passages de la pièce. Cependant, les coupures appartiennent elles aussi au texte : comme l’explique Gabriel Egan, le texte transmis à l’imprimeur ne constituait pas le texte joué, mais un texte destiné à être lu, constitué de passages qui avaient été élagués lors des représentations124. Ce qui est particulier dans le travail de Mayenburg et d’Ostermeier n’est pas tant que le texte ait été réduit (ce qui est habituel dans la représentation des textes de Shakespeare) mais c’est que ces coupures mettent certains morceaux du texte en lumière et cherchent à être visibles. Le passage des vers anglais à la prose allemande est ainsi à prendre en compte : il s’agit de rendre le texte audible pour le public contemporain et également d’en faire ressortir les jointures. Le public ne peut plus se 122 On observe assez bien que Hamlet présente plus de modifications textuelles que Richard III à partir du graphique présenté en annexe. 123 F. MARCH, Shakespeare au Festival d’Avignon, op. cit., p. 96. 124 G. EGAN, The Struggle for Shakespeare’s text: Twentieth-Century Editorial Theory and Practice, Cambridge, 2013. A ce sujet, on peut aussi voir : S. PALFREY et T. STERN, Shakespeare in Parts, Oxford, Oxford University Press, 2010. 55 laisser bercer par le rythme régulier du vers blanc (« blank verse »): le texte prend ainsi un aspect plus singulier, nouveau, qui attire l’attention. « La traduction de Marius cherche à rendre le texte de Shakespeare intelligible. Il est impossible de transposer le vers blanc rimé de l’anglais original dans l’allemand contemporain. Marius se concentre principalement sur le sens et utilise un rythme libre et variable et assez souvent il arrive en fait à une approximation assez proche du vers blanc et de son motif iambique.»125. Cette intelligibilité du texte est visible quand on regarde les coupes faites au texte : de nombreuses périphrases sont remplacées : « the guilty kindred of the Queen » (acte I, scène 2, vers 138) devient « Bruder Rivers ». Le personnage est désigné directement, ce qui facilite la compréhension du texte. Par ailleurs, les répliques de certains personnages, divisées en plusieurs scène dans le texte, sont regroupées dans la même scène chez Mayenburg, par exemple les échanges de Hamlet avec Horatio entre la scène 2 et la scène 4 du premier acte sont regroupés juste avant l’apparition du fantôme dans la scène 4. Les entrées et sorties des personnages sont moins fréquentes, ce qui évite le besoin de transitions et donne un texte plus compact, et plus cohérent. Ce mode de traduction particulier est intéressant car il produit une sorte de double effet : à la fois la reconnaissance du texte par la familiarité de son sens et le sentiment d’entendre quelque chose qui se rapproche du vers blanc, et en même temps un aspect d’étrangeté puisque le texte ne respecte plus la forme shakespearienne, et que les nombreuses coupes rendent saillants certains passages126. Ce double effet fait partie d’une esthétique des jointures: le texte lui-même est rendu visible, cassé puis recollé par la traduction. Le travail de Mayenburg rend visible les morceaux d’un vers blanc déconstruit puis « recollé », à la fois reconnaissable mais plus tout à fait identique. On peut citer à ce sujet un passage du Hamlet d’Ostermeier, lorsque la reine Gertrude remercie Guildenstern et Rosencrantz. Dans le texte de Shakespeare, on trouve « Thank you Guildenstern and gentle Rosencrantz » (édition Arden Shakespeare) prononcé d’abord par le roi puis repris par la reine. La réplique de cette dernière devient dans le texte allemand de Mayenburg : « Danke Guildenkrantz und netter  “Marius’ translation aims at making Shakespeare intelligible. It is impossible to transpose the rhymed blank verse from the original English into German (…) Marius primarily concentrates on the sense and uses free verse variable rhythm, and quite often he does in fact arrive at a close approximation of blank verse and its iambic pattern.”. 126 On reviendra à la question de la traduction et de son effet sur le public en troisième partie. 56 Rosenstern ». Cette confusion de la reine produit bien sûr un effet comique et souligne le fait qu’elle est davantage une marionnette du roi que son égal. Mais on peut aussi penser que ce jeu de mot est révélateur de la dynamique de traduction, qui n’est pas simplement une reproduction à l’identique (comme dans le texte de Shakespeare où Gertrude répète les paroles du roi) mais une transformation où les morceaux se défont, se mélangent et se recollent sans être totalement les mêmes, comme si Mayenburg proposait ici un clin d’œil à cette esthétique des jointures. On observe également cette question du collage dans Richard III avec l’insertion à plusieurs reprises de répliques en anglais, écho au texte shakespearien qui a lui aussi été « recollé », rajouté au texte allemand, par exemple lors de l’ouverture de Richard III. Après avoir commencé son monologue en allemand, Lars Eidinger reprend les huit premiers vers en anglais, puis les vers 14-15 et 30-31, avant de reprendre le texte en allemand. Dans Hamlet le phénomène est moins fréquent, mais Eidinger cite deux vers du texte avant de commencer la représentation de son « mousetrap » : « the play’s the thing/ wherein I’ll catch the conscience of the King. » (acte III, scène 1, vers 359-340). La construction d’une alternance entre les scènes où Richard est seul et s’adresse au public et les scènes où il est avec les autres personnages est également à prendre en compte. Cette construction donne d’une part un rythme dynamique au texte, mais permet aussi une alternance de vignettes, de passages entre la vie privée de Richard, où il enlève son masque, et sa vie publique, où il trompe son entourage. Cette dissociation claire sert ainsi à la fois le sens général de la pièce et son esthétique des jointures. A cela s’ajoute l’usage particulier du micro, associé aux manigances de Richard, principalement utilisé lors de ses monologues. L’objet est extrêmement intéressant, car il est un accessoire de fête (on le voit particulièrement dans la première scène avec les confettis qui tombent du plafond et le micro qui se balance) : il amplifie la voix et permet de s’adresser à un large public. Paradoxalement, il nous donne aussi accès, par la lumière et la vidéo, à l’intimité de Richard, dont le visage est filmé en gros plan et qui l’utilise pour se confier au public. L’alternance de passages avec ou sans micro conduit à une superposition des voix, comme si plusieurs Richard se succédaient : un Richard narrateur, en communication avec le public, un Richard flatteur, un Richard manipulateur, complotant seul… La superposition de ces différents rôles s’accompagne de la superposition des modes de parole dans la pièce (narrateur/personnage) et des interlocuteurs (public/acteurs). Le rôle du narrateur est particulièrement présent au début de la pièce, où s’alternent le monologue de Richard et les scènes de fête avec les autres personnages. Quand il est seul sur scène, Richard se fait narrateur, dans une ambiance intimiste avec seulement la lumière du micro pour 57 éclairer son visage, puis avec la lumière, la musique et la présence des autres acteurs, il abandonne le micro et sort de la sphère privée, partagée avec le public, pour retourner à la sphère publique incarnée par les autres personnages. La scène de séduction de Lady Anne illustre également ce processus : quand il quitte la scène, Eidinger se retourne vers le public et s’adresse directement à lui. Il attend des spectateurs une réaction et devient le commentateur de la scène précédente. Cet effet de superposition rend ainsi visible la construction de la pièce et les différents points de raccord entre ces rôles et ces voix qui s’entremêlent. Ainsi, à la fois traduction et adaptation, le texte produit par Mayenburg et Ostermeier développe une esthétique particulière qui illustre leur rapport au texte shakespearien. Comme l’explique Florence March : « Ouvrant les portes de son laboratoire, l’adaptation donne à voir la fabrication du texte, sa trame et ses coutures. »127. Cette dynamique de l’adaptation est ainsi à voir dans la traduction du texte et dans les différents dispositifs de sa mise en scène.

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Les jointures de la mise en scène et la question du montage

Cette esthétique des jointures ne caractérise pas seulement le texte et sa traduction. Un autre élément marquant est l’usage de la vidéo, qui produit différents effets. La thématique du montage est centrale tant dans Hamlet que dans Richard III, et nous allons voir comment la vidéo participe d’une volonté de montrer les jointures de la mise en scène, les différents points de raccord qui montrent le texte shakespearien non pas comme une unité, mais comme le réassemblage particulier des différents éléments qui le constituent. Le montage consiste en effet à assembler plusieurs éléments pour qu’ils forment une séquence, dont les transitions peuvent être rendues visibles ou non. Cette technique appartient donc pleinement à l’esthétique du metteur en scène. Il s’agit d’abord pour Ostermeier, par le biais de la vidéo, d’attirer l’attention du spectateur sur certains points de la mise en scène, d’ajouter des petites vignettes indépendantes qui se superposent à l’action sur scène, produisant à la fois un effet complémentaire qui enrichit ce qui se passe sur le plateau et une fragmentation de la mise en scène. Thomas Ostermeier utilise fréquemment le support de la vidéo, il a travaillé avec Stéphane Dupouey de Before Sunrise à Richard III en passant par Hedda Gabler, où la vidéo était centrale dans la caractérisation du personnage principal. Dupouey effectue une véritable  transformation de l’image : quelques prises vidéo vont être reprises, modifiées, avant d’être insérées dans la mise en scène. « Aucune image ne reste telle qu’elle est »1 Ses vidéos visent à s’intégrer pleinement à la recherche de la compagnie. Il ne s’agit pas simplement de compléter la mise en scène : la vidéo en fait pleinement partie. Sébastien Dupouey explique que la scénographie est ainsi au cœur de sa réflexion : « Les questions qui me préoccupent le plus sont les suivantes : comment ajouter au plateau, ou le réduire, comment le compléter ou entrer en échange avec l’espace, et pas seulement avec l’histoire, les acteurs, ou la conception du metteur en scène. »129. La vidéo participerait ainsi à l’architecture du plateau, elle a le pouvoir de modifier l’espace. On le remarque autant dans Hamlet et dans Richard III : le rideau de perles sert d’écran de projection dans Hamlet, une caméra est intégrée au micro de Richard. Les accessoires ont ainsi une double fonction : à la fois accessoire de jeu ou élément de décor, et support pour la vidéo. Si la vidéo est aussi importante dans le travail d’Ostermeier c’est qu’elle sert plusieurs buts. L’un des premiers éléments est l’attention prêtée aux détails par la caméra. Le but est de montrer aux spectateurs des éléments qu’ils ne pourraient pas percevoir eux-mêmes, d’attirer l’attention sur certains aspects de la pièce, en somme de guider le regard du public. On le remarque particulièrement dans Hamlet puisque le personnage éponyme filme de très près certains éléments, par exemple des détails du banquet, et attire le regard du spectateur sur la nourriture, ou sur certains visages en plan rapproché. « Dès le départ, j’ai compris que Thomas était presque obsédé par les détails. Il voulait rendre visible des tous petits détails du jeu des acteurs grâce à la vidéo et ce fut l’une de ses passions, que nous avons cherché à satisfaire ces dernières années au cours de nombreuses productions, notamment Hedda Gabler et Hamlet. »130. Cette importance accordée aux détails participe de cette esthétique des jointures: ce sont les morceaux de la mise en scène qui sont mis en avant, le matériau brut qui est mis en valeur en quelque sorte. Si la traduction met en avant la matière du texte, la vidéo souligne la « texture » du jeu des acteurs en accentuant des micro-détails présents sur scène. 128 T. OSTERMEIER et P. M. BOENISCH, The Theatre of Thomas Ostermeier, op. cit., chap. « Making Theatre with Thomas Ostermeier», p. 56., “No image stays as it is.”. 129 Ibid., p. 56, “Questions that occupy me a lot are how you can add to the set, or reduce it, how to complete it, or enter into an exchange with the space, and not just the plot, the actors, or the director’s concept.”. 130 Ibid. “From the start I quickly realized that Thomas is almost fixated on details. He wanted to make tiny aspects of the actors’ play large through video, and this was one of his obsessions which we tried to fulfill over the course of several years and numerous productions, including Hedda Gabler and Hamlet.”. 59 De plus, elle permet de montrer les acteurs comme des acteurs et non comme des personnages: le fait de les filmer sur scène et de projeter leur image en simultané rompt l’illusion d’un monde réaliste qui existe en soi, tout en illustrant parfaitement le texte et l’obsession de Richard pour son reflet. Ostermeier utilise ainsi la vidéo dans un double processus : elle vient faire écho au texte, et lui permet de filmer ses acteurs en train de faire du théâtre, ce qui nous invite à remarquer davantage la structure de la pièce. Le support vidéo vient souligner l’idée d’un collage entre différentes techniques, différents passages du texte déplacés et superposés, différentes manières de montrer les acteurs au public. La vidéo est également une manière de mêler différents modes narratifs. « En plus de sa fascination pour les petits détails, la seconde obsession de Thomas (…) est d’utiliser la caméra comme une sorte de journal intime, comme un moyen de créer une connexion avec les sentiments intérieurs du personnage : cela nous mène directement de Hamlet à Richard III. »131. Il est intéressant de voir que la vidéo se focalise non seulement sur les détails de la pièce, tous les petits éléments non accessibles physiquement au public à cause de la distance qui le sépare de la scène, mais aussi sur le personnage principal, donnant accès à son monde intérieur. Il s’agit, par la vidéo, de montrer ce qui est caché, inaccessible. Ainsi, le travail de montage ne consiste pas uniquement à « recoller » les morceaux cassés, mais à ajouter un nouveau regard sur la pièce. Dans le cas de Hamlet, la caméra et la vidéo live deviennent des armes : en filmant en direct son entourage, il propose un éclairage nouveau sur l’action et nous donne une sorte de point de vue interne, et dédouble le regard du spectateur entre action globale et intériorité du personnage. « L’usage de la vidéo live pour montrer le point de vue de Hamlet en temps réel ajouta une perspective bien différente sur la question de sa folie. Nous voulions utiliser une caméra sans fil et avons testé plusieurs techniques de transmission. Nous avons fini par choisir de manière délibérée un mauvais transmetteur, bruyant, produisant un signal très étrange. Ce signal vidéo sombre, brut, sale, allait de pair avec le contraste produit entre l’architecture scénique de Jan, sombre et froide et les éléments vivant que Thomas y ajouta. »132. L’étrangeté du signal vidéo utilisé apporte un caractère inquiétant 131 Ibid., p. 59, “In addition to his fascination with tiny details, Thomas’s second obsession (…) is using the camera as a kind of diary, as a mean to create a direct connection with the characters’ inner feelings; this leads from Hamlet straight to Richard III.”. 132 Ibid. “The use of live video to show Hamlet’s perspective in real time added quite a different perspective to the central question whether he is mad or not. Practically, we wanted to use a wireless camera and tested a number of transmission technologies. We eventually very deliberately settled on a transmitter with a bad and noisy, very strange signal. This dark, rough and dirty video signal perfectly matched the contrast of Jan’s dark and cold stage architecture with the living elements that Thomas adds to it.”. 60 à l’univers entourant Hamlet, accentué par le dispositif scénique. La vidéo vient en quelque sorte mettre en question tout ce qui pourrait sembler évident, en diffractant le regard du spectateur. L’abstraction des vidéos, renforcée par la projection sur le rideau de perle, qui, lui aussi, diffracte l’image, donne un aspect chaotique à la pièce qui vient remettre en question l’idée que ces différents morceaux collent les uns aux autres. L’esthétique des jointures n’est pas un collage parfait mais se caractérise par une sorte de décalage qui montre au spectateur que ce nouvel assemblage des « morceaux » de Hamlet ou de Richard III n’est pas sans ambiguïté. Le personnage de Hamlet gagne en profondeur et en complexité : la teinte verte donnée à son visage par la vidéo lui donne un aspect inquiétant, fantomatique. La question de sa folie prend une teinte différente, puisque son visage apparaît comme une sorte d’hallucination déformée. La vidéo remet en quelque sorte le réel en cause : rien n’est tel qu’il semble être. Ainsi, la vidéo ouvre la scène à d’autres espaces : dans Richard III, le montage vidéo sert également de source d’éclairage et projette des images de paysages (champs, nuages, oiseaux). Plusieurs espaces se superposent : le dispositif scénique de Jan Pappelbaum dans lequel se déroule l’action, clos, qui ne présente pas d’ouverture ou d’issue possible, et un autre espace ouvert par la vidéo qui tantôt referme le premier espace sur lui-même par la projection en gros plan du visage de Richard, tantôt s’ouvre sur un « ailleurs ». L’espace scénique n’est donc plus une unité simple et non problématique : elle est fragmentée au travers du montage vidéo. Au fond, cette esthétique des jointures est aussi une esthétique de la déformation. L’objet cassé puis recollé n’est plus identique, il ressemble à quelque chose de connu mais en même temps présente une étrangeté qui l’empêche d’être familier. La caméra intégrée au micro dans Richard III permet de projeter en très gros plan le visage de Lars Eidinger. Son visage est ainsi déformé, reconnaissable mais difforme, étrange, ce qu’accentue le corset, la bosse et le pied-bot que porte l’acteur. Cet usage du montage vidéo est essentiel car il établit un lien fort entre le cinéma et le théâtre, et ce n’est pas anodin pour Ostermeier, qui déclare justement dans plusieurs écrits (nous y reviendrons plus tard) que le théâtre doit s’adapter à un monde de l’accélération. Cette accélération est produite par l’omniprésence de la télévision et du cinéma et donc du montage qui permet de changer en un instant de lieu, de personnage, d’angle de vue. Jacques Aumont explique, reprenant Goddard, que le montage est « la seule invention du cinéma »133. Le montage permet en effet de ne pas avoir toujours le même plan fixe et unique, mais de donner 133 J. AUMONT, Le montage. « La seule invention du cinéma », Paris, Vrin, 2015. 61 du sens à l’image. Comme l’explique Aumont, « le cinéma narratif reste (…) hégémonique »134 : c’est justement la question du récit et de la narration qui est cœur du travail d’Ostermeier. L’usage du montage au sein de ses mises en scène est une manière intéressante de faire le lien entre théâtre et cinéma et de renforcer l’aspect narratif de son œuvre, tout en multipliant les points de vue, ce qui rejoint notre thématique des jointures et du Kintsugi. Aumont distingue deux types de représentation dans le montage : la représentation discursive « fondée sur l’éclairage artificiel, la discontinuité, l’absence d’ancrage référentiel », et la représentation diégétique, « fondée sur une certaine continuité des actions et des gestes, un éclairage diurne (…) la présence de personnages »135. Dans nos deux mises en scènes, on rencontre chaque type de représentation. Dans Hamlet comme dans Richard III, la caméra qu’actionne le personnage principal renvoie à une représentation diégétique, qui présente le visage du personnage et est en rapport avec l’action, vient l’illustrer. En revanche, les images projetées en fond, sur le rideau de perle dans Hamlet, sur le mur dans Richard III correspondent à la représentation discursive. Dans Hamlet, on voit essentiellement des cellules et des bactéries filmées comme par un microscope, dans Richard III des vols de corbeaux. Ces images sont en discontinuité, elles viennent jeter une étrangeté sur la scène, et rompent avec le simple fil narratif. La rencontre entre les dynamiques du montage et les dynamiques théâtrales sont ainsi centrales dans le travail d’Ostermeier. L’usage de la vidéo fait pleinement partie de notre réflexion sur l’esthétique des jointures pour plusieurs raisons. Le montage est par essence lié à cette esthétique puisqu’il s’agit d’assembler plusieurs morceaux d’images et de vidéos. C’est aussi ce que revendique Sébastien Dupouey : il ne s’agit pas pour lui de réaliser un montage linéaire racontant une histoire, mais d’ajouter à la complexité de la pièce, de lui donner une ambiguïté et une étrangeté en diffractant les visages et les espaces. L’aspect du collage amène également le spectateur à reconnaître le texte shakespearien, tout en distinguant ses différents points de jointures, sa construction. La vidéo est un moyen d’attirer son attention et de susciter sa réflexion. 

Table des matières

Introduction.
Etat de la recherche
I. Thomas Ostermeier et l’héritage culturel shakespearien
A. Attentes et histoire vis à vis d’un héritage culturel commun : mettre Shakespeare en scène au XXIème siècle
1. Les défis posés par un héritage culturel
2. Le mythe d’un Shakespeare allemand
3. Le travail dramaturgique de Thomas Ostermeier
B. Une esthétique des jointures
1. Rendre visible les jointures du texte
2. Les jointures de la mise en scène et la question du montage
3. Interaction et participation
C. Le texte shakespearien : un laboratoire théâtral
1. L’usage des accessoires
2. Une réflexion sur le pouvoir du langage théâtral et ses limites
3. Faire de Hamlet et Richard III un diptyque
II. Ambiguïtés et tensions : le travail international d’Ostermeier, sa critique, son succès et ses spectateurs
A. Succès international et revers critiques
1. Panorama d’un succès international
2. La Schaubühne : de la scène berlinoise à un théâtre international
3. Une réception très mitigée en Allemagne
B. Un succès mondial aux causes plurielles
1. Ostermeier : l’art du story-telling
2. Une approche inductive : de la page à la scène
3. Le travail d’une compagnie dans un monde individualisé
C. Un théâtre mâtiné de références populaires, mais qui vise avant tout la bourgeoisie
1. Le théâtre d’Ostermeier : un théâtre qui s’appuie sur la culture populaire ?
2. Différentes formes d’autorité à l’œuvre
3. Une identité pour un public bourgeois ?
III. Shakespeare à l’heure de la mondialisation : enjeux économiques, politiques et culturels d’un Shakespeare multiculturel au XXIème siècle
A. Le jeu des transferts culturels
1. Un rapport différent à la langue des pays anglophones : la traduction
2. Le Globe à la Schaubühne
3. Hamlet en Palestine
B. Le Shakespeare d’Ostermeier : entre engagement et prise de distance
1. Le théâtre engagé d’Ostermeier
2. Shakespeare : l’occasion de présenter un théâtre politique ?
3. Ostermeier n’interroge-t-il pas davantage l’individu que le politique ?
C. Global Shakespeare : théâtre et culture mondialisée
1. Enjeux économiques du théâtre d’Ostermeier à l’heure de la mondialisation
2. Shakespeare, un produit de consommation dans la mondialisation.
3. Shakespeare et son public : un nouveau canon multiculturel
Conclusion
Annexes

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