Réflexions sur les concepts en droit de l’environnement
La recherche prospective d’un nouveau rapport homme – nature Le droit de l’environnement, nourri d’une perception biologique moderne de l’homme comme espèce animale parmi d’autres, connaît une effervescence doctrinale quant au dépassement du rapport de domination de l’homme sur la nature. Des juristes d’autres branches du droit se saisissent également de la question, en particulier des spécialistes du droit civil confrontés à la summa divisio personne – objet et aux limites du droit des biens pour appréhender la nature. Dans tous les cas, des juristes de plus en plus nombreux tentent de trouver un fondement juridique à la reconnaissance de droits à la nature ou à ses composantes afin de rééquilibrer le rapport homme – nature. Pour certains auteurs, un tel rééquilibrage passe 192 Alinéas 2 et 3 du préambule de la Charte mondiale de la nature, préc. 193 Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, préc. 194 Alinéas 1 et 2 du Préambule de la Charte de l’environnement. 195 Même si ces dispositions ont valeur constitutionnelle concernant le préambule de la Charte de l’environnement, comme l’a affirmé le Conseil constitutionnel dans sa décision : CC, 7 mai 2014, Société Casuca, n° 2014-394 QPC, JCP G, n° 26, 30 juin 2014, p. 761, note MEKKI M. 100 par la reconnaissance de droits à la nature, essentiellement en la consacrant sujet de droit (1). D’autres envisagent des voies médianes nouvelles en créant de nouvelles catégories juridiques qui transcendent l’opposition sujet – objet de droit (2). 1) La nature, sujet de droit Face d’un côté à une critique de plus en plus importante de l’appréhension uniquement utilitaire de la nature, et de l’autre à une valorisation de la nature en tant que telle196, des juristes interrogent, voire remettent en cause, la summa divisio classique du droit civil entre les sujets et les objets de droit, en ce sens que les biens naturels ou les animaux197 ne sont pas des choses comme les autres198. Pour sortir de la réification de la nature, certains auteurs se déclarent partisans de l’attribution symbolique de la qualité de sujet de droit à la nature, afin qu’elle dispose de droits subjectifs rattachés à la personne199. En théorie, cela ne semble pas impossible, bien que la qualité de sujet de droit reste actuellement réduite aux personnes physiques et aux personnes morales. Cependant, comme le souligne Carbonnier, le concept de personnalité « comme tous les concepts, […] est malléable, susceptible de plus ou de moins. La personnalité juridique est divisible »200. En ce sens, certaines catégories d’êtres humains étaient auparavant 196 François Ost cite en ce sens l’élan romantique de retour à la nature qui, au XIXe siècle, tend vers une attitude fusionnelle d’osmose à la nature. S’ajoute à cela une conscience plus aiguë de l’interdépendance des êtres vivants entre eux et avec leur milieu, se rapprochant du panthéisme (OST F., « Le juste milieu. Pour une approche dialectique du rapport Homme-Nature », préc., pp. 27-28). 197 En effet, les animaux ont toujours représenté un point sensible de remise en cause de l’opposition tranchée entre l’homme et l’animal. Dès le milieu du XVIIIe siècle, les théories des sentiments moraux, selon lesquelles sur le terrain du sensible s’effacent les différences entre l’homme et l’animal, ainsi que la cause du bien-être des animaux plaident pour la reconnaissance de droits aux animaux (voir LARRÈRE C., Les philosophies de l’environnement, préc, pp. 39-59). 198 En ce sens, voir DEL REY-BOUCHENTOUF M.-J., « Les biens naturels, un nouveau droit objectif : le droit des biens spéciaux », préc., pp. 1615 et s. et DEL REY-BOUCHENTOUF M.-J., Droits des biens et droit de l’environnement, préc. 199 En ce sens, les personnes physiques ou morales sont, à travers la qualité de sujet de droit et la théorie de la personnalité juridique, le support de droits subjectifs et d’obligations que le droit objectif leur reconnaît. Caroline Daigueperse, Jean-Pierre Marguénaud, Suzanne Antoine, Albert Brunois sont favorables à reconnaître l’animal comme sujet de droit. Contra : considérées comme des non-sujets de droit, comme les enfants, les femmes, les esclaves201. Alors pourquoi pas les animaux, dont l’humain est très proche génétiquement et avec lesquels il partage une certaine sensibilité ? Des auteurs, de plus en plus nombreux vont en ce sens en vue d’attribuer certains droits aux animaux (a). Une doctrine minoritaire va encore plus loin en attribuant la personnalité juridique à l’ensemble de la nature (b). a) L’attribution de la personnalité juridique aux animaux L’élargissement de la catégorie classique de personne est envisageable si l’on en module légèrement les conditions d’attribution. Néanmoins, l’application en l’état du régime juridique qui y est lié paraît peu adapté (α). C’est pourquoi des auteurs renouvellent plus largement le statut de personne en se concentrant sur sa mise en œuvre adéquate aux besoins des animaux et aux enjeux de leur protection (β). α) L’élargissement de la catégorie classique de sujet de droit aux animaux Pour attribuer la personnalité juridique aux animaux et leur attribuer de ce fait des droits, il convient en principe de dépasser les deux critères classiques d’attribution d’un droit subjectif que sont : la présence d’un intérêt protégé et d’un sujet doté de volonté202. Si le premier critère de l’intérêt protégé ne pose pas problème pour les animaux, et même pour la nature dans son ensemble depuis que sa protection est reconnue d’intérêt général avec la loi du 10 juillet 1976, le critère de la volonté reste toujours insurmontable et inapplicable en l’état. C’est pourquoi des 201 Ibid., p. 201 : l’auteur cite également le colonisé (sujet français mais pas citoyen), l’immigré, l’étranger, le prisonnier (jadis, servus ponae), le soldat, le clochard… Selon Carbonnier, l’homme est le sujet de droit par excellence, voire par définition. Il s’agit donc ici de simples analogies. La discussion quitte le droit pour le terrain des faits auteurs proposent de lui substituer un autre critère assimilant l’animal à l’homme du fait d’une sensibilité commune203 ; la sensibilité remplaçant alors le critère de la volonté du sujet de droit. Toutefois dans cette hypothèse, la mise en œuvre du régime attaché à la personnalité juridique semble en pratique difficile concernant un animal. En effet, un animal ne pourrait pas exercer tous les attributs de la personnalité juridique, tels les droits de la personnalité (respect de la vie privée, correspondance, etc.), bien qu’un tuteur soit envisageable à l’instar de la situation des personnes considérées comme incapables par le droit civil. Surtout certains droits s’avèreraient inutiles pour l’animal et les devoirs attachés à l’attribution de la personnalité absurdes204. Par conséquent, le simple fait de changer les critères d’attribution de la personnalité juridique sans changer le contenu même du régime applicable ne présente pas véritablement d’intérêt pour les animaux et aboutit à une distorsion inadéquate du droit existant. Il convient dès lors de dépasser la conception anthropomorphique de la personnalité juridique pour envisager d’autres solutions. β) Le renouvellement du statut de sujet de droit pour les animaux Des auteurs renouvellent la catégorie de sujet de droit en reconnaissant l’existence d’un droit subjectif dès lors qu’il y a un intérêt juridiquement protégé, la qualité de sujet de droit 203 Si la sensibilité est le critère mis en exergue pour faire le parallèle entre l’homme et l’animal, la proximité génétique de l’homme et l’animal peut également justifier une telle solution. Suzanne Antoine rappelle, par exemple dans son rapport sur Le régime juridique de l’animal, préc., p. 7, que « la cartographie et le séquençage du génome du chimpanzé a démontré la proximité de celui-ci avec l’homme (99,5% de gènes en commun), ce qui ne va pas sans interrogations d’ordre moral, dont la revue « Le Débat » s’est fait l’écho (janv.- fév. 2000, n° 1) ». En réalité, il est presque impossible de trouver un critère objectif de distinction entre l’homme et l’animal. Voir la littérature contemporaine abondante sur la distinction entre l’homme et l’animal, dont : , 1992 ; MARGUÉNAUD J.-P., « La personnalité juridique des animaux », D., 1998, chron., p. 205 ; MARGUÉNAUD J.-P., « Les enjeux de la qualification juridique de l’animal », in BAUDREZ M., DI MANNO T., GOMEZ-BASSAC V. (dir.), L’animal, un homme comme les autres, Bruylant, 2012 ; LIBCHABER R., « Perspectives sur la situation juridique de l’animal », RTD Civ., 2001, p. 239 ; ANTOINE S., « L’animal et le droit des biens », D., 2003, p. 2651 ; ANTOINE S., Le régime juridique de l’animal, préc. ; ANTOINE S., « Le projet de réforme du droit des biens – Vers un nouveau régime juridique de l’animal ? » Et de manière plus générale, voir la Revue semestrielle de droit animalier édictée depuis 2009 sous la direction de Jean-Pierre Marguénaud, qui aborde les questions relatives au traitement juridique des animaux. 204 MARGUÉNAUD J.-P., « La personnalité juridique des animaux », préc., pp. 205 et s. L’auteur rajoute que l’assimilation de l’animal à l’homme est source de dangers pour la société humaine. 103 étant reconnue de fait pour le destinataire de l’utilité du droit205. Il est alors question dans cette hypothèse de deux catégories de sujet de droit, comme ce qu’il existe en droit civil : d’un côté, les sujets de disposition pour les personnes qui peuvent exercer un droit en tant qu’elles sont aptes à choisir, à faire raisonnablement des actes juridiques, ce qui concerne les personnes appartenant à l’humanité raisonnable ; de l’autre, les sujets de jouissance concernent les êtres sensibles susceptibles de bénéficier de la jouissance matérielle ou morale d’un droit. Par exemple, dans cette seconde catégorie, l’enfant mais aussi l’animal peuvent se trouver bénéficiaire d’un legs. Cette catégorie peut s’étendre au-delà de l’humanité à tout être capable de souffrir, c’est-à-dire essentiellement aux animaux. Le statut de sujet de jouissance peut être perçu comme une avancée pour les animaux du fait que des droits peuvent leur être attribués, tel le droit à être nourri correctement, le droit à la santé, le droit de vivre dans des conditions décentes.206 Martine Rémond-Gouilloud remarque toutefois que l’on passe simplement d’une incapacité de jouissance initiale à une incapacité d’exercice. Cela ne fait que déplacer le problème sans le résoudre, car l’animal aurait besoin d’un représentant ou d’un tuteur pour disposer de son droit207, lequel serait nécessairement humain. Par conséquent, la mise en place d’un représentant de l’intérêt animal exigerait à nouveau de s’émanciper d’une perception utilitaire et anthropocentrée des animaux et d’établir des garanties procédurales en ce sens, à moins de revenir à la situation initiale d’un rapport de l’homme avec l’animal déséquilibré. Or, Martine Rémond-Gouilloud met en garde contre les dérives d’un tel mécanisme : « Ne nous leurrons pas : le choix de ces titulaires de droits embryonnaires ne serait que l’expression de préférences humaines et de rapports de force commandés par ces préférences. Là où l’homme de science retiendrait l’espèce rare ou la zone de grande valeur écologique d’autres feraient valoir des critères d’affectivité. Tel préfère son chien, tel autre son cochon ou son boa constrictor, et la plupart, cédant à l’anthropomorphisme, choisiront les espèces, mammifères notamment, qui semblent nous ressembler le plus »208. Le statut de sujet de jouissance se rapproche de la théorie de la quasi-personnalité de l’animal, qui consiste en l’attribution de droits patrimoniaux et extra-patrimoniaux sommaires, tels que l’attribution d’aliments du vivant du maître jusqu’à son décès, le droit de ne pas subir, Du droit de détruire. Essai sur le droit de l’environnement, de souffrances inutiles. Ces droits seraient octroyés à des degrés différents selon les animaux209. La mise en œuvre de la théorie semble cependant subversive : quels sont les droits à attribuer ou à ne pas attribuer ? Doivent-ils concerner tous les animaux ou seulement quelques-uns ? Surtout, cette hypothèse semble concerner essentiellement les animaux appropriés. La faune sauvage est exclue comme pour la majorité des propositions doctrinales relatives au statut de l’animal. En effet, le rapport homme – nature est revisité dans la plupart des cas d’un point de vue très ciblé relatif à l’animal et qui se rapproche de l’éthique environnementale dite « pathocentrée », selon laquelle la considération morale, et en l’occurrence juridique, s’étend à tous les êtres capables d’éprouver du plaisir ou de la peine210. Le problème est alors de savoir qui, au-delà des êtres humains, éprouve du plaisir ou de la peine, et de manière plus générale de la sensibilité. Mis à part les vertébrés, la réponse n’est toujours pas tranchée en sciences et déplace le débat sur un terrain davantage éthique que scientifique. Le critère de la sensibilité maintient également un certain anthropomorphisme dans la protection envisagée, qui justifie certes un degré et des modalités de protection différents pour les êtres sensibles, mais ne permet pas d’appréhender l’ensemble de la nature et de ses composantes. En effet, le reste du vivant, dont les plantes, ainsi que les éléments non-vivants de la nature, les processus écologiques par exemple sont laissés de côté. Catherine Larrère dénonce, en ce sens, la personnification des animaux comme un individualisme emprunté aux éthiques humanistes, qui ne rend pas compte de la complexité de la nature. Cela ne fait qu’étendre à l’ensemble du monde animal un modèle fortement anthropocentré et ne permet pas sa remise en question211. C’est pourquoi, davantage que modeler la catégorie traditionnelle de sujet de droit pour les animaux, certains auteurs envisagent la personnalité de la nature dans son ensemble. 209 En ce sens, voir par exemple SOHM-BOURGEOIS A.-M., « La personnification de l’animal : une tentation à repousser », D., 1990, chron., pp. 33 et s. 210 LARRÈRE C., Les philosophies de l’environnement, préc., pp. 46-47. En ce sens, certains philosophes défenseurs de la cause animale souhaitent également voir reconnaître des droits subjectifs aux animaux, même s’il est davantage question de droits moraux que juridiques. Les droits des animaux correspondraient ainsi à des intérêts de bien-être, comme la santé, la vigueur, pas d’entraves excessives aux mouvements corporels, absence de trop fortes souffrances, une vie qui ne doit pas être abrégée de façon précipitée, etc. Ces philosophies considèrent, à l’instar des juristes, qu’il y a un droit là où il y a un intérêt (LARRÈRE C., Les philosophies de l’environnement, préc., pp. 50-54, en particulier p. 51 à propos de Joël Feinberg). 211 LARRÈRE C., Les philosophies de l’environnement, préc., pp. 56-57. 105 b) L’attribution de la personnalité juridique à la nature dans son ensemble Pour certains auteurs, il convient d’attribuer la personnalité juridique à l’ensemble de la nature212. À l’instar des personnes morales et de la personnalité envisagée pour les animaux, il s’agit d’une fiction ou une simple technique juridique substratum de l’intérêt protégé213. Cela supposerait l’exercice des droits de la nature par le truchement de l’homme. S’agissant de sa représentation, des mandataires, ou encore « des guardians, tuteurs de la nature, […] veilleront sur ses intérêts, seront investis de larges pouvoirs de contrôle et, bien entendu, du droit d’agir en justice au nom de la nature »214. Les associations de protection de l’environnement, qui témoignent de leur attachement désintéressé à la défense des milieux naturels, seraient toutes désignées pour exercer cette fonction215. Toutefois, une partie de la doctrine craint que les choix de ces mandataires soient nécessairement l’expression des préférences humaines. Bien que se croyant investis des intérêts de la nature, ils ne feraient que protéger une nature perçue par l’homme, un artefact mêlé de sciences écologiques et représentations sociales. Par exemple, en cas de conflit entre des mesures de protection qui viseraient deux éléments naturels distincts, telle la fourmi et la baleine, ou un écosystème de montagne et quelques ares de littoral216, comment choisir lequel privilégier ? En fonction de quels critères : culturels, la rareté, scientifiques ? Les choix de ces titulaires ne permettraient pas de sortir de l’anthropocentrisme Pour Demogue, le sujet de droit est moins une question de fond du droit que de pure technique juridique. En ce sens, il affirme que « la qualité de sujet de droit appartient aux intérêts que les hommes vivant en société reconnaissent suffisamment important pour les protéger par le procédé technique de la personnalité. Le substratum essentiel est ici l’intérêt protégé. En le personnifiant, et ici intervient l’idée force, on lui donne une sécurité non seulement juridique, mais psychologique plus grande… » (DEMOGUE R., « La notion de sujet de droit », préc., p. 630). 214 OST F. , « Le juste milieu, Pour une approche dialectique du rapport Homme-Nature », préc., p. 29 : l’auteur se fonde sur le raisonnement de Christopher Stone. En ce sens, Marie-Angèle Hermitte propose de transformer en sujet de droits les zones d’intérêt écologique. Leurs droits seraient exercés par des gérants qui auraient en charge une veille biologique (HERMITTE M.-A., « Le concept de diversité biologique et la création d’un statut de la nature », préc., p. 255). 215 OST F., « Le juste milieu, Pour une approche dialectique du rapport Homme-Nature », préc., pp. 29-30. 216 Exemples cités par RÉMOND-GOUILLOUD M., Du droit de détruire, Essai sur le droit de l’environnement, préc., pp. 45-46, à propos de la personnalité des animaux. 106 actuel217, et même selon François Ost, les difficultés pratiques pourraient être un alibi au maintien du statu quo218. Pourtant le tabou de la personnification de la nature est tombé dans des ordres juridiques étrangers où des droits propres sont reconnus à la nature. C’est le cas notamment de la Constitution équatorienne qui donne des droits à la Pacha Mama, d’une loi bolivienne de 2010 relative aux droits de la Terre Mère219, ou encore du Whanganui river Claims Settlement adopté par le législateur néo-zélandais en mars 2017 qui reconnaît le fleuve Whanganui comme une entité vivante disposant de la personnalité juridique et de droits autonomes220. Suivant ce positionnement, la Haute Cour de l’État indien d’Uttarakhand a reconnu le 20 mars 2017 la personnalité morale de deux fleuves considérés comme sacrés par les Hindous : le Gange et la Yamuna221. Elle réitère quelques jours plus tard en adoptant un arrêt identique pour des glaciers de l’Himalaya, le Gangotri et le Yamunotri qui sont à la source de ces deux fleuves sacrés, tout comme d’autres éléments naturels (lacs et forêts d’Himalaya, les rivières, les cours d’eau, les ruisseaux, les lacs, l’air, les prairies, les vallées, les jungles, les zones humides des forêts, les prairies, les sources et les chutes d’eau)222. Cependant, la Cour suprême indienne est revenue pour l’heure sur un tel statut le 7 juillet 2017 en annulant la première décision de la Haute Cour de l’Uttarakhand reconnaissant le Gange et la Yamuna comme des entités vivantes. Elle donne ainsi gain de cause à l’État d’Uttarakhand qui considérait la mise en œuvre de cette décision comme irréalisable223. En ce sens, si certains flous demeurent quant à la mise en œuvre concrète 217 En ce sens, OST F., « Le juste milieu, Pour une approche dialectique du rapport Homme-Nature », préc., p. 32 et RÉMOND-GOUILLOUD M., Du droit de détruire, Essai sur le droit de l’environnement, préc., p. 45. 218 OST F., « Le juste milieu, Pour une approche dialectique du rapport Homme-Nature », préc., p. 32. 219 Sur ces deux instruments, voir DAVID V., « La lente consécration de la nature, sujet de droit. Le monde est-il enfin Stone ? », RJE, 3/2012, pp. 469-485. 220 Un précédent accord : le Whanganui River deed of settlement du 30 août 2012 entre les communautés maories et le gouvernement néozélandais allait déjà en ce sens pour apaiser les tensions entre les deux parties, les Maoris réclamant la reconnaissance d’un statut pour ce fleuve considéré comme leur ancêtre depuis les années 1870. Le présent accord, encore appelé Te Awa Tupua Act 2017, donne force au précédent accord qui a désormais valeur de loi. Voir le texte sur le site de la législation néo-zélandaise, en ligne :
[http://www.legislation.govt.nz/act/public.2017/0007/latest/whole.html]
; ou des articles de la presse française : « La Nouvelle-Zélande dote un fleuve d’une personnalité juridique », Le Monde, 20 mars 2017 ; « NouvelleZélande : les droits et devoirs du fleuve Whanganui », Libération, 28 mars 2017. 221 « Uttarakhand High Court accords status of ‘living entities’ to Ganga, Yamuna », The Times of India, 20 mars 2017 ; « Ganges and Yamuna rivers granted same legal rights as human beings », The Guardian, 21 mars 2017. 222 High Court of Uttarakhand, 30 mars 2017, Lalit Miglani v. State of Uttarakhand and others, en ligne :
[http://www.indiancourts.nic.in/ddir/uhc.RS/judgement/31-03-2017/RS30032017WPPIL1402015.pdf]
Voir aussi, « After Ganga and Yamuna, HC declares Gangotri and Yamunotri as living entities », The Times of India, 31 mars 2017. 223 « Supreme Court stays Uttarakhand high court’s order declaring Ganga and Yamuna ‟living entities” », The Times of India, 7 juil. 2017. 107 du statut de personne, dans ces différents cas des gardiens de la nature sont désignés pour agir en justice au nom des intérêts de la nature : il s’agit de tout individu ou de tuteurs légalement désignés. En Bolivie, par exemple, tout citoyen peut agir pour défendre les droits de la nature, tandis qu’en Nouvelle-Zélande il est prévu que le fleuve sera représenté en justice par un membre de la tribu et un membre du gouvernement. Il ne reste plus qu’à espérer que la reconnaissance de ces avancées processuelles renforce l’effectivité du droit de l’environnement et de la protection de l’environnement. Toutefois, comme le souligne Mathilde HautereauBoutonnet, le peu de décisions de justice sur ce sujet en Bolivie ou en Équateur laissent à penser que « des entraves demeurent comme le coût de la justice, en particulier lié aux difficultés de preuve scientifique ». Également, il convient « de déterminer le contenu des différents droits subjectifs et leur portée au regard des droits économiques ou des législations autorisant, même de manière encadrée, la dégradation de la nature. Si la nature a un accès au juge, cela ne signifie aucunement que le juge lui donnera raison sur le fond, au regard du droit objectif applicable… La subjectivation de la nature relance donc le débat sur le besoin de renouveler les outils de protection de l’environnement sur le plan substantiel et non uniquement processuel »224. 2) Des notions doctrinales nouvelles Au-delà de revisiter les catégories du droit positif (sujet de droit, res communis225), certains auteurs tentent de rééquilibrer le rapport entre l’homme et la nature en transcendant la classification entre les choses et les personnes. Ils proposent la reconnaissance de concepts nouveaux qui navigueraient « quelque part entre les biens et les personnes »226, voire au-delà. En ce sens, Gérard Farjat plaide pour la reconnaissance du concept de « centre d’intérêts »227, qui correspond déjà à une réalité, c’est-à-dire un fait saisi par le droit qui lui fait produire des effets juridiques dans une mesure variable. Plus précisément, les centres d’intérêts sont définis par l’auteur comme un point d’imputation du droit qui personnalise en quelque sorte les intérêts en jeu, mais en étant dépourvu du droit d’agir en justice à la différence de la personnalité juridique. La famille, les groupes de sociétés, l’entreprise, l’embryon, le mort, l’animal, les générations futures228 sont des exemples types de centre d’intérêts. La nature et l’environnement en sont aussi un domaine privilégié. Ainsi, l’auteur reconnaît à côté des centres d’intérêts individuels et collectifs (succédanés respectivement de la personne physique et de la personne morale), une troisième catégorie pour les éléments de la nature qui bénéficient d’une protection particulière. Cette catégorie correspond aux choses ou objets personnalisés, dans laquelle on trouve également les navires et aéronefs dotés d’une nationalité. La qualification de centre d’intérêts permettrait, selon l’auteur, de faire sortir les éléments de la nature d’une réification qui n’est plus pertinente et d’une personnification impossible. Toutefois, cette classification, bien que visant à rehausser le statut de la nature, ne demeure pour l’heure qu’une suggestion doctrinale sans régime juridique particulier qui permettrait de modifier le modèle de disjonction de l’homme et de la nature ayant cours en droit positif. Marie-Pierre CamprouxDuffrène souligne en outre qu’il semble contre-productif de multiplier les catégories229 alors qu’il suffirait de donner plus de contenu aux catégories existantes. Pourtant d’autres auteurs font des propositions encore plus innovantes au-delà de l’existant. Par exemple, François Ost envisage la relation homme – nature sous un angle dialectique, c’est-à-dire de l’interaction complexe de l’homme et du naturel. L’entrelacement de ces deux éléments par la pensée dialectique conduit l’auteur à construire un nouveau concept susceptible de traduire cette propriété émergente en forme de tiers : le « milieu ». Le milieu représente un entre-deux, champ de transformation réciproque de l’humain et du naturel. Le milieu dépasse la perception anthropocentrique du droit de l’environnement, car il est « à la fois ce qui est entre les choses et ce qui les englobe ; son centre est partout, sa circonférence nulle part ; il peut être construit et pensé tant à partir de l’homme qu’à partir des écosystèmes »230. Ce concept dynamique semble être le « juste milieu » entre l’homme et la nature, que l’on retrouve parfois dans certains textes de droit positif, comme dans la Charte mondiale de la nature du 28 octobre 1982 qui énonce : « L’Humanité fait partie de la nature […]. La civilisation a ses racines dans la nature qui a modelé la culture humaine ». Également, le paysage, en tant que résultante en constante transformation, des usages et pratiques sociales d’un site naturel déterminé, constitue selon l’auteur une illustration du milieu232. Si ce dernier concept ne bénéficie pas d’une définition ou d’un statut encore déterminé, pour l’auteur les concepts de patrimoine et de responsabilité jettent les bases d’un régime juridique régulateur du milieu233. Dans la même perspective, d’autres auteurs dépassent la seule appréhension du sujet et de l’objet de droit et envisagent le lien homme – nature dans une optique globale, un « projet » de droit234. C’est le cas notamment de Michel Serres, qui avec le concept de contrat naturel souhaite relever le contrat social de Rousseau en y intégrant la nature comme partie prenante en tant que sujet de droit235. Le rééquilibrage du rapport homme – nature doit ainsi prendre la voie, selon l’auteur, d’un grand contrat tacite et virtuel passé avec la nature visant à établir une symbiose entre les hommes et la nature, condition essentielle du vivre ensemble dans le monde contemporain. Si les propositions de renouveau de la relation homme – nature émergent en doctrine et au-delà dans d’autres champs disciplinaires grâce à des notions mobilisatrices, il ne s’agit là que de suggestions relevant du droit prospectif. Cependant, le droit positif n’est pas totalement démuni. Pour certains auteurs, le concept qui pourrait traduire une qualification juridique de la nature et un type de rapport équilibré à la nature est le concept de patrimoine236. Ce semblant de statut juridique ne concerne pas seulement la nature et donc le patrimoine naturel, mais plus largement le concept plus actuel d’environnement avec les déclinaisons courantes de patrimoine culturel, patrimoine écologique ou biologique.
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