Les objets mathématiques matériels
Qu’est-ce qu’un objet mathématique ? Qu’est-ce qui le caractérise ? Pourquoi ? Quel lien établir entre les objets mathématiques matériels et les objets mathématiques intellectuels ?
Remarque préliminaire : point de vue épistémologique
Si on s’en réfère à un dictionnaire, un objet mathématique est un nombre, une fonction, un ensemble, une suite, etc. ou une figure, un graphe, etc. L’activité mathématique consiste à manipuler ces objets. Il convient donc de lever l’ambiguïté sur le terme objet mathématique. Les objets mathématiques pour notre étude, sont plongés dans une dualité : ils sont concrets,destinés à un usage, maniables : la clepsydre, le sablier, l’horloge mesurent le temps, le boulier, les réglettes multiplicatrices facilitent des tâches de calcul, les patrons conduisent à la fabrication de volumes géométriques. Et ils sont aussi la base d’une activité en mathématiques concernant : la mesure (la précision, l’erreur, l’incertitude…), le calcul (le système positionnel décimal, les retenues…), la géométrie (les surfaces, les volumes…), etc. Pour introduire notre questionnement, nous citerons Bachelard à propos de l’objet « ampoule électrique » (Le rationalisme appliqué, 1949) :
» Nous pouvons donc bien affirmer que l’ampoule électrique est un objet de la pensée scientifique. À ce titre, c’est pour nous un bien simple mais bien net exemple d’un objet abstrait-concret. Pour en comprendre le fonctionnement, il faut faire un détour qui nous entraîne dans une étude des relations des phénomènes, c’est-à-dire dans une science rationnelle, exprimée algébriquement. » (Bachelard, 2001, p 59)
Ce paragraphe soulève bien l’ambiguïté entre le concret et l’abstrait, ici exemplifiée en physique. Nous reprenons le même questionnement pour les mathématiques. L’abstrait se révèle dès que l’on veut comprendre le fonctionnement, que l’on se pose les questions :
Comment ça marche ? Pourquoi ? Le boulier, les tangrams, le compas de proportion, les tours de Hanoi, etc. sont des objets de la pensée mathématique.
Est-ce que des mathématiciens se sont intéressés à ces objets abstraits-concrets ? Bien sûr ! Néper a réfléchi aux bâtons à multiplier et à calculer les racines, Lucas aux bâtons à multiplier et à diviser ainsi qu’au problème des tours de Hanoi, Pascal et Leibniz aux machines à calculer, Descartes à un instrument pour calculer géométriquement la moyenne proportionnelle entre deux nombres, De l’Hospital, Pascal, Cavalieri aux traceurs de courbes, etc. La création d’objets matériels de ce type nécessite une culture mathématique conséquente, et à l’évidence, ces travaux sur le concret ont permis à ces mathématiciens d’avancer dans leurs travaux théoriques.
Notre opinion est qu’un objet mathématique est intellectuel ou matériel, abstrait ou concret.
Ce qui lui donne son caractère mathématique est le détour indispensable à la théorie pour comprendre son fonctionnement. Cette théorie peut être locale et provisoire, en construction pour l’élève.
Les ostensifs : point de vue didactique
Bosch et Chevallard (1999) se sont intéressés à la nature et la fonction des objets de l’activité mathématique. Ils explicitent les objets mathématiques selon deux registres : les objets ostensifs et non-ostensifs. Les auteurs précisent : » Remarquons tout d’abord que, du point de vue sensoriel, l’idée d’ostension renvoie plus spécifiquement à la vue. Mais l’ostensivité dont nous parlons ici se réfère, plus généralement, à l’ensemble des sens, même si de fait, la vue et l’ouïe jouent un rôle privilégié. Signalons en second lieu que, au-delà de leur perceptibilité, ce qui apparaît propre aux objets ostensifs est le fait d’être « manipulables » par le sujet humain : un son peut être émis (et reçu), un graphisme peut être tracé (et lu), un geste peut être fait (et perçu), un objet matériel quelconque peut être manipulé concrètement de diverses manières. » (Ibid, p 91) Un objet ostensif » se donne à voir » tels les objets matériels, les sons, les graphismes, les gestes, etc. alors les idées, les concepts, les intuitions, etc. sont des non-ostensifs. L’exemple donné par les auteurs est celui d’une fonction : la notation log est un ostensif alors que la notion logarithme est un non-ostensif. Dans leur définition, les auteurs précisent que » c’est par le fait qu’ils peuvent être concrètement manipulés que les ostensifs se distinguent des objets non-ostensifs « . Les notations de fonctions sont donc des objets mathématiques concrètement manipulables. Pour aller plus loin dans l’exemple précédent, nous préciserons que log est un ostensif manipulable et qu’une règle à calcul est un ostensif maniable. En effet, pour la multiplication, la règle à calcul utilise une propriété de la fonction logarithme népérien qui permet, en quelque sorte, de remplacer une multiplication par une addition (de longueurs), c’est la formule : ln(ab) = lna + lnb, pour a>0 et b>0 qui est utilisée pour placer les graduations de la règle à multiplier. Pour marquer une différence entre une règle à calcul et la notation ln, il paraît donc nécessaire de distinguer les ostensifs manipulables (intellectuellement, sur le papier ou à l’écran d’ordinateur…) et les ostensifs maniables (nous pourrions préciser chirotactilement). Pour les auteurs, cette distinction n’existe pas car l’activité en mathématique est supposée essentiellement intellectuelle. La manipulation des objets matériels se limite à celle de la feuille, du crayon, de la règle, du compas, de la machine à calculer et de l’ordinateur, alors que notre préoccupation est de définir une activité mathématique réalisée autour d’objets matériels. Notre approche s’insère dans cette analyse en la complétant d’une nouvelle classe d’objets ostensifs.
Registre : Papier-crayon et oral
La technologie de la tâche 1, la plus élémentaire devient une technique pour les tâches 2 et 3.
Pour que l’enseignement soit pertinent, il est nécessaire de penser les objets mathématiques matériels comme des ostensifs maniables qui sous-tendent des non-ostensifs et des ostensifs manipulables. Le professeur a la charge d’institutionnaliser le lien entre la technique (la manière de faire avec le boulier) et la technologie (la numération, l’algorithme…). De la même manière qu’un élève peut manipuler des ostensifs sans comprendre les non-ostensifs qui les règlent, les ostensifs matériels peuvent se manier sans comprendre les notions mathématiques en jeu, et on se trouve alors dans une situation qui n’a guère de sens pour l’enseignement.
Depuis les années 1950, le soroban s’est répandu au Japon, ce boulier ne possède qu’une quinaire et quatre unaires, c’est-à-dire cinq boules par tige. Ainsi, sur le boulier japonais chaque nombre possède une écriture unique, et il n’est plus possible de faire à la main ni les échanges entre unaires et quinaires d’une même colonne, ni entre les colonnes. Le report des retenues ne peut donc plus se faire concrètement. Le soroban, qui se répand aussi en Chine nécessite de la part de l’utilisateur de connaître un registre de résultats beaucoup plus important, et pour l’enseignement il constitue une perte de sémioticité. D’autre part, les boules du soroban sont taillées de façon à pouvoir claquer plus facilement. Le soroban symbolise donc une évolution récente de la technique, dans l’objectif de calculer plus rapidement. D’ailleurs, écrire 500 est plus rapide sur le boulier que sur une calculatrice…
Le point de vue de la psychologie
La psychologie s’est intéressée de beaucoup plus près que la didactique aux objets matériels et à leur influence sur la construction des connaissances. Piaget encourage l’exercice concret en mathématiques qui n’est pas un obstacle pour l’abstraction. Cependant, nous rejoignons sa mise en garde sur l’illusion de vouloir » faciliter les choses en renforçant l’aspect figuratif » (Piaget, 1998, p 250), car à vouloir trop montrer, on opacifie. Piaget soulève le problème des nombres en couleurs (ou réglettes Cuisenaire) en précisant qu’il y a » un verbalisme de l’image aussi dangereux que le verbalisme du mot. »
(Ibid, p 250). L’enfant doit manipuler et découvrir par lui-même, mais : » Ce matériel peut donner lieu à la tentation de démonstrations faites devant l’enfant par l’adulte seul […] ce qui risque (et ce qui est renforcé par la présence des couleurs) de faire primer […] les aspects figuratifs (perception, imitation et images) sur les aspects opératifs (action et opérations). » (Piaget, 1969, p 71)
Cette technique d’enseignement, imposée par l’État de Genève pendant quelques années, est bien plus difficile qu’il n’y paraît à mettre en place de manière efficace, avec le risque d’un enseignement qui devient intuitif. D’une manière générale il existe des contraintes d’utilisation concernant le matériel pédagogique, comme avec n’importe quel objet que l’on introduit dans la classe.
D’autre part, Rabardel (1999) donne des éléments pour une approche instrumentale en didactique des mathématiques. Il définit l’instrument selon deux composantes :
» D’une part, un artefact, matériel ou symbolique, produit par le sujet ou par d’autres ; d’autre part, un ou des schèmes d’utilisation associés, résultant d’une construction propre du sujet, autonome ou résultant d’une appropriation de schèmes sociaux d’utilisation. L’instrument n’est donc pas « donné », mais doit être élaboré par le sujet au cours d’un processus de genèse instrumentale qui porte à la fois sur l’artefact et sur les schèmes […]. » (Rabardel, 1999, p 210) Par dimension symbolique, l’auteur entend : » les cartes, les graphiques, les abaques, les tables de multiplication, les méthodes etc. « . Il définit la genèse instrumentale selon ces deux composantes : l’instrumentalisation qui » concerne l’émergence et l’évolution des composantes artefact de l’instrument » et l’instrumentation » relative à l’émergence et à l’évolution des schèmes d’utilisation « .
Cette théorisation est utilisée par Trouche (2002) pour l’étude des calculatrices en classe de mathématiques. Nous rejoignons plusieurs idées clefs du travail coordonné par Guin et Trouche (2002) : la volonté de rapprocher calcul et raisonnement, la nécessaire réflexion pour l’intégration d’un instrument en classe pour une activité mathématique, la notion d’activité expérimentale (Lagrange, 2002a), l’analyse anthropologique des techniques et des ostensifs (Lagrange, 2002b)… Mais, la genèse instrumentale ne nous est pas apparue comme le cadre théorique le plus adéquat pour notre étude car il ne prend pas en compte toute la dimension des objets mathématiques, les notions abstrait-concret et ostensifs-non ostensifs c’est-à-dire la composante mathématique intrinsèque. Pour nous, l’étude se situe au niveau des variables didactiques, du rôle du professeur, des techniques mises en œuvres par les élèves, du contrat didactique à établir, etc. pour que l’enseignement soit efficace.
Citons enfin le travail de Uttal, Scudder et Deloache (1997) sur les objets concrets pour l’enseignement, ce que les Anglo-saxons nomment dans leur langue : manipulatives. Leur point de vue est que ces objets concrets sont des symboles mathématiques, dans le sens où l’intention des professeurs est de travailler un concept ou un symbole écrit à l’aide d’un support concret. Pour les auteurs, la distinction ferme entre les formes abstraites et concrètes des expressions mathématiques n’est pas justifiée parce que justement, un enseignement en mathématiques avec un support matériel n’est efficace que s’il permet de faire le lien entre le support et d’autres formes d’expression mathématique. Mais, si les élèves ne font pas ce lien, il leur devient nécessaire d’apprendre deux systèmes séparés et l’enseignement est ainsi contre productif. Nous nous situons dans cette analyse.
Quelques données empiriques
En primaire, l’introduction en classe d’un objet matériel est assez courante, mais ceci n’est plus le cas au collège et encore moins au lycée (calculatrice mise à part). L’idée a été de demander à des professeurs de mathématiques de citer des objets mathématiques pour évaluer ce qu’ils entendaient par ce terme. Cette question n’a pas été posée dans un contexte complètement neutre car elle venait en introduction d’un atelier sur le calcul et les instruments à calculer, en particulier sur le boulier. Le premier questionnaire a été donné en mai 2004 à un public de formateurs IUFM et le second en août 2004 plutôt à des professeurs du Secondaire. Ainsi, l’analyse a porté sur vingt professeurs (treize femmes et sept hommes) qui ont chacun cité cinq objets mathématiques. Notre échantillon se compose de neuf professeurs du Secondaire (quatre en Collège et cinq en Lycée) et onze du Supérieur (neuf en IUFM et deux à l’Université). Les âges sont entre 35 ans et 61 ans, avec une moyenne de 42 ans environ. (Annexe 1)
Tout d’abord, les objets cités ont été triés par catégories :
– les instruments et machines à calculer, des abaques à l’ordinateur,
– les instruments de géométrie habituellement utilisés en classe : règle, rapporteur, équerre, compas,
– les instruments divers : dé (probabilité), miroir (optique géométrique), sablier (mesure du temps), jeux,
– la géométrie dans un sens plus général (cercle, cube, pavé…) ou parfois il est difficile de distinguer si l’on parle d’objets matériels ou non, en particulier pour les solides,
– la numération et le calcul (nombres) tout proche du thème de l’atelier,
– l’analyse avec les fonctions, primitives, intégrales,
– les concepts propres aux mathématiques : raisonnement, théorèmes.
Ces catégories d’objets ont été regroupées en trois classes : les objets matériels c’est-à-dire les instruments, les objets théoriques ou intellectuels (numération, calcul, analyse, concepts) et les objets mixtes qui peuvent être pensés matériellement ou théoriquement (géométrie) : le cube se dessine et il se construit aussi. Sur 100 objets désignés, environ la moitié des objets (52 exactement) sont des instruments mathématiques c’est-à-dire qu’ils sont matériels.
Environ les deux tiers des sondés (14 personnes sur les 20) ont cité au moins un instrument.
Ensuite 30 sont des objets intellectuels (théoriques) et il reste donc 18 objets mixtes. Même si le thème des ateliers était les instruments à calculer, il n’a été cité que 16 fois des instruments de calcul contre 23 en géométrie. Si on regarde de plus près, ce qui est le plus cité appartient au monde de la classe (de Collège et de Lycée) c’est-à-dire : calculatrice et ordinateur (six fois) et règle, compas, équerre, rapporteur (23 fois). On comprend ainsi pourquoi seulement deux personnes n’ont cité que des objets théoriques (tableau suivant4 ).
D’ailleurs, trois de ces objets sont communs aux deux sondés : équation, fonction, primitive (ou intégrale), ce sont deux formateurs IUFM qui probablement manipulent quotidiennement ces objets-là. Les professeurs citent donc des objets proches d’eux, qui font partie de leur activité quotidienne en mathématiques.
Revenons maintenant aux trois classes d’objets : Comment se répartissent les réponses ?
Commençons par les deux extrêmes : cinq professeurs citent uniquement des instruments et deux des objets théoriques. La moitié ne cite aucun objet théorique et seulement deux, aucun objet matériel (si on considère que les objets mixtes sont potentiellement matériels). On peut donc conclure que pour les personnes interrogées, un objet matériel, qui est le support d’une activité en mathématiques, est désigné par le terme objet mathématique. Enfin, seulement six professeurs ont qualifié un objet théorique d’objet mathématique. Il est aussi intéressant de noter que seulement quatre sondés ont cité des objets qui se répartissent dans toutes les classes. C’est-à-dire que pour eux l’objet matériel, ou non, appartient au domaine des mathématiques alors que dans la plupart des questionnaires, les réponses se sont limitées à une zone. Ce questionnaire montre donc la tendance à ne pas mélanger objet mathématique matériel et non matériel. Pour nous positionner par rapport à cette remarque, nous définissons un objet mathématique en rapport à l’activité qu’il implique en mathématiques et non sa qualité matérielle ou intellectuelle.