Maîtrise du cycle sexué
Pour mettre en place la reproduction sexuée entre souches industrielles via la stratégie de la souche assistante (Chapitre 3.2), pour utiliser la reproduction sexuée comme méthode d’amélioration des souches industrielles (Chapitre 3.3) et pour pouvoir identifier les mutations responsables de certains phénotypes d’intérêt (Chapitre 3.4) à l’aide de la méthode du « Bulk Segregant Analysis », il est nécessaire de comprendre précisément comment fonctionne la reproduction sexuée entre souches sauvages d’une part et entre souches sauvages et industrielles d’autre part. De plus, l’outil génétique reproduction sexuée étant nouveau à IFP Energies nouvelles, il est essentiel de mettre en place les protocoles adéquats : isolement et conservation des ascospores, identification du type sexuel, optimisation de la formation des stromata.
Isolement de souches sauvages des deux types sexuels
La reproduction sexuée pour les champignons de type hétérothallique bipolaire comme T. reesei exige deux souches de type sexuel compatible MAT1-1 et MAT1-2. Les souches industrielles, toutes issues de la souche QM6a, sont de type sexuel MAT1-2 et femelle stérile. La première étape du travail consiste à identifier des souches sauvages des deux types sexuels à la fois femelle et mâle fertiles. La souche sauvage T. reesei CBS999.97 (Lieckfeldt et al., 2000), est hétérocaryotique c’est-à-dire qu’elle possède un mélange de noyaux des deux types sexuels qui sont végétativement compatibles. Cette souche autofertile est utilisée pour ces isolements. La reproduction sexuée est décrite optimale lorsqu’elle s’effectue à 25 °C avec une alternance de 12 h de lumière et 12 h d’obscurité sur le milieu PDA (Chen et al., 2012). Après incubation de la souche CBS999.97 dans des conditions induisant un cycle sexuel, les ascospores obtenues sont hyalines comme décrit par Seidl et al. (2009). Les ascospores expulsées sont mises à germer sur PDA puis repiquées sur milieu PDA : 7 ascospores sur 15 portant les numéros A2, A6, A7, A8, A10, A11, A14 sont ainsi isolées. Afin de déterminer leur type sexuel, les isolats sont placés en confrontation les uns avec les autres : lorsqu’une confrontation entraine la formation de stromata, les souches sont de type sexuel opposé, au contraire lorsqu’aucun stromata apparaît entre les deux souches, celles-ci sont de même type sexuel (Figure 30A). Pour simplifier, dans la suite du manuscrit ce test sera appelé « test MAT » (Figure 31A). Deux groupes contenant respectivement A6, A7, A8, A10, A11 et A2, A10, A14 sont ainsi obtenus. La souche A10 se trouvant dans les 2 groupes est considérée comme hétérocaryotique et est exclue de la suite de l’analyse. Pour identifier leur type sexuel, les isolats sont croisés avec la souche QM6a de type sexuel MAT1-2. Les croisements avec les souches de type MAT1-1 sont fertiles Maîtrise du cycle sexué 86 alors que ceux avec les souches de type MAT1-2 sont stériles (Figure 30B). De cette façon, il est déterminé que les souches A6, A7, A8, A11 sont de type sexuel MAT1-2 et que les souches A2, A14 sont de type sexuel MAT1-1. Figure 30 : Test Mat ou croisements sexués pour l’identification des types sexuels. Les stromata sont pointés par les flèches blanches. Afin d’identifier les isolats les plus fertiles, c’est-à-dire ceux produisant de façon répétable le plus de stromata, les souches compatibles entre elles sont croisées. La souche A2 de type sexuel MAT1-1 est capable de se croiser avec toutes les souches qui lui sont compatibles. Un nouveau croisement de la souche CBS999.97 permet d’isoler une souche sauvage de type sexuel MAT1-2. Vingt-neuf colonies issues d’ascospores isolées sont soumises au test MAT contre les souches A2 et QM6a (Figure 31A). Les types sexuels ont été définis pour 27 souches dont 15 sont de type sexuel MAT1-1 et 12 de type sexuel MAT1-2. Parmi les souches MAT1-2, la souche B31 est sélectionnée car elle produit de nombreux stromata en confrontation avec la souche A2 de manière reproductible. Les souches A2 et B31 ont un phénotype vert foncé et plat (Figure 31C) et leur vitesse de croissance est identique, d’environ 3 cm par jour. Leurs types sexuels sont vérifiés par amplification d’un fragment interne de 500 pb dans le locus du type sexuel MAT1-2 et d’un fragment interne de 995 pb dans le locus du type sexuel MAT1-1 (Figure 31B). La souche A2 de type sexuel MAT1-1 et la souche B31 de type sexuel MAT1-2 sont les deux souches sauvages de référence qui seront utilisées dans ce projet. 87 Figure 31 : Identification de la souche B31. (A) Test MAT de la souche B31 : formation de stromata avec la souche A2 indiquant le type sexuel MAT1-2. (B) Amplification en PCR tandem d’un fragment interne de 500 pb dans le locus du type sexuel MAT1-2 des souches B31 et QM6a et d’un fragment interne de 995 pb dans le locus du type sexuel MAT1-1 des souches A2 à l’aide des couples d’amorces MAT1-2-F interne/ MAT1-2-R interne et MAT1-1-F interne/ MAT1-1-R interne. (C) Phénotypes des souches A2, A8 et B31 sur PDA. 3.1.2. Cycle de vie de T. reesei Des croisements entre l’isolat d’origine QM6a et la souche A2 sont entrepris sur milieu PDA afin d’établir la cinétique du cycle sexuel. Le cycle présenté en Figure 38 est une compilation des résultats de trois croisements initiés avec 2 jours de décalage. Les observations sont faites à « l’œil nu », à la loupe binoculaire et au microscope. La reproduction sexuée débute avec la mise en confrontation de la souche QM6a et A2. À J+1 (un jour après inoculation) et J+2 le mycélium croît et les conidies commencent à apparaitre. À J+3, les mycéliums développent des hyphes aériens et se couvrent de conidiophores (Figure 32). 88 Figure 32 : Hyphes ayant différencié des conidiophores Les conidiophores sont indiqués par les flèches noires. Ils portent les conidies. Les observations sont faites à l’aide du microscope AxioImager M2p Carl Zeiss et les images ont été prises à l’aide de la caméra Axiocam 105 Color (Carl Zeiss). Les mycéliums des deux partenaires entrent en confrontation et forment comme une ligne de démarcation. En plus des conidiophores, nous observons la présence d’hyphes entrelacées présentant des ressemblances avec des ascogones (Figure 33) et que nous n’avons jamais pu observer ailleurs que sur des boîtes de reproduction sexuée. Ces hyphes entrelacées ne ressemblent à aucune des structures décrites par Vincens et Hanlin chez H. gelatinosa et H. schweinitzii et sont probablement des ébauches de stromata qui sont décrites dans la littérature comme des hyphes condensées (Vincens, 1917). Figure 33 : Hyphes entrelacées colorées au Bleu de lactophénol Les observations sont faites à l’aide du microscope AxioImager M2p Carl Zeiss et les images ont été prises à l’aide de la caméra Axiocam 105 Color (Carl Zeiss). 89 Toujours au niveau du front de confrontation, de petites boules cotonneuses blanches apparaissent à J+4 (Figure 34). Ces structures cotonneuses évoluent pour donner des structures solides qui grossissent et brunissent à J+5 et correspondent à des stromata dont la surface est constellée de cratères (Figure 34). Figure 34 : Des boules cotonneuses et un stromata Les boules cotonneuses observées à J+4 évoluent en stromata marron à J+5. Ces observations ont été faites à l’aide de la loupe binoculaire Leica S8 APO. Les images ont été prises à l’aide de la caméra Leica MC170 HD et traitées à l’aide du logiciel Leica Application Suite (LAS). Les stromata poursuivent leur maturation jusqu’à l’apparition à J+8 de gouttes logées dans les cratères décrits précédemment (Figure 35). À J+9, les gouttes s’assèchent et laissent apparaitre à la surface du stromata des petits points noirs qui sont bien marqués à J+10 (Figure 35). La coupe transversale du stromata (Figure 35B) laisse voir un noyau brun. La coupe longitudinale du stromata (Figure 35D) montre que la coloration brune se limite à la surface du stromata et que les tissus internes sont blancs. Figure 35 : Les stromata à divers stades de développement Les observations des stromata et des coupes B et C ont été faites à l’aide de la loupe binoculaire Leica S8 APO. L’observation du périthèce a été faite à l’aide du microscope AxioImager M2p Carl Zeiss. 90 Par ailleurs, sous la surface du stromata, il y a formation de petites cavités en forme de poires dont les cols aboutissent à la surface du stromata par des ostioles superposables aux points noirs observés précédemment (Figure 35D). L’organisation interne du stromata correspond aux observations faites par Vincens, 1917 et Hanlin, 1965 chez H. gelatinosa et H. schweinitzii. C’est d’ailleurs à J+10 que les premières ascospores sont expulsées (Figure 36) contre le couvercle de la boîte de Petri sous la forme d’un nuage laiteux. L’observation microscopique des ascospores montre qu’elles ne sont pas éjectées en asques mais en vrac. Chez H. gelatinosa et H. schweinitzii, ce point n’a pas été évoqué, mais nous supposons que les asques intacts ont été récupérés directement dans le périthèce. Figure 36 : Libération des ascospores La reproduction sexuée est complète lorsque les ascospores sont libérées. Elles sont expulsées contre le couvercle de la boîte de Petri sous la forme d’un nuage blanc laiteux. L’éjection de la progéniture est visible sur le couvercle de la boîte de Petri jusqu’à J+15 mais se poursuit peut-être au-delà. La boucle du cycle de reproduction sexuée est accomplie dès lors que la progéniture est expulsée. Néanmoins, à partir de J+15 et jusqu’à la fin de notre cinétique, un changement de l’apparence des stromata intervient : ils se recouvrent progressivement d’une couche verdâtre qui semble constituée de mycélium (Figure 37). 91 Figure 37 : Le stromata en fin de cycle de reproduction L’observation du stromata a été faite à l’aide de la loupe binoculaire Leica S8 APO. La reproduction sexuée entre les deux souches sauvages A2 et B31 se déroule avec la même chronologie que pour l’exemple présenté ci-dessus. Quant aux cycles de reproduction sexuée entre souches sauvages et souches industrielles telles que la RutC30 et la CL847, nous observons les mêmes étapes avec un retard d’environ 24 à 48 h selon les expériences. La quantité d’ascospores expulsées n’a pas été estimée. Nous avons observé le déroulement des changements externes des stromata mais les événements à l’intérieur du stromata n’ont pas été étudiés. Ils ne peuvent donc pas être rapprochés des observations effectuées par Vincens et Hanlin qui décrivent plutôt l’initiation et le développement des fructifications à l’intérieur du stromata.
Récupération, conservation et germination des ascospores
Certaines expériences décrites dans la suite de ce manuscrit nécessitent d’obtenir des centaines de colonies indépendantes provenant d’ascospores isolées, c’est pourquoi il est nécessaire de pouvoir les isoler et les conserver. Les ascospores expulsées sur le couvercle de la boîte de Petri (Figure 36) sont récupérées par rinçage du couvercle et mises à germer afin d’obtenir des colonies isolées ou stockées pour une utilisation ultérieure. Les conidies étant pulvérulentes, elles peuvent contaminer les ascospores récupérées et stockées. Il est impératif que le milieu de germination des ascospores ne permette pas la germination des conidies. Les ascospores non mélanisées peuvent germer facilement et rapidement car le tube germinatif n’a pas à traverser une paroi rigidifiée par la mélanine comme chez les conidies pour lesquelles cette étape nécessite des nutriments (Šimkovič et al., 2015). Le milieu agar-eau qui ne contient aucun nutriment a été testé pour différencier les ascospores des conidies. Une concentration équivalente de conidies et d’ascospores a été étalée, puis après étalement d’ascospores diluées, des colonies isolées apparaissent au bout de 48 h d’incubation à 30 °C et continuent leur développement, tandis que parmi les conidies étalées quelques-unes germent mais ne se développent pas. Le milieu agar-eau servira dorénavant de milieu de germination. Chez N. crassa, les ascospores peuvent être conservées dans de l’eau stérile pendant 18 mois à 4 °C sans perte de viabilité (Smith, 1973). Cette méthode de conservation est testée en comptant le nombre d’ascospores capables de germer au moment de la récolte et au bout d’une semaine. Si au moment de la récolte seules 50 % des ascospores étalées germent, au bout d’une semaine il n’y en a plus aucune. La conservation dans l’eau n’est donc pas une méthode adéquate pour T. reesei. Comme les ascospores de T. reesei ne sont pas mélanisées, j’ai émis l’hypothèse qu’elles sont aussi fragiles que des protoplastes, qui sont stockés (dans notre laboratoire) dans une solution contenant du saccharose comme stabilisant osmotique et appelée CTS50. Cette nouvelle solution de stockage est testée en vérifiant le taux de germination des ascospores conservées à 4 °C, -20 °C et -80 °C à une concentration de 1.106 cellules/ml, le jour de la récolte (T0) et après deux semaines, un mois et six mois de conservation. Les taux de germination observés sont présentés dans le Tableau 7. Plusieurs conclusions peuvent être tirées de cette expérience : tout d’abord, le CTS50 est un milieu adapté pour la conservation des ascospores puisque la perte de germination au cours du temps est faible. De plus, les ascospores expulsées de la fructification ne sont pas toutes capables de germer, puisque 45 % des ascospores étalées ne germent pas. Ensuite, il y a une perte de germination supplémentaire d’environ 15 % après 15 jours de stockage, ce qui porte la perte totale à environ 60 %. Cependant, entre deux semaines et un mois, il y a une légère augmentation de la germination puisque 1 à 10 % d’ascospores supplémentaires sont capables de pousser. Enfin, entre un et six mois, le taux de germination chute pour être nul à 4°C et atteindre environ 70 % de perte totale à -20 °C et -80°C. La température de stockage a donc une influence sur la perte du taux de germination et c’est à -80 °C que le meilleur taux de germination est observé sur la durée testée. C’est à cette température que seront dorénavant conservées les ascospores. Les croisements entre les souches sauvages A2xB31 ou A2xQM6a ont généré le même type de profils de germination.
Optimisation de la formation des stromata
Dans la méthode de reproduction sexuée par confrontation utilisée précédemment, il est impossible de connaître la souche à l’origine des fructifications et donc de savoir si l’une des souches est femelle stérile. Une méthode, dite par arrosage, décrite pour d’autres champignons (Arnaise et al., 2001b; Chinnici et al., 2014) a donc été développée pour T. reesei en utilisant les souches A2, B31 et QM6a. Lorsque la souche QM6a est utilisée comme souche femelle et est arrosée avec les conidies de la souche A2, aucun stromata ne se forme, confirmant que la souche QM6a est stérile en tant que femelle. Cette méthode résumée sur la Figure 39 permet d’évaluer la fertilité femelle des souches et de diriger le sens des croisements mâle par femelle.