[Carnet d’enquête/extraits du compte rendu du 9e International Summit for Community Wireless Networks (IS4CWN, 2-4 octobre 2013), Berlin]
Le sommet international des réseaux communautaires sans fil se déroule cette année à Berlin au sein de l’hackerspace C-Base (siège du Chaos Computer Club [CCC]). Pour cette édition, L’IS4CWN est porté par les membres du projet berlinois Freifunk mais également par la fondation Heinrich Böll (affiliée au parti politique allemand écologiste Bündnis 90/Die Grünen), l’Open Technology Initiative (OTI) et Chambana.net (Acorn Active Media/Independent Media Center d’Urbana Champaign). Selon les organisateurs, l’événement rassemble la majeure partie des initiatives concernant les Réseaux Sans Fil Communautaires (RSFC) qui existent dans le monde.
Sur le papier de présentation du sommet, l’IS4CWN se veut « plaidoyer international pour un Internet décentralisé et pour un autre regard sur les technologies de l’information et de la communication » ; dans les faits, il s’agit de trois jours d’échanges, de discussions, de démonstrations et de débats autour de la technologie MESH et de ses standards logiciels, des Wi-Fi communautaires, des politiques relatives au 802.11 et de la législation sur les RSFC développés partout dans le monde.
Le colloque s’ouvre par une allocution de Sascha Meinrath, fondateur d’OTI et du logiciel MESH Commotion puis par un discours de Björn Böhning, membre du parti social-démocrate d’Allemagne et adjoint à la mairie de Berlin. Böhning, souligne la créativité que représentent des « infrastructures actives dans la société digitale ». Il cite Freifunk et leur RSFC à de nombreuses reprises et l’intérêt qu’a un « certain type de hackers » pour le « développement de la citoyenneté » .
Fotis et Eleftherios sont assis à côté de moi. Je les ai rencontrés l’année dernière à Barcelone où se tenait l’IS4CWN 2012 (organisé par Guifi, une association ayant développé un RSFC de 38 000 nœuds répartis à travers la Catalogne, la communauté de Valence, la Galice, le Pays basque et l’Andalousie). Ils savent que je fais une étude sur ces “infrastructures actives“ comme les nomme Böhning et que je reviens d’un long séjour à Détroit où j’ai suivi la mise en place de RSFC. Ils sont les coordinateurs d’un réseau sans fil communautaire à Athènes et n’aiment pas du tout le discours de Böhning. Pendant l’allocution, Eleftherios me confie à voix basse sur un ton cynique : « Non mais écoute-le celui-là ! Il y a un “bon type de hackers“… Bon, tu sais qu’on a un peu de mal avec les Allemands de manière générale ces derniers temps en Grèce, mais il ne s’agit pas de ça… Tu vois, il le dit à demi-mot : il aime bien ceux à qui il peut récupérer tout le boulot et le mettre dans son bilan politique ! Tu sais, c’est pareil à Athènes avec la crise, maintenant tous les politiques veulent récupérer ce que l’on fait depuis des années, car ils voient que ça fonctionne, qu’on devient l’un des FAI les plus importants dans la ville et qu’on va à l’encontre des intérêts de gros groupes télécoms qui ne sont intéressés que par le profit. Les hommes politiques ne nous ont jamais aidés, moi je ne veux pas avoir à faire avec ces pourris. On fait notre truc seul, pour les citoyens, pas pour les politiques !… ».
Après cette entrée en matière, je pars suivre un atelier animé par Darby Hickey d’OTI qui s’intitule Women and Community Wireless : adressing challenges, sharing successes. Le panel de discutant.e.s est varié : Sushinata vient d’Inde et raconte son expérience de déploiement de réseaux MESH dans certaines zones rurales de son pays. Très bonne solution selon elle car légère en terme d’infrastructure et facilement extensible par la suite. Jessica, la deuxième intervenante, vient d’Argentine et organise des ateliers non mixtes qui encouragent les femmes à comprendre les technologies télécoms et à créer des réseaux MESH dans leurs quartiers. Jenny, qui vient d’Oakland en Californie, abonde dans son sens et présente son initiative qui est similaire mais destinée à des personnes transsexuelles. Pour elle, les commons sont un moyen privilégié de repenser notre rapport au politique, au racisme, à l’homophobie et à la différence de manière générale. L’après-midi, je participe à un atelier qui vise à présenter d’autres projets MESH. Le premier prend place dans la région de Oaxaca au Mexique ; Il s’agit d’un réseau local de téléphonie mobile intitulé Rhizomatica. Originaire d’un village de cette province, Peter est ingénieur en informatique et a acheté un relais Wi-Fi extrêmement puissant et une connexion satellitaire à Internet pour couvrir trois vallées proches du village d’où il vient et qui n’est pas du tout couvert par les opérateurs de téléphonie mobile mexicains. Il a donc créé une appli pour smartphone qui fonctionne via Internet (VoIP) et une sorte de compagnie coopérative locale de téléphonie mobile qui fonctionne sur cet unique relais et cette connexion par satellite. Après cet exposé, Theresa, Monique et Ulysses, digital stewards à Détroit avec qui j’ai travaillé d’avril à juillet 2013, présentent leur réseau Morning Side MESH et la méthodologie d’implantation qu’ils ont appliquée pour faire connaître leur projet dans leur quartier et enrôler un nombre plus important de participants : sondages distribués dans les boîtes aux lettres, porte-à-porte pour discuter avec les habitants du quartier et les convaincre de participer au projet, appui sur des communities déjà existantes comme le club de patins à roulettes Rollercade, très important dans le quartier de Theresa, dernier lieu d’activité « communautaire » avec l’église du coin.
En fin de journée, après une pause où j’aperçois Fotis et Eleftherios en pleine discussion avec les personnes du RSFC de Montréal Île sans fil (je crois entendre qu’ils parlent « matériel » ; ils brandissent des picostations Wi-Fi et décrivent leurs fonctionnalités avec de grands gestes), Diana de l’association Allied Media Projects de Détroit présente aux côtés d’Andy Gunn d’OTI les réussites et les échecs des formations de digital stewards à Détroit. Le débat se focalise autour des façons de sensibiliser des citoyens et des personnes qui semblent à première vue peu concernées par les mondes du numérique, aux enjeux des RSFC, des infrastructures et de la technologie MESH. Diana revient souvent sur la nécessité de remettre au cœur des déploiements les community organizers, ceux qui «maintiennent le réseau » et non plus les geeks, les ingénieurs.
Le lendemain, la journée commence autour d’un atelier organisé par Greg, activiste américain défenseur des Communs. Il revient sur l’histoire du terme et sur pourquoi, selon lui, les MESH trouvent leur place dans ce « mouvement », assurant leur versant « infrastructurel 2.0 ». Après son atelier, cinq jeunes adultes de Brooklyn qui suivent également des formations de digital stewards, présentent leur réseau de quartier à Red Hook et les capacités de résilience dont il a fait preuve lors de l’ouragan Sandy de 2012 qui a touché de plein fouet New York. Les formations de digistews à Brooklyn et à Détroit diffèrent sur de nombreux points, notamment celui de la rémunération des participants. A New York, les digital stewards sont payés par le Red Hook Initiative Center, les « résultats » de leurs formations sont donc évalués d’une autre manière. En fin de journée, Amelia Andersdotter, membre du Parti pirate suédois et eurodéputée intervient sur la question de la gouvernance d’Internet et critique ouvertement la politique de Neelie Kroes (European Commissioner for Digital Agenda). Le titre de son intervention est le suivant : « Bottom-Up and TopDown : crossroads between Brussels and Communities ». Diana de Détroit est à côté de moi, elle me dit à voix basse : « Dis donc, elle est cool cette femme politique, il nous en faudrait des comme ça aux EtatsUnis !… Tu as vu, elle utilise les mêmes mots que nous à Allied Media : BottomUp, Communities, ces trucs que tu voulais que je t’explique quand tu étais à AMP avec nous… » .
Je lui réponds qu’il s’agit des mêmes termes en effet et lui demande si elle pense que tous les participants à ce colloque font la même chose : on parle à peu près tout le temps d’une technologie similaire mais les « versions » présentées par les participants sont totalement différentes les unes des autres. Pour l’un.e il s’agit d’un FAI alternatif, pour d’autres d’outils d’empowerment pour personnes en difficultés, transsexuelles, etc. Diana sourit et me répond : « mais ce n’est pas important que ce soit similaire François, l’important c’est que ça aille à peu près dans le même sens : redonner du sens à Internet, le rendre plus humain… » .
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