Reconstruire le Moyen Âge
L’histoire semble continue, à l’image du temps qui en est matière.Pourtant, si l’histoire avait une constante, ce serait celle du changement. Certains historiens estiment d’ailleurs que leur objet d’étude est avant tout le changement social (Morsel, 2007). Depuis longtemps, les spécialistes ont cherché à repérer, à rassembler et à définir ces changements en découpant des sections que l’on a appelé « âges », « époques », ou bien encore « cycles ». Finalement, c’est la définition d’une histoire conçue en tant que suite de « périodes » qui s’est finalement imposée. Le mot « Période » vient du grec periodos qui désigne un chemin circulaire. Entre le XIVe et le XVIIIe siècle, le terme a pris le sens de « laps de temps » ou d’« âge ». C’est au XXe siècle que fut créée la forme dérivée « périodisation ». Ce terme de « périodisation » rend compte d’une action de découpage du temps en périodes, ainsi que des représentations et des valeurs qui y sont associées. La cellule « période » est alors censée rendre compte d’une société, d’une civilisation, d’une structure politique qui présente une cohérence, des caractéristiques formant une structure qui est limitée dans le temps. Les périodes se font et se défont. Elles se constituent avant d’être remplacées par d’autres lors de mutations plus ou moins longues ou lors d’un changement brusque. « La périodisation est une rationalisation » (Le Goff, 2011), elle facilite et structure non seulement l’approche scientifique mais également nos représentations du passé.
La volonté de périodiser n’apparaît qu’aux XIVe et XVe siècles, à la fin de ce qui, justement, aurait défini la première période : le Moyen Âge. Jusque-là, les concepts d’ancien6 et de moderne circulaient déjà (ils correspondaient plus ou moins au concept de païen et à celui de chrétien). Que désigne le Moyen Âge? Il désigne avant tout une partie du passé. Les développement des royaumes germaniques et le font finir avec la découverte (fortuite) du continent américain par Christophe Colomb, ou encore en 1453 où Constantinople a été prise par les Turcs et où la Guerre de Cent ans s’est achevée. La période couvre dix siècles si bien que le consensus actuel dans le monde scientifique est de diviser le Moyen Âge en trois parties, ce qui permet un peu plus de précision. Il est alors communément admis de distinguer caractérisé par l’émergence de certains royaumes germaniques, la poursuite du rêve impérial avec Charlemagne et les empereurs germaniques, la christianisation progressive de la société, les ruptures et les continuités avec l’Antiquité. Le Moyen Âge classique est quant à lui considéré comme une période où la civilisation chrétienne atteint son apogée. On assiste également à un essor démographique, économique et culturel et une augmentation des contacts avec d’autres civilisations par le biais des croisades. Enfin, le Moyen Âge tardif est marqué par la Guerre de Cent ans, la Grande Peste et la crise économique (Duthoit, 2010). Bien qu’efficace dans les usages et les représentations, les historiens explicitent les potentiels risques de la périodisation de l’histoire : en particulier le risque de simplification. Simplifier serait contraire à la volonté des historiens dont le travail repose sur des protocoles qui leur assurent une « rigueur scientifique ». Cette « rigueur scientifique » doit permettre de rendre à l’Histoire la complexité de ses contextes et de ses enjeux. En somme, le risque serait d’aplatir la réalité historique (Le Goff, 2011).
Ces points de rupture induits par la périodisation sont alors discutés, nuancés et largement remis en question par les historiens. Ils expliquent que le passage d’une époque à une autre a été longue, progressive, pleine d’étapes et de chevauchements. Leur argument est que l’on peut difficilement définir des points de rupture définitifs. Les historiens ont alors trouvé des façons de penser autrement les frontières du Moyen Âge. L’historien médiéviste Jacques Le Goff propose l’idée d’un « long Moyen Âge » qui a eu un grand retentissement dans la discipline. Cette notion assouplit les frontières de la période, elle aborde le Moyen Âge en tant que processus d’évolution dynamique des sociétés inscrites dans le long terme. limes8au sein de l’Empire romain (Verdon, 2014). En effet, l’Antiquité tardive s’intéresse à la « barbarisation des populations romaines [et à la] romanisation des Barbares » (Coviaux et Telliez, 2019). Jacques Le Goff donne à ce long Moyen Âge des caractéristiques qui légitiment son unité culturelle et formelle : « la prédominance de l’exploitation de la terre par des agriculteurs non propriétaires au profit d’une classe de détenteurs de la terre, une idéologie dominante entièrement fondée sur le christianisme latin, une aspiration à la paix suivant la conception de Saint-Augustin n’autorisant que la guerre juste, l’attachement à une dynastie », etc. Il lui attribue également les valeurs caractéristiques et structurantes suivantes : la fidélité (cadre féodal des rapports seigneur-vassal), la hiérarchie, l’honneur (Le Goff , 2004) .
Le long Moyen Âge s’étend au-delà du XVe siècle car ces caractéristiques ne perdent leur prédominance qu’avec la Révolution de la fin du XVIIIe siècle et la Révolution industrielle du XIXe siècle. Toutefois, dans un entretien avec le journal du CNRS, il dira : « j’admets que, pour des raisons de commodité pédagogique, nous conservions scolairement les vieilles – et artificielles – divisions » (Le Goff, 1991). La formation et la recherche en sciences historiques (Histoire, Histoire de l’Art et Archéologie) sont effectivement organisées par périodes à savoir la Préhistoire, l’Histoire ancienne, l’Histoire médiévale, l’Histoire moderne et l’Histoire contemporaine. Chaque historien est spécialisé dans une période définie sur laquelle il va se focaliser pour devenir spécialiste de certains éléments que cette période comprend. La périodisation a donc une efficacité dans l’organisation de la discipline et de ses professionnels, même si elle est nuancée et complexifiée. La cohérence d’un Moyen Âge conçu comme une entité n’est pas fondamentalement remise en question, toutefois, les historiens médiévistes dénoncent les effets de la périodisation sur les perceptions des périodes elles-mêmes et tout particulièrement en ce qui concerne le Moyen Âge.