Reconstitution des itinéraires individuels

Le rapport singulier avec l’ATSEM

Eve éprouve des difficultés à organiser ses observations et se tourne vers l’ATSEM, facilement observable et qui a une habitude de la classe.
L’ATSEM bénéficie de cette expérience qui fait tant défaut à la PEFI et qui, selon elle, lui permet de connaître le niveau des élèves et d’anticiper ce qu’ils sont capables de faire. Dans certains cas, l’ATSEM est simplement consultée, par exemple pour s’assurer qu’elle peut lui donner un autre groupe (ACS du 03.03, UA 2) ou pour avoir son avis sur la difficulté d’un travail à distribuer aux élèves. Par exemple, l’ATSEM lui dit « j’ai regardé la consigne, je me suis dit ouah, c’est costaud » (ACS du 29.09, UA 10), ce qui lui permet de réajuster le niveau des travaux suivants. La stagiaire est satisfaite que l’ATSEM donne son avis et ne prend pas cela « comme une critique » (ACS du 29.09, UA 10). « Si y’a des choses que je fais pas correctement, ou euh si y’a des choses que je lui demande de faire alors que c’est à moi de les faire, euh… qu’elle me le dise » (ACS du 29.09, UA 18). Dans la classe d’Eve, l’ATSEM peut également être sollicitée pour intervenir auprès des élèves. C’est par exemple le cas, selon Eve, lorsque la titulaire et sa remplaçante sont malades (« du coup, le matin, [les élèves] étaient avec l’ATSEM », ACS du 16.12, UA 14) ou lorsque la PEFI laisse une ATSEM en formation, donc sans expérience, se substituer à elle, enseignante, pour contrôler la classe et reprendre un élève perturbateur.

Extrait de l’ACS du 03.03, UA 7

Ce qui me gêne un peu c’est qu’elle [l’ATSEM en formation] parle plus fort que moi à ce moment là, déjà, euh… bon, c’est vrai que là, c’est moi qui aurais du dire quelque chose, bon, peut-être que si elle avait rien dit j’aurais dit quelque chose, là, je sais pas (…). Je lui ai rien dit pour l’instant, enfin, parce que y’a rien qui m’a, enfin qui m’a choquée outre mesure, (…) mais euh… non, je pense que les ATSEM ont aussi un rôle à jouer… on va dire dans le calme de la classe, même si c’est moi qui dois normalement, enfin là, c’est moi qui aurais dû intervenir effectivement, mais… mais bon, je veux dire, je vais pas regarder méchamment une ATSEM qui reprend mes gamins. Au contraire, des fois je suis contente, quand il y en a trop qui, qui mettent le boxon dans le couloir par exemple, au contraire, je suis contente quand elles les retiennent un peu, là.
Alors que c’est « normalement » à elle d’intervenir, Eve profite des remarques formulées par l’ATSEM aux élèves pour observer ses manières de faire. Elle parvient à différencier les statuts, mais considère que l’ATSEM est une « personne ressource », une « aide dans la classe », « surtout en début de carrière » (ACS du 29.09, UA 18). Paradoxalement, la stagiaire apprend alors son métier à travers l’observation d’une personne expérimentée, mais qui n’est pas du métier, n’a pas le même rôle qu’elle, ni la même formation. De plus, Eve pointe une forme d’expérience que l’ATSEM possède et que la stagiaire n’a pas encore. Elle est « maman ».

La vision restrictive du métier d’enseignant

En stage filé, la stagiaire est affectée en classe de petite et moyenne section de maternelle (3 – 5 ans). Fréquemment, les enseignants en maternelle recourent à une organisation de la classe en îlots ou en ateliers. Les élèves y sont répartis par petits groupes et y effectuent un travail spécifique. Eve reprend cette organisation. Mais elle est confrontée, de façon récurrente, à trois problèmes liés à la passation de consignes propres à la situation dans laquelle chaque groupe d’élèves est respectivement engagé : elle ne sait pas si elle doit les passer à toute la classe ou en groupes restreints, elle est préoccupée par le temps tout en restant soucieuse de la bonne compréhension par les élèves du travail à effectuer, et ne sait exactement ce dont sont capables les élèves parce qu’elle découvre ce niveau.
Concrètement, elle oppose deux manières de procéder : expliquer tous les ateliers à l’ensemble des élèves, au risque d’y passer beaucoup de temps, ou délivrer les consignes au fur et à mesure à chaque groupe d’élèves au risque de faire attendre les derniers. Ce dilemme rend la PEFI « tout le temps tiraillée entre les deux, [elle] ne sai[t] pas ce qui est le mieux au final » (ACS du 03.03, UA 16). Elle n’est pas satisfaite de sa manière de procéder, qui consiste à expliquer les ateliers à tous les élèves en même temps, considérant qu’elle serait entièrement satisfaite si elle arrivait à passer l’ensemble des consignes à tous les groupes « et qu’après ils arrivent à exécuter leur consigne correctement » (ACS du 03.03, UA 16, jugement à valence négative). Mais en adoptant cette manière de procéder, elle serait confrontée à de multiples contraintes : elle devrait « repasser auprès des groupes afin de vérifier la bonne compréhension des consignes et de ré-expliquer » (ACS du 03.03, UA 16), n’aurait « pas le temps de faire reformuler pour voir où ils en sont », les élèves auraient « quatre informations différentes », il y aurait « un laps de temps entre le moment où elle explique et le moment où les élèves s’installent », et « les élèves pourraient avoir oublié une partie du travail à réaliser » (ACS du 03.03, UA 17).
Une manière intermédiaire de procéder consiste à installer les ateliers qui sont vite expliqués, et à autoriser les élèves concernés par ces ateliers à aller y travailler avant d’avoir fini de passer l’ensemble des consignes. En procédant ainsi, Eve cherche à se « débarrasser le plus rapidement possible des gamins » (ACS du 03.03, UA 14), c’est-à-dire à permettre aux élèves de certains ateliers de débuter le travail avant la fin des consignes. A travers ce fonctionnement, elle poursuit quatre motifs (ACS du 03.03, UA 16) : réduire le temps global de passation des consignes (donc éviter que les élèves ne se souviennent plus de leur consigne) ; expliquer calmement (en petit groupe) ; prendre davantage de temps avec les ateliers dont les consignes sont plus conséquentes ; éviter aux élèves d’écouter des consignes qui ne les concernent pas. Pourtant, la PEFI n’est pas non plus satisfaite par cette mise en œuvre. Elle sait en effet l’importance de la répétition des consignes. Elle considère sa manière de faire comme n’étant « pas forcément pertinent[e] » (ACS du 03.03, UA 14), puisque ce mode de fonctionnement ne permet pas à tous les élèves d’entendre l’ensemble des consignes, et qu’elle sera contrainte de passer à nouveau ses consignes à l’identique la semaine suivante. Or pour les élèves, entendre plusieurs fois la même consigne leur permet de mieux l’assimiler.
A l’autre extrême de la transmission des consignes, Eve explique les ateliers une fois que les élèves sont installés.

La préoccupation d’être titularisée

Eve considère que les visites constituent des périodes éprouvantes en ce sens qu’elles engendrent « beaucoup de critiques, de remises en question » (ACS du 16.12, UA 14). Elle appréhende en effet les critiques que pourraient formuler les visiteurs, et souhaite donner la meilleure image d’elle.
J’avais pas envie qu’il ait une mauvaise image de ce que je fais, euh, bon, c’était partiellement réussi, on va dire, j’avais peur bon, qu’il me casse un peu aussi, par rapport à, aux choses que je faisais qui étaient pas bien, bon ça a pas du tout été le cas, hein, les critiques elles ont été constructives, et il m’a pas cassé…
Il faut que je tienne compte de toutes les analyses que j’ai faites au préalable, pour améliorer, et essayer de faire en sorte que j’arrive à mettre en place ces améliorations au moment où vient la personne qui visite. (…) Maintenant, euh, je vais pas m’arrêter là parce que c’est, parce que la visiteuse est là, c’est une chose que je dois faire continuellement, euh, mais que bon là, il y a une échéance, donc la date de la visite où je me dis que vraiment il faut que je mette le turbo pour que tout ce à quoi j’ai réfléchi ce soit mis en place.
Peut-être que si elle était pas venue à cette date là, j’aurais pris encore plus de temps pour réfléchir, ou euh… ou autre, mais oui, effectivement, c’est une chose qu’il faut faire continuellement, se remettre en question, enfin je crois que c’est une des compétences, je sais plus laquelle… là, ça va être le même processus justement par rapport à l’inspection de lundi. C’est… essayer de vraiment appliquer toutes les choses auxquelles j’ai pensé, toutes les choses à modifier, essayer de garder les choses qui marchent le mieux, pour que ça se déroule de la manière la plus efficace possible.
Ces visites l’amènent à « garder les choses qui marchent le mieux », c’est-à-dire à ne pas innover.

Extrait de l’ACS du 03.03, UA 5

Je vais tricher un peu, enfin je vais changer les groupes qui vont aux toilettes, et je vais m’arranger pour que il y ait un groupe avant et après qui ait déjà, qui connaît la fin de l’histoire. Alors bon… j’espère qu’ils vont pas me… me foutre dans le caca, en disant mais non, on l’a pas vu la semaine dernière, ou… et est-ce que ça va pas mettre la puce à l’oreille à l’inspecteur en voyant que la moitié du groupe ne saura pas ce qu’il s’est passé.
Eve décide ainsi de « tricher un peu » en « assur[ant] », de préparer la visite autant que possible en amont afin de présenter des manières de faire déjà éprouvées par le passé et qui ont donné satisfaction. Elle s’ « arrange » par exemple pour que dans chaque groupe, des élèves connaissent la fin de l’histoire, s’entraîne pour pouvoir « réinvestir » un mode de déplacement en motricité. En préparant les visites, elle poursuit donc des motifs typiques d’étudiants : faire en sorte que la séance se déroule de la manière la plus efficace possible lors de l’inspection, faire en sorte de ne pas mettre la puce à l’oreille de l’inspecteur… Pour donner à voir ce qu’elle sait faire de mieux le jour de la visite, elle masque une partie de son activité et évite les innovations. En ce sens, les visites ont un caractère ambigu : elles l’incitent à mettre en œuvre une activité d’enseignante reconnue par elle, mais l’essentiel semble néanmoins d’obtenir un avis favorable de l’inspecteur afin d’être titularisée.

Repères temporels du scénario identitaire d’Eve

Le graphique d’Eve (Figure 9) présente les courbes « enseignant » et « étudiant » établies à partir des curseurs d’autopositionnement. Les événements importants de son année de formation apparaissent sur la partie haute du graphique : les visites en stage, la soutenance de l’écrit professionnel, mais aussi les temps d’auto-confrontation. Les éléments placés en dessous du graphe correspondent aux motifs et buts de l’activité d’Eve, retenus par elle et par le chercheur comme étant signifiants dans le façonnage de son IP. Précisément, il s’agit du « sens de l’activité » de l’ensemble des éléments repérés au cours des entretiens d’autoconfrontation et analysés dans la première section (1.1) ci-dessus.

Eve et le papier calque comme objet symbolique

La métaphore du papier calque rend compte du processus du façonnage de l’IP d’Eve. Conçue pour reproduire fidèlement et scrupuleusement l’existant, cette feuille de papier calque n’est pas sans rappeler l’attitude d’Eve en cette année de formation qui cherche en permanence à « se calquer » sur les manières de faire mises en place par la titulaire du stage filé et par celle du stage massé. La stagiaire les laisse initier les travaux et s’intègre à leurs manières de procéder. Précisément, elle observe chez les enseignantes expérimentées leurs manières de passer les consignes, leur maîtrise du groupe classe et des élèves individuellement, celle du temps, et l’ajustement des situations au niveau des élèves. Elle cherche également à combler son manque d’expérience en reprenant les avis et manières d’intervenir des ATSEM, personnes qui ont des connaissances précises des élèves, mais qui n’appartiennent pas au genre.
Eve superpose ces expériences en « picorant partout », puis effectue un tri. Elle garde les manières de faire qui lui conviennent le mieux et oublie les autres. Elle considère ainsi que « ce qu’on est ça vient pas de soi-même ça vient de tout ce qu’on a vu autour ».
L’image du papier calque peut être appliquée au moment des visites. Particulièrement, à l’occasion de la visite de l’inspecteur, l’enseignante stagiaire reproduit un enseignement qu’elle a déjà mis en place auparavant et qui lui a donné satisfaction. Elle ne conduit pas de nouveaux apprentissages le jour de la visite. Cette manière de procéder bride momentanément son innovation et la pousse à tricher pour obtenir la reconnaissance de son travail par l’inspecteur.

Le besoin de reconnaissance des élèves et des parents d’élèves

En début d’année, Tom interprète plusieurs signes comme étant des marques de reconnaissance lui permettant de se sentir enseignant. C’est le cas lorsqu’il prend possession des clés de l’école, ou lorsqu’il perçoit son premier salaire parce qu’« un étudiant c’est pas payé, donc si on est payé c’est qu’on n’est plus étudiant » (ACS du 15.12, UA 58), ou encore lorsqu’il est amené à prendre « la voix de l’école » lorsqu’il décroche le téléphone. Aussi se considère-t-il assez rapidement comme un professionnel, pleinement enseignant.

Extrait de l’ACS du 15.12 UA 53

On est un peu la… la voix de l’école, quand on décroche, donc faut quand même… on sait jamais, ça peut être l’inspecteur au bout du fil, quand même… oui, comme ça les gens savent où ils sont tout de suite, oui, ça me semble normal. Mais en même temps, ça me place bien en tant que prof, puisque voilà, c’est, vous êtes à l’école maternelle L., donc a priori vous avez un enseignant au bout du fil.
Tom a le souci de se faire reconnaître par autrui comme un enseignant. C’est le cas auprès des élèves, des parents d’élèves. Pour que les élèves le reconnaissent comme un enseignant, il se présente comme « maître Tom » et souhaite que les élèves l’appellent ainsi. Au-delà de lui permettre d’être vu par les élèves comme le maître, cette manière de se faire appeler sonne comme un rappel permanent de sa mission d’enseignant, différente à bien des égards de celle d’animateur qu’il a connue en centre aéré.

Extrait de l’ACS du 20.10, UA 15

J’ai toujours pensé qu’il fallait dire le mot maître d’abord. Parce que sinon, juste Tom, moi, pour moi, ça me faisait penser à l’animation parce que comme je travaille en centre aéré ils m’appellent juste Tom, et je me dis c’est pas le même métier, c’est pas les mêmes objectifs, c’est pas la même chose, ils sont là pour s’amuser, on est là pour les occuper, là, ils sont là pour apprendre.
En reprenant la manière de se faire appeler de la « maîtresse C. », la titulaire de la classe, Tom cherche à ne pas « troubler les enfants » (ACS du 20.10, UA 16). Il se sent d’ailleurs reconnu, « légitimé », lorsqu’une élève « est venue [le] voir, maître Tom, alors elle connaissait [son] nom » (ACS du 20.10, UA 15).
Tom souhaite que les parents le connaissent, parce que selon lui, le fait d’être connu doit lui permettre d’être respecté. Il en va de sa reconnaissance en tant qu’enseignant. Or dans l’école où il effectue son stage filé, de nombreux parents ne parlent pas français, ce qui « limite les échanges » avec eux. Il considère que « les relations avec les parents [sont] un moment délicat » et a « l’impression de pas maîtriser » les échanges avec les parents (ACS du 20.10, UA 25, jugement d’utilité à valence négative). N’ayant pu assister à la réunion avec les parents en début d’année, Tom se demande si ces derniers ne le perçoivent pas davantage comme un remplaçant que comme un enseignant de plein exercice (ACS du 20.10, UA 25).
Pour autant, il a l’impression d’être reconnu et respecté.

Extrait de l’ACS du 20.10, UA 25

J’ai l’impression d’un certain respect quand même des parents (…). Et l’après-midi c’est moi aussi qui ouvre la grille, et qui dis bonjour aux élèves l’après-midi, et alors je vois, y‘a un gamin c’était encore hier, qui me dit pas bonjour, alors je le rattrape, et au moment où je le rattrape la maman fait, « dis bonjour au maître ». Donc je suis quand même reconnu. Cependant des moments particuliers perturbent cette reconnaissance qu’il cherche à construire. C’est le cas lorsque les parents de ces élèves de maternelle viennent en classe en début de demi-journée amener leur enfant ou en fin de demi-journée le récupérer

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